« The Child is the father for the Man »
(William Wordsworth, My Heart Leaps Up – The Rainbow, 1802)
« Child, the Child, Father for the Man »
(Brian Wilson et Van Dyke Parks, Child is Father for the Man, 1967)
Charles Tesson a raconté les circonstances au principe de la rencontre entre Satyajit Ray et Jean Renoir un jour de février 1949, le premier étant alors un jeune homme de 27 ans officiant en tant que directeur artistique d’une agence de publicité mais occupant également les fonctions de responsable d’un ciné-club le Calcutta Film Society, le second âgé pour sa part de 54 ans et en train de se préoccuper des préparatifs de son prochain long-métrage qu’il tournera en Inde et qui s’intitulera Le Fleuve. « Quand Ray rencontre Renoir, il a déjà envie de faire du cinéma et songe à porter à l’écran le roman Pather Panchali dont il a illustré une édition pour enfants. Il en parle à Renoir qui le met en confiance. En Inde, pour faire un film, trois conditions sont alors indispensables : d’abord passer par l’assistanat, puis tourner en studio et prendre des stars. Sur le premier point, Renoir minimise l’importance de la technique, soulignant qu’en Amérique ils négligent trop l’aspect humain. Pour le second, le souvenir de The Southerner (L’Homme du sud), en écho aux films de Ford, suffit à le convaincre de la nécessité de tourner en extérieurs. De même, les photos d’Henri-Cartier Bresson, que Ray Admire, le mettent sur la même voie, celle de la lumière naturelle. Quant au troisième point, outre Renoir et les séances d’essais du Fleuve, ce sera la vision du Voleur de bicyclette, en avril 1950 à Londres, qui l’incitera à tourner son premier film avec des acteurs non-professionnels. C’est ainsi que Pather Panchali inaugurera, non sans mal – commencé en octobre 1952, achevé en avril 1955 – une autre manière de faire du cinéma en Inde. » (« Great Eastern Hotel, Calcutta » in Cahiers du cinéma, numéro hors-série : « 100 journées qui ont fait le cinéma », janvier 1995, p. 67).
La suite de l’histoire est connue, elle appartient à un film qui participa à changer le cours de l’histoire du cinéma indien – mais pas seulement (et pas tout seul, les premiers longs-métrages d'autres réalisateurs bengalis importants ayant été respectivement réalisés en 1952 s'agissant de Bedani de Ritwik Ghatak et 1956 concernant Raat Bhore – L'Aurore de Mrinal Sen). Tourné en extérieurs et lumière naturels avec des amis, financé à partir de fonds personnels complétés in extremis par une aide du gouvernement du Bengale-Occidental accordé au fils de Sukumar Ray, éminent poète bengali, et au petit-fils de Upendrakishore Raychowdhury, homme de sciences et de lettres qui fut l’un des leaders respectés de Brahmo Samaj (un mouvement religieux théiste soucieux de réformes sociales favorables à l’abolition du système des castes et l’émancipation des femmes), soutenu par un amateurisme persévérant et assumé qui permit de transcender la précarité de l’entreprise, Pather Panchali – La Complainte du sentier adapté du roman éponyme de Bibhutibhushan Bandopadhyay fut un succès à la fois national et international, récompensé par une douzaine de prix dont celui dit du « Document Humain » reçu après sa projection au Festival de Cannes en 1956.
Le film sortira en France en mars 1960 et, dans l’intervalle, Satyajit Ray aura déjà réalisé rien moins que six autres films, deux longs-métrages complétant Pather Panchali afin de composer la fameuse « trilogie d’Apu » (Aparajito – L’Invaincu en 1956 qui reçut le Lion d’or à la Mostra de Venise et Apu Sansar – Le Monde d’Apu en 1959), un conte philosophique et fantastique intitulé La Pierre philosophale (1958) sélectionné en compétition officielle du Festival de Cannes, Le Salon de musique (1959) qui constitue l’un des chefs-d’œuvre du cinéaste, La Déesse (1960), ainsi qu’un moyen-métrage documentaire consacré à Rabindranath Tagore et achevé en 1961 à l’occasion de la célébration du centenaire de la naissance de celui qui reçut le Prix Nobel de littérature en 1913 (l’influence décisive du fondateur en 1901 de l’université Visva-Bharati à Santiniketan où Satyajit Ray fit d’ailleurs ses études supérieures aura notamment déterminé la réalisation de 3 filles en 1961, Charulata en 1964 ainsi que La Maison et le monde en 1984, adaptés de récits de l’écrivain).
Œuvre immense comptant 37 films tournés sans discontinuer malgré une crise cardiaque en 1983 jusqu’à l’ultime Le Visiteur (1991), riche d’une palette cinématographique allant jusqu’à inclure la fantasy (avec la réalisation des Aventures de Goopy et Bagha en 1969, le plus grand succès commercial du cinéaste inspiré par un conte de son grand-père et complété par une suite en 1980 intitulée Le Royaume de diamants) et la science-fiction (son scénario non tourné The Alien écrit en 1967 aura probablement inspiré E.T. - The Extra-Territorial de Steven Spielberg en 1982), elle aura été déployée par un homme suffisamment conscient des particularismes dont il était cousu pour atteindre à partir d’eux à l’universel. Un artiste libre et souverain dont l’influence fut déterminante sur un Abbas Kiarostami par exemple, et qui aura tout à la fois été réalisateur et scénariste, producteur et dessinateur, musicien et compositeur, mais aussi l’auteur de romans et de nouvelles qu’il aura lui-même illustrés (il est par exemple le créateur de deux personnages parmi les plus célèbres de la littérature bengalie, le détective Feluda et le professeur Shonku) comme de poèmes et de critiques de cinéma, mais encore traducteur (de Jabberwocky de Lewis Carroll) et même aussi l’inventeur de deux polices de caractères (Ray Roman et Ray Bizarre). Comme l'écrivit génialement Serge Daney, « (...) dans son pays où les films se font à la chaîne (...) et où le rêve est impitoyablement usiné, il est le premier à être sorti de l'usine. » (in Ciné journal. Volume I / 1981-1982, éd. Cahiers du cinéma-coll. « Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma », 1998 [1986 pour la première édition], p. 117).
Cette liberté, Satyajit Ray l’aura progressivement conquise à partir de l’envoi sublime accompli avec Pather Panchali, un premier film malgré la précarité de ses conditions déjà si abouti et réalisé dans l’ignorance qu’il serait suivi de deux suites directes, Apurba « Apu » Roy méritant en effet que le cinéaste et le spectateur désirent le retrouver à intervalles plus ou moins réguliers afin de le suivre ainsi de près. Comme Antoine Doinel filmé peu de temps après dans une série de cinq films tournés par François Truffaut entre 1959 (avec Les 400 coups) et 1978 (et L’Amour en fuite), mais dans un souci consistant aussi à doubler les avatars d’un romanesque teinté d’inactuel par le documentaire du devenir affectant un corps réel (celui de son immortel interprète, Jean-Pierre Léaud). Comme Jamie incarné par Stephen Archibald, l'acteur et son personnage figurant le double fictionnel de Bill Douglas dans sa « trilogie de l'enfance » composée de My Childhood (1972), My Ain Folk (1973) et My Way Home (1978).
Pour Satyajit Ray, Apu est une figure plus ouvertement allégorique (adulte, il joue de la flûte comme Krishna), le héros d’un récit d’initiation aussi précis dans son régime social et culturel d’inscription qu’il rayonne d’une force générique valable universellement. Apu est ainsi le sujet aussi quelconque qu’exemplaire d’un roman d’apprentissage frappé de départs déchirants et scandé de deuils nécessaires, méritant alors que l’on revienne vers lui pour prendre et reprendre de ses nouvelles. Apu méritait bien en effet que l’on se préoccupe de savoir ce qu’il devient et comment il devient – comment il devient ce qu’il devient et comment il est devenu ce qu’il est. Comment le petit garçon de Pather Panchali, seigneur d’un petit royaume imaginaire niché dans un village pauvre du Bengale rural des années 1910, est finalement devenu un adolescent désireux d’éducation dans Aparajito, puis un homme désorienté qui retrouve in fine son chemin dans Le Monde d’Apu.
Qu’un garçon apprenne à devenir non pas un adulte mais un homme, voilà l’objet du récit d’initiation, voilà le but du roman d’apprentissage en vertu duquel devenir un homme est chose aussi nécessaire que risquée, aussi impérative que difficile (n’être un homme ne consisterait, après tout, qu’à toujours le devenir et jamais cesser de le devenir, n’en jamais figer le devenir – n’être un homme que pour naître et renaître au devenir humain, toujours recommencé). Et Apu n’est devenu un homme, il ne le devient qu’après bien des épreuves intempestives comme autant de catastrophes qu’il aura fallu pourtant travailler à surmonter. Des épreuves involontaires comme de rudes batailles engagées : c’est le décès de la vieille parente Indir, c’est à la suite d’une fièvre la mort de la sœur tant aimée Durga, c’est enfin l’obligation de partir de la maison familiale dévastée par l’ouragan (Pather Panchali) ; c’est après l’installation à Bénarès la disparition du père brahmane Harihar tombant sur les ghâts au bord du Gange, c’est le fils qui part pour ses études à Calcutta pendant que sa mère Sarbojaya reste dans le village de Mansapota et c’est enfin le décès de cette dernière (Aparajito) ; c’est le mariage d’Apu (Soumitra Chatterjee qui interprétera douze rôles pour le cinéaste) aussi vite fêté que la jeune compagne Aparna (Sharmila Tagore, arrière-petite-fille de Rabindranath Tagore et actrice entre autres de La Déesse) meurt en couches, c’est le garçon prénommé Kajal que son père ne veut pas élever en le considérant à tort comme étant le responsable de la mort de sa mère mais qu’il désirera pourtant retrouver quelques années après afin de se réconcilier avec lui (Apu Sansar).
Des départs précipités et d’injustes disparitions, de profondes blessures et des deuils si durs qu’ils paraissent réellement impossibles à surmonter : des accidents qu’il aura fallu rituellement contre-effectuer pour extraire autant d’événements au principe non plus d’un sort fatalement subi mais d’un destin résolument assumé. Il faudrait à cet égard envisager par exemple les fins respectives des films de la « trilogie d’Apu » pour en apprécier la subtilité et ainsi témoigner de la finesse dialectique caractérisant le regard cinématographique de Satyajit Ray. A chaque fois, donc, il faudra pour Apu partir et chacun des trois films consignerait alors la nécessité d’un (nouveau) départ dont la répétition semblerait superficiellement fondre tous les départs ultérieurs au cycle d’un éternel recommencement accordé avec la notion de samsara (en sanskrit, la transition ou transmigration) partagée par l’hindouisme et le bouddhisme, mais aussi le jaïnisme et le sikhisme.
Mais l’on devra cependant noter que la mise en mouvement d’Apu en ses successives variations (le départ pour Bénarès à la fin de Pather Panchali, le retour à Calcutta pour l’étudiant de Aparajito, les retrouvailles d’Apu et Kajal en conclusion de Apu Sansar) est d’abord placée sous la condition extérieure de contraintes matérielles et d’obligations sociales (la maison familiale détruite) avec lesquelles il semble bien difficile de pouvoir composer et négocier. Mais le départ ne se répète que pour être ensuite vécu dans l’assomption d’une nouvelle vie relativement déliée des charges parentales (l’étudiant retourne à Calcutta après avoir confié à son oncle qu’il accomplira les derniers rituels à l’égard de sa mère). Quand, enfin, le départ recommence une nouvelle fois mais pour ne plus se vivre seulement qu’à l’aune d’un grand désir de retrouvailles (le père veut revoir son jeune fils qu’il n’a pas vu depuis cinq ans, élevé dans le village de sa défunte mère par son oncle, et le convaincre de partir avec lui à Calcutta).
Les départs se suivent formellement mais ne se ressemblent pas esthétiquement. C’est qu’avec chaque départ effectif, il y aurait comme l’annonce du départ suivant et le recommencement des départs ne viendrait dès lors qualifier une vie d’homme entré dans le devenir de sa maturité qu’à partir du moment où se présente à lui le départ dont la nécessité lui appartiendrait désormais. Avec le départ appartenant subjectivement à celui qui le désire, l’éternel recommencement se distingue des répétitions statiques pour amorcer la dynamique d’un amor fati, d’une renaissance autorisant enfin de ne pas céder sur son désir. Comment passe-t-on d’un départ à un autre ? D’un départ obligé à un départ désiré ? D’un départ pratiquement indexé sur une nécessité extérieure à un autre placé sous la condition éthique d’une nécessité intérieure ?
La fin de Pather Panchali se soutient d’un travelling-avant particulièrement paradoxal. Parce qu’il suit le départ d’un chariot tiré par deux bœufs en partance pour Bénarès mais en privilégiant l’arrière du véhicule où se trouvent Apu et ses deux parents, il se concentre sur le regard de ceux qui quittent leur vie d’avant, qui en laissent les ruines loin derrière eux en les abandonnant dans un hors-champ qui ne sera jamais compensé ou complété par un quelconque contrechamp (Apu regarde ce qui n’appartiendra qu’à ses souvenirs, sa mère préfère s’enfouir le visage dans son sari tandis que le père regarde d’un air attristé sa compagne puis son enfant). Le travelling est bien celui d’un mouvement vers l’avant mais esthétiquement contrarié parce qu’il est filmé depuis la perspective de ceux qui regardent en arrière. La fin de Aparajito se soutient d’un autre mouvement de caméra, un demi-panoramique accompli de gauche à droite et au ras du sol afin de filmer au niveau des pieds la marche d’Apu quittant le village où vient de s’éteindre sa mère pour repartir dans la profondeur de champ, en direction de Calcutta afin d’y poursuivre ses études.
D’un côté, ce mouvement caractérisant la fin du deuxième film de la trilogie contredirait le mouvement précédent (Apu ne regarde en effet plus vers l’arrière mais dorénavant vers l’avant). Et, de l’autre, le tracé filmique de la trajectoire relie l’endroit d’où part le héros à celui vers lequel il se destine, à l’inverse d’un précédent mouvement comme aveugle aux lieux de départ (la maison ruinée et abandonnée, vue si traumatisante que s’y refusent les parents d’Apu) et d’arrivée (Bénarès, destination inconnue et peut-être effrayante). Mais l’on retrouverait pourtant une semblable indétermination qualifiant relativement le chemin d’un héros au sortir de l’adolescence, qui tourne le dos à l’endroit où vient de décéder sa mère (qui rêvait que son fils reproduise le statut paternel en devenant brahmane) pour avancer en direction d’un horizon aussi dégagé qu’il est pour celui qui n’aura jusqu’à présent fait que la moitié d’un chemin ouvert à tous les vents et tous les possibles.
D’où l’insistance autorisée par le mouvement panoramique sur les pieds d’Apu, et la marche sera en effet tout particulièrement engagée dans le film suivant mais à la manière malheureuse d’une errance symptomatique d’une grande désorientation (Apu refuse d’assumer ses responsabilités paternelles et la colère qui l’assaille lui fait perdre malgré ses bagages intellectuels tout sens de la mesure, la désorientation se vivant alors sur le mode de la divagation puisqu’il croit juste de se détourner de son fils parce que sa naissance a entraîné la mort d’Aparna).
C’est alors l’irradiante beauté conclusive de Apu Sansar (du film comme de la trilogie) en proposant un travelling inversement symétrique à celui avec lequel finissait Pather Panchali, un travelling-arrière rendant grâce en effet à celui qui marche désormais de l’avant, le sourire accordé avec l’ouverture du monde parce qu’il n’est plus seul désormais. Non seulement Apu part une nouvelle fois, mais Apu repart accompagné de son garçon retrouvé. Il repart une nouvelle fois mais cette fois-ci en portant son enfant sur ses épaules comme Orion aveugle est guidé par Cédalion afin de recouvrer la vue dans une toile aussi célèbre qu’énigmatique de Nicolas Poussin (Paysage avec Orion aveugle cherchant le soleil, 1658). Et, contrairement aux regards de la famille désaccordés dans le dernier plan de Pather Panchali, et contrairement à la solitude de l’adolescent à la fin de Aparajito, Apu et Kajal regardent dans la même direction parce qu’ils partagent le désir d’un horizon commun – celui d’un recommencement à deux, l’un en soutien de l’autre et vice-versa.
On a le cœur serré quand Apu et Kajal se jettent dans les bras l’un de l’autre, parce que l’on reconnaît dans ce geste mimétique un sauvetage réciproque. Et le cœur l’est plus encore quand regarder dans la même direction fonde non seulement un désir de reconnaissance mutuelle mais aussi une joie qui supplante la colère, en raison d’une puissance d’agir augmentée. Si l’on ne devient un adulte qu’en répondant positivement à l’élimination symbolique de l’enfant que l’on fut, on ne devient un homme qu’en ne rompant jamais avec l’enfance en soi qu’un enfant incarne pour son père, qu’il indique et perpétue dans la visée commune d’une orientation partagée. Une fois n’est pas coutume, il est bien difficile d’être en désaccord avec Jacques Lourcelles lorsqu’il écrit en conclusion de son émouvante notule consacrée au Monde d’Apu : « Comme chez Ozu, la maturité de l’art de Satyajit Ray a exigé autant de travail et d’effort pour atteindre la perfection que pour faire oublier qu’elle l’atteint. C’est alors au spectateur d’accorder à ses films un peu de cette attention précieuse dont l’auteur fait constamment preuve vis-à-vis de son sujet, de ses personnages et de la réalité. » (in Dictionnaire du cinéma. Les films, éd. Robert Laffont-coll. « Bouquins », 1992 p. 965).
mardi 27 décembre 2016