Double Indemnity – Assurance sur la mort (1944) de Billy Wilder

Les démons

« De même que le détective découvre le secret enseveli parmi les hommes, de même le roman policier décèle dans la sphère esthétique le secret de la société déréalisée et de ses marionnettes dépourvues de substance. Sa composition transforme la vie incapable de se saisir elle-même en une copie interprétable de la réalité authentique. » (Siegfried Kracauer, Le Roman policier, éd. Payot & Rivages, 2001 [1971 pour l’édition originale], p. 53)

 

 

 

 

 

Emprise de l’intuition, empire du démon

 

(le « petit bonhomme »)

 

 

 

 

 

Voilà comment Barton Keyes (Edward G. Robinson) l’explique à son cadet mais néanmoins ami, le démarcheur Walter Neff (Fred MacMurray). Les assurances contractées, en particulier les assurances-décès (les « assurances sur la mort » pour lesquelles l’indemnité se voit dès lors multipliée par deux), sont justement prétextes à d’innombrables fraudes dont les diverses motivations auront été analysées par quantités d’enquêtes sociologiques. Et il suffit que le moindre soupçon, le plus petit qui soit vienne à s’immiscer comme un ver dans la tête de qui est comme lui payé par son employeur à traquer les fraudeurs afin d’en révéler la supercherie pour qu’il en perde le sommeil ainsi que l’appétit. C’est ainsi que l’explique Barton Keyes, c’est ainsi, dit-il, que son « petit bonhomme » se réveille alors pour ne plus lâcher son esprit et le harceler jusqu’à la conclusion positive de l’enquête. Qui, la plupart du temps, devra rétrospectivement donner raison au professionnel de l’intuition, l’homme qui sent avant de savoir, qui sent la présence encore indéfinie d’un montage frauduleux avant d’en démonter rationnellement la mécanique d’horlogerie. Il n’y a donc rien à faire, seulement à obéir aux exigences du « petit bonhomme », ce génie impérieux qui ne désire rien moins que l’établissement éclairant de la vérité pourfendant l’obscur forfait commis. L’emprise obsessionnelle de l’intuition nouée au plus profond d’un corps, à l’endroit même où le modelage social et technique des dispositions se fait et se dit habitus, se voit ainsi identifiée par celui qui en est le sujet habité à l’empire d’un démon intérieur.

 

 

 

Le savoir est une passion dont le démon prend la forme de l’intuition. L’intuition est un terme de psychologie – ce qui étymologiquement jaillit du dedans vers l’extérieur – pour désigner ce que l’on qualifiait autrefois justement de démon. Notamment depuis que Socrate avait ainsi qualifié son daïmon, autrement dit ce double intermédiaire entre le monde des mortels (ou du sensible) et celui des immortels (ou de l’intelligible), ce génie tutélaire qui préside de la naissance jusqu’à la mort aux décisions caractérisant les nœuds et les carrefours de l’existence. « C'est grâce à cette sorte d'être comme l’explique Socrate dans Le Banquet de Platon en rapportant l’enseignement de Diotime qu'ont pu venir au jour la Divination dans son ensemble, la science des prêtres touchant les choses qui ont rapport aux sacrifices, aux initiations, aux incantations, à la prédiction en général et à la magie. »

 

 

 

Le côté teigneux du jeu combiné au physique quasi-gnomique du génial Edward G. Robinson est alors plus qu’approprié ici pour donner consistance imaginaire au « petit bonhomme », ce génie ambivalent animant en son for intérieur son personnage d’enquêteur, dont les théories vont le savoir tourmenter et même consumer de l’intérieur son meilleur ami. Ce noyau démonique de l’intuition est une passion qui alimente une boucle obsessionnelle comme on en trouvera bien d’autres dans le cinéma de Billy Wilder, du démon de l’alcool dans The Lost Weekend – Le Poison (1945) à celui de la drogue avec The Private Life of Sherlock Holmes – La Vie privée de Sherlock Holmes (1970) en passant par la soif du scoop journalistique de The Big Carnival – Le Gouffre aux chimères (1951) et The Front Page – Spéciale Première (1974) et la gloire des projecteurs de cinéma pour les stars vieillissantes de Sunset Boulevard – Le Boulevard du crépuscule (1950) et Fedora (1978). Il s’agit encore du « démon de midi » à l’œuvre dans l‘inaugural Menschen am Sonntag – Les Hommes le dimanche (1929) avec Robert Siodmak, mais plus tard aussi Sabrina (1954), The Seven Year Itch – Sept ans de réflexion (1955) et Love in the Afternoon – Ariane (1957). Et, concernant ce dernier démon, on ne devra pas oublier de rappeler que Billy Wilder fut aussi le scénariste d’Ernst Lubitsch, notamment sur Ninotchka (1939), qu’il considérait comme son « seul Dieu ». On voit comment en particulier la passion de savoir (l’enquêteur des assurances précède ici les figures du journaliste carnassier et du détective privé de roman) est liée à l’obsession démonique, comment plus généralement la passion est caractérisée comme un démon au principe d’une intoxication, d’une addiction qui peut engager aussi une folie sans retour. Ce sont encore toutes les magouilles, de Mauvaise graine (1934), le premier long-métrage du cinéaste tourné lors de son passage français, à The Fortune Cookie – La Grande combine (1966) en passant par le marché noir parmi les ruines berlinoises de A Foreign Affair – La Scandaleuse de Berlin (1946) qui précède de deux années Berlin Express (1948) de Jacques Tourneur. Et puis ce sont aussi tous les déguisements intéressés, de Witness for the Prosecution – Témoin à charge (1957) à Some Like it Hot – Certains l’aiment chaud (1959) en passant par The Major and the Minor – Uniformes et jupons courts (1942) et One, Two, Three – Un, deux, trois (1961), autrement dit tous les nouages de la pulsion et de l’intelligence ou du conatus et de la stratégie dont la diversité formelle et circonstanciée exprime chez Billy Wilder la grande variété des dispositions mentales, sociales et comportementales offertes aux titillons démoniques, mais que le recours systématique par la critique de cinéma au terme réflexe de cynisme aura peut-être trop souvent recouverte d’un voile moral et amalgamant.

 

 

 

 

 

Puissances démoniques du récit

 

 

 

 

 

L’anecdote du « petit bonhomme » de Barton Keyes fait alors sourire Walter Neff. Mais la voix-off en marque aussi l’étranglement, a posteriori. C’est que ce sourire à l’image mais barré au son affecte le visage d’une figure écartelée et de ce fait absolument tragique, dont la tragédie toute en rétention résulte aussi du beau jeu minimaliste de son interprète (l’un des acteurs hollywoodiens préférés de Jean-Pierre Melville, justement en raison de son sens, rare et précieux, de l’understatement). Car ce sourire est toujours déjà borné et encadré – mieux ou pire, ce sourire est toujours déjà bridé, de fait encerclé, entortillé dans le circuit temporel d’une narration subjective livrée à rebours, qui indexe depuis le début tout le passé des événements ayant eu lieu mais qu’il reste encore à raconter sur leur imparable conclusion : blessé par balle, confiant son récit au dictaphone de son bureau tandis qu’il se vide progressivement de son sang, Walter Neff n’échappera pas à son destin consistant à être le sujet le plus mal barré qui soit parce que le plus clivé, à la fois complice actif et victime passive d’une escroquerie ayant entraîné une série de cadavres dont le dernier de la liste sera le sien. D’une boucle l’autre : le récit est un piège circulaire auquel on n’échappe pas plus qu’au démon qui, à force de tourner autour de son objet et d’en retourner tous les aspects, en perce les fondations secrètes – le récit est aussi démonique. Le courtier en assurances qui en compagnie de sa maîtresse, Phyllis Dietrichson (Barbara Stanwyck), monte la mise en scène de la mort accidentelle de son mari afin d’empocher ensemble la double indemnité en assurance de son décès, comme la souris courant à l’intérieur de sa cage en forme de roue, ne peut que tourner en rond dans la boucle d’un récit rétrospectif qui ne peut le destiner nulle part sinon dans la bouche finale du couloir de la mort (Billy Wilder tourna la séquence mais ne se résolut à l’intégrer dans le montage final). Et ce cercle infernal ne l’aura été aussi qu’en raison de l’intuition démonique de son ami qui sans le savoir en précipite l’intenable culpabilité. L’homme qui voudrait s’extraire d’un premier piège conçu en toute connaissance de cause (l’assassinat maquillé en accident du mari de Phyllis) finissant par tomber dans un autre tardivement révélé (Phyllis n’en est pas à son coup d’essai et à l’aide d’un autre amant plus jeune elle aurait manipulé Walter). L’un comme l’autre des deux pièges s’inscrivant à force d’emboîtements dans le même cercle général d’une pulsion de mort fatale (la mort – par étranglement pour le mari, par balle pour la maîtresse, dans la chambre à gaz promise à la fin pour l’amant).

 

 

 

Il demeure terrible d’identifier ainsi le déroulement d’un récit avec la situation d’un homme se vidant de son sang : le récit est un démon, la narration une vampirisation.

 

 

 

Que l’architecture des bureaux de la compagnie d’assurances où travaillent Walter Neff et Barton Keyes ait par ailleurs été directement démarquée de celle des studios de la Paramount, et la causticité du malicieux Billy Wilder pointe alors que le lieu de révélation du crime est non seulement celui qui l’aura vu germé (les arnaques aux assurances viennent aussi dans l’esprit de ceux qui en savent long à leur sujet). Mais qu’il est aussi une affaire de cinéma (l’adaptation de Three of a Kind de James Cain a été confiée à un autre auteur de romans policiers, Raymond Chandler, qui vécut son initiation hollywoodienne comme un calvaire) et, à la limite du code de censure de l’époque (ouvertement moqué avec Kiss Me Stupid – Embrasse-moi, idiot en 1964), de reprise à rebrousse-poil de certains de ses lieux communs (des deux vedettes habituellement abonnées à des rôles moins tordus et donc susceptibles de troublantes identifications, jusqu’au suspense conventionnel du film noir contrarié cependant par les effets de savoir d’un dispositif narratif reposant exceptionnellement pour l’époque sur le principe du flash-back, tout récemment imposé avec fracas par Citizen Kane d’Orson Welles en 1941). En attendant par ailleurs l’immense salle de The Apartment – La Garçonnière (1960) inspirée d’une fameuse séquence de The Crowd – La Foule (1928) de King Vidor (The Trial – Le Procès d’Orson Welles en 1962 en marquera également l’influence), qui contient les bureaux des employés d’une autre compagnie d’assurances où officie comme supérieur du personnage de Jack Lemmon un certain Jeff D. Sheldrake interprété par... Fred MacMurray.

 

 

 

 

 

Des démons partout –

 

dans le champ, hors-champ

 

 

 

 

 

Mais revenons à nos démons. Car il y en a plus d’un en effet dans le bien nommé Double Indemnity : il y a bien le « petit bonhomme » figurant métaphoriquement l’intuition du coriace Barton Keyes, qui ne peut à la fin cacher son dépit en découvrant que son ami lui a menti et pour lequel il n’aurait plus d’autre désir, aussi impérieux que le « petit bonhomme » lui intimant secrètement l’idée de se venger, que de lui faire tenir encore à la vie mais seulement afin de le destiner dans le couloir de la mort ; il y a pour sûr Phyllis, la belle blonde californienne pour laquelle Walter Neff va sacrifier son âme et son amitié avec Barton Keyes en montant depuis un savoir professionnel qui leur est commun une arnaque meurtrière aux assurances, jusqu’à soupçonner aux limites de la paranoïa que son machiavélisme est coiffé par les manipulations d’une maîtresse plus machiavélique encore et dont il serait au fond l’une des victimes ; et il y aurait enfin Walter Neff lui-même, qui trompe son monde tout en étant trompé, qui trompe la vigilance de l’ami tout en se trompant sur l’amour de Phyllis, qui tue (le mari) et tue encore (sa maîtresse) jusqu’à ce que sa vie soit sauvée par l’ami trahi qui n’a pour lui plus qu’une dernière volonté vengeresse, celle de l’envoyer à la mort. Et l’homme de la ratio, de la raison instrumentale caractéristique du roman policier analysé par Siegfried Kracauer de se faire alors le passeur en personne de l’impersonnelle pulsion de mort. Les puissances démoniques de Double Indemnity ne se suffisent donc pas à indiquer seulement qu’il y a pour tout le monde doublure généralisée, les uns doublant cyniquement les autres comme s’il s’agissait d’une course de vitesse précipitant tous les cyniques vers la mort : elles se distribuent aussi et surtout de part et d’autre du champ et du hors-champ, en reliant et ajointant par effets de dédoublement et d’écho les trois principaux protagonistes. C’est déjà cette silhouette servant de métonymie générique, où l’image de l’homme en béquilles s’avançant vers la caméra coagule autant la victime que le bourreau qui prendra sa place afin d’imposer le récit d’une mort accidentelle. Les balancements du corps induits par le boitement avérant un défaut, un vice de forme, une imperfection, une rectitude impossible. C’est aussi le plan extrêmement audacieux du visage de Phyllis au volant de sa voiture arrêtée, qui regarde devant elle avec un légère crispation obscène de jouissance reliant électriquement ses yeux et sa bouche, tandis qu’à côté d’elle sur sa gauche, autrement dit à l’extérieur du cadre, Walter Neff étrangle son mari. La mort a lieu hors-champ et Walter en est l’incarnation, l’actif démon. Dans le champ, le regard de la complice est quant à lui d’une dureté aveugle : en effet Phyllis ne regarde rien sinon cette jouissance dont le fond se trouve en elle comme devant elle – devant elle, c’est-à-dire au fond de la salle de cinéma, parmi les spectateurs où rôde aussi la pulsion de mort s’ils reconnaissent sur le visage de la criminelle par complicité les signes de leur propre jouissance aveugle.

 

 

 

Plus tard, s’impose le moment où Barton veut discuter avec Walter en le retrouvant un soir chez lui, puis sort alors que Phyllis se trouve juste derrière la porte : cette fois-ci, le hors-champ s’invite en se logeant directement à l’intérieur du plan. Mais c’est pour mieux diviser l’unité même de la scène filmée en plan large – avec la scène de l’amitié située devant et, derrière, la scène antagonique, part d’ombre secrète et maudite de l’amitié trahie par l’amour adultère conjuguée au crime. Le démon nomme certes le « petit bonhomme » propre à Barton Keyes et métaphorisant son intuition titillée, il vaut donc également pour Walter Neff dont le dos devient ici le siège d’un autre démon à l’œuvre, celui d’une culpabilité identifiée dans le partage de la complicité en la personne de Phyllis Dietrichson, à la fois son alter-ego et son body double comme lui-même l’aura bel et bien été pour elle au moment de la réalisation du meurtre de son mari. Triangulation dédoublée pour être redoublée : entre Phyllis et Walter, il y a en effet le mari assassiné d’un côté, Barton de l’autre côté. Quant au meurtre de Phyllis, il prendra même en la circonstance une dimension de dinguerie pure dès lors que celle-ci blesse son amant sans vouloir cependant l’achever, en considérant en effet que pour la première fois de sa vie elle ressent enfin un sentiment authentique capable de percer le mur de sa sociopathie – ce que n’entendra pas Walter qui, sans scrupule, la descend, peut-être au fond plus psychopathe qu’elle ne l’aurait jamais été.

 

 

 

La pulsion de mort est si grande, et ses passeurs démoniques si nombreux dans Double Indemnity qu’elle affecte et corrompt les promesses de bonheur caractérisant la riche société étasunienne : comme plus tard dans Leave Her to Heaven – Péché mortel (1947) de John Stahl, les lunettes de soleil imposent une nuit en plein jour révélé ainsi comme le faux jour typique de l’American Way of Life, les rendez-vous secrets éclairés par l’opérateur John F. Seitz avec la lumière crue des actualités à l’épicier du coin parachèvent d’empoisonner le modèle économique consumériste ou bien d’en révéler le pouvoir fort de déréalisation, d’inauthenticité et de toxicité. Quant à l’allumette ultimement offerte par Barton à Walter agonisant au milieu des rouleaux portant traces de son récit et baignant dans son sang, loin d’accomplir le noyau de réciprocité de toute amitié puisque le second ne cessait jusqu’à présent de faire de même au premier amateur de cigares, son feu transmis n’allume rien d’autre sinon la promesse infernale et vengeresse d’un gaz mortel. « I Love You Too » : telle est la dernière déclaration d’amour d’un homme pour celui qu’il aura trahi, et il sait que l’ami trahi lui rend terriblement la pareille en le sauvant mais seulement pour ne pas lui permettre d’échapper à la sanction de la peine de mort.

 

 

 

On comprend qu’Alfred Hitchcock ait avec Double Indemnity reconnu d’emblée le génie de Billy Wilder, on comprend également que Woody Allen y voit son film préféré, on reconnaît par ailleurs l’immense influence de ce film s’exerçant sur certains polars de Joel et Ethan Coen (en particulier The Barber – L’Homme qui n’était pas là en 2001), on songe encore au pastiche de ce chef-d’œuvre niché dans les développements tardifs de la deuxième saison de Twin Peaks de Mark Frost et David Lynch, on n’aura pas plus oublié l’hommage s’imposant en ouverture programmatique de Femme fatale (2002) de Brian De Palma. Quelques mois après Double Indemnity, Billy Wilder tournait pour l’U.S. Army Signal Corps un court-métrage intitulé Death Mills (1945), unique documentaire du cinéaste et document exceptionnel portant sur le système concentrationnaire et génocidaire mis en place par les nazis et la complicité criminelle des riverains des camps d’extermination. D’autres puissances démoniques, d’autres avatars du « petit bonhomme » se seront ainsi faits les serviles relais d’une pulsion de mort dont l’artiste issu d’une famille juive autrichienne sait y avoir échappé personnellement pour ne pas y avoir échappé génériquement. Comme nous tous.

 

 

26 février 2018


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