L'amour, en ce monde, existe-t-il ? A-t-il seulement jamais existé ? Un sentiment authentique est-il encore possible ? The Honeymoon Killers est ce film d'une tristesse infinie, ce film unique non seulement parce qu'il est le seul long-métrage réalisé par le compositeur et chef d'orchestre Leonard Kastle, mais encore parce qu'il compose à partir du fait divers au principe de son récit une tragédie de l'amour fou avéré mais seulement à l'arrachée. L'amour fou, autrement dit l'amour intraitable, irrécupérable, dont l'exception est une asociabilité sans compromis et la mort un destin qui n'est fondé qu'à être assumé jusqu'au bout.
L'ingratitude
(la boîte noire de l'Amérique)
Mais l'amour ne saurait s'épanouir naturellement en s'imposant d'évidence comme une fleur pour les êtres ordinaires qui vivent dans la société de l'amour trahi par la facticité monnayable des sentiments simulés. C'est que l'amour, le fort, le vrai, celui qui emporte ses sujets en un endroit où l'on ne revient pas, est une conquête laborieuse de chaque instant et il faut y travailler à partir de la matière la plus ingrate et la plus grumeleuse qui soit, la moins susceptible de romantisme car la plus rétive à toute sublimation. C'est déjà la matière ingrate du fait divers lui-même, avec son couple dit des « tueurs des petites annonces » formés du séducteur professionnel Raymond Fernandez et de l'infirmière Martha Beck soupçonnés d'avoir assassiné une vingtaine de femmes entre 1947 et 1949 et condamnés pour trois meurtres dont celui d'une petite fille à l'occasion d'un procès qui défraya la chronique judiciaire jusqu'à leur exécution sur la chaise électrique le 8 mars 1951. Et c'est la matière sans apprêt de la forme elle-même, avec ses acteurs sans aura (Tony Lo Bianco qui deviendra un second couteau de série B et surtout Shirley Stoler dont c'est ici le premier rôle et le plus marquant avec celui de la gardienne du camp de concentration de Pasqualino de Lina Wertmüller en 1975) et sa photographie volontairement terne (Oliver Wood dont c'est le premier travail est devenu depuis un routier du cinéma de divertissement hollywoodien), avec son minimalisme fauché (produit par Warren Steibel pour la somme de 150.000 dollars, le scénario écrit par Leonard Kastle a d'abord été proposé au jeune Martin Scorsese avant que le scénariste ne reprenne la main sur la réalisation) et ses accents sardoniques (l'utilisation contrapuntique d'extraits de la musique de Gustav Mahler constitue pendant une bonne partie du film comme un commentaire ironique, trop grande pour des personnages si petits).
L'ingratitude semble être en effet ce à partir de quoi il faudra donc composer, qui est le mode expressif caractéristique de la banale tyrannie exercée par l'empire de la désublimation. Le règne de la mesquinerie éprouvée jusqu'en son fond de morbidité est celui du règne de la trahison banalisée de tout désir de sublimation, en raison de quoi le monde ne ressemble à rien d'autre au fond qu'à la version télévisuelle du « cauchemar climatisé » décrit par Henry Miller mais comme passé au tamis du noir et blanc qui n'est déjà plus celui du cinéma classique. Et la télévision d'apparaître alors comme la boîte noire de l'Amérique lui-même, où elle aurait disparu derrière sa petitesse recoupant la dimension domestique du moniteur à tube cathodique.
Le cimetière du contractualisme
Avant donc d'être une tragédie infiniment émouvante de l'amour fou, The Honeymoon Killers est d'abord et pendant un bon moment une farce grinçante, dominée par son infirmière acariâtre qui vit encore chez sa mère en compensant ses déceptions par la goinfrerie et par son bellâtre latino de pacotille dont les arnaques minables sont aussi déplorables que les victimes qu'il escroque en leur jetant aux yeux une poudre qui n'est que de perlimpinpin. On a parlé précédemment de minimalisme, et c'est dans ce registre que l'on reconnaîtra la première grande qualité esthétique d'un film qui, ayant su faire de nécessité vertu, écrase ainsi toute différence sensible entre l'époque de son récit et l'actualité de ses images. Comme si la société étasunienne n'avait finalement pas tant changé que cela depuis 1945, immobilisée sur les acquis d'un consumérisme dont l'extension marchande oblige à reconnaître dans n'importe quelle banlieue pavillonnaire, tantôt les couloirs gris de l'hôpital dans lequel travaille Martha comme infirmière-chef, tantôt les allées éclairées au néon d'un vaste centre commercial dont la carte recouperait celle du pays tout entier. Le rictus de victoire semble figé, c'est un artefact à l'exemple du postiche porté par Ray et il ne cesse d'être vérifié en tant que tel, dans tous les sens. Et les artifices du séducteur arnaqueur d'être constamment complétés par les mensonges des unes (c'est Martha qui monte avec une amie le récit téléphonique de son suicide afin de convaincre Ray de revenir auprès d'elle), par les petites combines des autres (c'est une victime qui a besoin de se marier pour donner sur le papier un père à l'enfant qu'elle attend et convaincre ses parents de l'héritage qu'elle convoite), jusqu'à l'apparition symptomatique d'icônes kitsch (c'est une autre victime de confession catholique dont la bigoterie se soutient de croûtes représentant en série la face du Christ).
Ce n'est pas tant au fond que le faux est un mal triomphant, c'est plutôt qu'il est la marque diversifiée de l'inauthentique qui substitue à la vérité des sentiments réciproques les montages fallacieux d'un contractualisme dont l'idéologie reposant sur le fameux principe synallagmatique ne cesse d'être révélée dans ses torsions asymétriques comme une arnaque miteuse. Comme ce piège mortel dont les prédateurs disposent afin de capturer leurs proies. Le contractualisme est un cimetière rempli d'arnaqués.
Donc, oui, The Honeymoon Killers donne matière à rire d'un rire souvent sardonique, mais l'humour vire cependant au noir très rapidement au point de neutraliser la pente sarcastique ou la détourner pour des contrées plus sauvages et moins faciles d'accès. La distance moqueuse s'évanouit progressivement en effet dès lors que le croûte de l'inauthentique craque pour exposer un noyau noir qui est d'horreur. Le film de Leonard Kastle est un vrai film d'horreur, qui précède à peine Night of the Living Dead – La Nuit des morts-vivants (1968) de George A. Romero avec lequel il partage bon nombre de points communs, notamment le portrait d'une Amérique livide, spectrale et désertifiée, sorte de zone grise peuplée de monstres ordinaires et de zombies qui les cannibalisent, comme livrée à la pulsion de mort d'une autophagie générale qui sera autrement exposée, plus crument encore, avec The Texas Chainsaw Massacre – Massacre à la tronçonneuse (1974) de Tobe Hooper. Les marges du cinéma indépendant et de la série B. sont ainsi des friches si fertiles alors qu'elles prennent à revers les surenchères d'une industrie hollywoodienne alors fragilisée en s'inscrivant franchement dans une manière de contemporanéité radicale avec l'esthétique de la télévision (et c'est là une bien belle revanche puisque la télévision est précisément au principe de la crise économique sévère alors rencontrée par les vieux studios). C'est d'ailleurs à ce titre que l'on pourra alors affirmer que les films de George Romero et Leonard Kastle auront su retenir la leçon déterminante de Psycho – Psychose (1960) d'Alfred Hitchcock que son auteur a justement tourné en noir et blanc avec l'économie réduite de ses anthologies criminelles alors produites pour la télévision, mais aussi de quelques autres exemples qui semblent avoir compris la situation de crise affectant le régime de la représentation cinématographique (Carnival of Souls – Le Carnaval des âmes de Herk Harvey en 1962 et Shock Corridor de Samuel Fuller en 1963), ou même l'avoir anticipée (Gun Crazy – Le Démon des armes de Joseph H. Lewis en 1949).
Farce macabre de l'amour faux,
horreur sacrée de l'amour vrai
(une lettre arrive à destination)
Il faut donc aller au terme du sens d'une économie déflationniste, à la fois pour toucher au nerf de l'autophagie innervant la société consumériste qui vend de la religion et de l'amour comme de la lessive lavant plus blanc, mais aussi pour faire apparaître l'irréductible folie d'un amour qui, pour être follement vrai, aura dû excéder le stade du symptôme en assumant follement toute la monstruosité environnante. La farce grinçante s'assume de devenir macabre. C'est pourquoi même les montages hitchcockiens de l'expressionnisme et du gothique paraissent encore ici de trop esthétiquement. La banlieue pavillonnaire étasunienne n'en a clairement plus besoin quand elle s'expose dans la guise de cette zone blafarde où, dans la confusion du centre commercial et de l'asile psychiatrique, les vivants et les morts sont devenus aussi indiscernables que les gens ordinaires et les monstres. Dans cette zone grise, la scène du petit théâtre de l'amour institué en petites annonces, contrat de mariage et finances échangées se double en conséquence de son autre scène, cette scène plus obscure et littéralement obscène qui se déploie dans la chambre d'amis ou dans la cave, espaces parallèles où la sœur du mari est la compagne du criminel qui s'excite avec lui d'un secret dont la préservation entraînera la mort de celles qui veulent le trahir. C'est le moment de préciser que Martha est à l'initiative de la série meurtrière (Leonard Kastle a retenu dans son scénario les seuls meurtres pour lesquels le couple du fait divers aura été condamné) et qu'elle est encore décisionnaire de son interruption. Martha, la fausse sœur qui materne son compagnon, offre ainsi son excès de chair en complément aux manques de son complice dont la virilité est contrariée ne serait-ce que par l'existence symptomatique du postiche que lui offrira en manière de conscience intuitive l'une de ses conquêtes. Cet excès au principe de tant de frustrations sexuelles finira par dégorger en éclaboussures de sang sur le visage grimaçant des femmes officielles dont Martha est le double obscur, la puissance occulte de négation ou la part maudite, dans les coups de marteau qu'elle donnera sur la tête de la première victime en poussant Ray à finir le travail par l'étranglement, quand l'assassinat hors-champ de la petite fille par noyade dans la cave se doublera d'une balle tirée par Ray dans la tête de sa pauvre mère. L'autre leçon hitchcockienne retenue, celle-là tirée du Torn Curtain – Le Rideau déchiré (1966) avec son meurtre si laborieux, accentue ainsi l'horreur des meurtres qui surgissent comme des imbroglios ou des bafouillages, des moments d'hésitation où la mort survient en se parant du masque du grotesque, comme étant toujours déjà sa propre parodie à laquelle n'échapperaient même pas les accents marmoréens de la musique de Mahler.
Et pourtant, la fin de The Honeymoon Killers est sublime : comment la chose est-elle possible ? C'est qu'après la farce macabre de l'amour faux se révèle l'horreur sacrée de l'amour fou, follement vrai. On l'a dit, Martha est au principe de la série meurtrière comme de sa fin, c'est elle qui fait de chaque mort le site de la haine des autres femmes en laquelle se mêle sa haine de soi propre, jusqu'à la mort de l'enfant qui sanctionne cependant l'impossibilité de continuer. C'est elle enfin qui appelle la police. A la fin du film, Martha reçoit dans la prison où elle est incarcérée une lettre de son amant. Elle s'en fait alors intérieurement lecture et c'est la voix de Ray qui emplit toute la salle tandis que sur l'écran s'y inscrit le sort funeste qui les attend. Cette lettre qui dit l'amour de l'homme condamné pour la femme condamnée qui en sait intimement la réciprocité est si belle d'être, après tant de courriers fallacieux, la seule dont on soit sûr qu'elle est authentique. Cette lettre d'amour n'advient qu'au terme d'un parcours où sa nécessité aura pris forme depuis la vacuité morbide d'un quotidien frelaté. Cette lettre d'amour arrive à destination parce qu'elle dit en différé le vrai du rapport de son destinateur à sa destinataire. Parce qu'elle expose la vérité d'un amour dont les conditions, organisées par Martha, auront terriblement exigé le non-retour des arnaques meurtrières conduisant aux condamnations à mort. Cette lettre d'amour arrivant à destination témoigne alors de l'impossibilité du mensonge dont la mort constitue l'ultime garantie, elle exprime depuis la mort de la proximité amoureuse son immortelle vérité qui est celle de sa perte. Alors, et alors seulement, la musique de Gustav Mahler retrouve sa propre authenticité. Alors et alors seulement les citations des symphonies n°5, 6 et 9 renouent avec les vertiges d'un monde insensé dont l'expression appartient désormais, pleinement et sans arrière-pensée, aux sujets du faits divers sordide qui, dans le cinéma le moins apprêté qui soit, apparaissent aussi comme les sujets, aussi improbables qu'irrécupérables, de l'amour fou – fou d'être intraitable, sauvage, irrecevable. Fou de se consumer dans une perte essentielle, dans un vide qui précipite dans la mort en sauvant aussi du néant des existences inauthentiques.
Amour fou ? La mort donnée aux autres est ce don inacceptable et absolu des amoureux qui se sont mortellement arrachés à la vie : « Que le don absolu d’un être à un autre, qui ne peut exister sans réciprocité, soit aux yeux de tous la seule passerelle naturelle et surnaturelle jetée sur la vie » (André Breton, L'Amour fou, 1937, éd. Gallimard, 1976, p. 120). Et l'accomplissement de cet amour ne se tient en effet que depuis une séparation effective, dans un vide qui se distingue de tout néant : « (...) l’accomplissement de tout amour véritable (...) serait de se réaliser sur le mode de la perte, c’est-à-dire de se réaliser en perdant non pas ce qui vous a appartenu mais ce qu’on n’a jamais eu, car le “je” et “l’autre” ne vivent pas dans le même temps, ne sont jamais ensemble (en synchronie), ne sauraient être contemporains, mais séparés (même unis) par un “pas encore” qui va de pair avec un “déjà plus”. » (Maurice Blanchot, La Communauté inavouable, éd. Minuit, 1983, p. 71). Un vide qui se distingue de tout néant et qui, à la fin, laisse pantelant.
11 juillet 2018