Eraserhead, autoportrait

L'Autoportrait au miroir (1908) de Léon Spilliaert : son surgissement est authentiquement un événement - et si c'est bien le seul c'est déjà ça - dans Le Dos rouge (2014) d'Antoine Barraud. Après maints essayages pour un projet de film spectral portant sur le monstrueux, Bertrand s'arrête enfin de snobiner, flottant dans la zone d'une exégèse souvent malicieuse mais désormais décisivement interrompue : la toile est plus forte que lui, le renvoyant dans les cordes d'un film fantôme hanté par sa propre monstruosité - son impossibilité. C'est qu'il reconnaît la sienne en tant que réalisateur comme le réalisateur du Dos rouge, en posant en miroir cette reconnaissance, reconnaît dans son interprète (le cinéaste Bertrand Bonello) la veine d'un monstrueux qu'il cherchait alors à traquer dans les plis rêvés du voluptueux Yves Saint Laurent, film à demi réussi mais cependant moins boiteux ou monstrueux que vampirisé par l'inconsistance d'une fantasmagorie connotée. La toile de Léon Spilliaert, si elle miroite dans le dispositif du Dos rouge de manière à la fois rétrospective et fractale, à plusieurs niveaux (le réalisateur s'y reconnaît en y reconnaissant autant son personnage que son interprète et autant ce dernier que le couturier dont il était alors en train de tirer le portrait sous la forme d'un autoportrait maquillé), aurait par court-circuit une autre valeur, insoupçonnée.

 

 

Avec son nez quasiment résumé à deux petits trous noirs, sa bouche entrouverte sur un râle dont on se demande encore s'il aspire ou expire le néant, son visage gris émacié progressivement rongé par le clair-obscur et son œil de baleine (on pense alors à celui du cétacé de carton des Harmonies Werckmeister de Béla Tàrr en 2000) baissé à mi-paupière et encastré dans le losange d'une cavité osseuse, le peintre belge s'auto-portraiturant rappelle incroyablement le bébé monstrueux de Eraserhead (1977) de David Lynch. La ressemblance hurle, ainsi que l'aurait dit Georges Bataille. On se souvient précisément que dans ce (premier) long-métrage, le héros envisageant-dévisageant son enfant avec l'œil du psychotique qui s'ignore cauchemardait que la tête du nouveau-né se substituait à la sienne lors d'une séquence onirique où la mort symbolique du père supplanté par son fils induisait le principe angoissant d'une castration phallique que son meurtre ne saurait exorciser. Complexe œdipien déliré du point de vue de Laïos. Cet homme qui refuse d'admettre qu'il est un père avait alors été imaginé par cet autre homme peut-être profondément ébranlé par la découverte de l'infirmité de sa première fille prénommée Jennifer et née en 1968, victime d'un pied-bot. Mais l'Autoportrait au miroir viendrait alors complexifier la donne d'une culpabilité paternelle en regard d'un handicap filial stigmatisant : le bébé monstrueux ne serait autre que David Lynch lui-même, comme pris dans - sinon happé par - le regard vitreux que lui aurait renvoyé son nourrisson.

 

 

S'accouchant de lui-même à l'occasion de son premier long-métrage, comme Fred Madison accouche de Pete Dayton dans Lost Highway (1996), David Lynch aura probablement vu le monstre qu'il était lui-même dans les yeux de l'enfant qu'il aura perçu à l'aune du monstrueux. Le monstrueux est là, c'est dans le regard qu'il gît, comme la tache aveugle d'une paternité effarée.

 

 

10 mai 2015


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