Twin Peaks et The Leftovers : que la vieillesse vienne et qu'elle nous emporte. On n'aura jamais autant aimé être vieux : avoir pris un quart de siècle avec le retour inespéré de Twin Peaks pour découvrir ce que nous étions devenus avec nos années perdues, en attente dans la chambre rouge des nouvelles aventures de notre idiotie. On n'aura jamais autant désiré vouloir être vieux : voir nos amoureux préférés, Nora Durst et Kevin Garvey, visages plissés et cheveux argentés, se retrouver à l'autre bout du monde après bien des années pour partager ensemble le refus d'une volonté de savoir au principe d'une confiance redonnée. Vieillesse, de même. Ce que l'on ne peut pas dire il aura donc fallu le taire : l'impératif wittgensteinien aura ainsi exposé la vérité différenciée de Twin Peaks et The Leftovers. Pour l'une la passion des choses tues afin que le mystère continue, pour l'autre la condition amoureuse d'un silence nécessaire. Pour les vieux fourneaux qu'un jour nous serons, que déjà nous sommes, la morale de 2017 s'impose ainsi en somme : vieillesse, en avant !
Il y a l'égalité telle qu'elle s'arrache dans des luttes, par exemple le mouvement des droits civiques imposant à la société étasunienne la fin de la ségrégation. Et il y a l'égalité telle qu'elle se vit sans décret, dans l'amour d'une femme noire et d'un homme blanc seulement désireux d'en consacrer la vérité dans une reconnaissance institutionnelle longtemps différée. Loving ne raconte que cela, comment une société entière cale ses rythmes sur ceux d'un couple dont l'amour est une pierre d'immobilité fordienne avec laquelle le monde entier doit composer. L'amour, il en faut des preuves, celles que donne Jeff Nichols sont sublimes : une lettre écrite par Mildred Loving parce qu'elle a vu des choses se passer à la télé, l'accord après coup de son mari Richard qui lui fait confiance parce qu'elle manie mieux les signes que lui. Une photographie enfin, l'une des plus belles du 20ème siècle : deux êtres s'aiment et rient, l'homme blanc la tête posée sur les genoux de sa femme noire. Une image immortelle de l'égalité.
Douze années de la vie d'une femme japonaise passent dans le fracas de la fin de l'empire du soleil, comme des blessures déposées sur le corps et le cœur d'une opiniâtreté intouchée. En 1933 Suzu est une enfant du peuple qui trouve le temps de dessiner la nature environnante. En 1945 elle a changé et elle n'a pas changé, la femme astreinte à s'occuper des siens n'a pas le temps de pleurer la fin de l'impérialisme nippon. C'est qu'en dépit de Hiroshima le vent se lève encore et il faut tenter de vivre. Dans l'intervalle, l'adaptation en anime d'un manga s'impose comme le plus grand film japonais vu depuis longtemps, à équidistance idéale des ultimes chefs-d'œuvre de Isaho Takahata et Hayao Miyazaki. Capable de concevoir les images qui manquent depuis l'ample corpus au principe de sa documentation, riche en notations documentaires d'une précision à couper le souffle, le film de Sunao Katabuchi est d'une telle générosité enfin qu'il indexe la délicatesse de ses images en relais de la blessure de son héroïne, la guerre lui ayant arraché la main de ses dessins. La tendresse infinie du film n'aura pas eu d'autre prix.
On craint que Félicité ne soit une nouvelle mère courage digne d'admiration par son obstination à trouver dans le labyrinthe d'artères bouchées de Kinshasa (merci Dieudo Hamadi) l'argent nécessaire afin de payer l'opération de son fils. Sa défaite sera paradoxalement sa plus grande victoire, le désœuvrement l'emportant sur tout souci de marchandage. C'est alors que prolifère en elle toute une jungle obscure où elle risque de s'enfoncer sans retour s'il n'y avait pas des regards déliés à son endroit de tout intérêt. C'est alors qu'elle devient désirable pour le réparateur cinglé qui préfère aux impératifs du sexe les facéties d'une enfance retrouvée. C'est alors qu'elle peut son impuissance que personne ne saurait lui imposer. Félicité, l'homme qu'il aime et son fils amputé sont des géants (leur carrure oblige à la contre-plongée), aussi impressionnants physiquement que leurs pieds d'argile sont émouvants.
Il faut coûte que coûte suivre Luck, reine de la nuit pour les clients japonais des quartiers de la prostitution à Bangkok. Et pendant trois heures remonter avec elle, entre euphorie cannabique et chansons cathartiques, le fil de son histoire qui plonge dans la touffeur tropicale de son pays. Alors la carte thaïlandaise ne suffit plus, elle déborde en s'inscrivant dans une géopolitique du capital polarisée à partir de ses deux axes, géographiquement (les losers du capitalisme nippon s'y refont la main) et historiquement (les histoires du colonialisme français et de l'impérialisme étasunien se superposent à celle de la répression de l'alternative communiste). La mondialisation de la prostitution emporte à la fin ce qui reste de sentiment pour celle qui désirait secrètement être la reine de cœur du Japonais impuissant à être autre chose que son client.
Le geste est celui de la chiffonnière embarquée dans le glanage des ruines, personnelles et impersonnelles : strates d'images collectées à travers quatre décennies (on pense à Jonas Mekas), conversations en archipel de voix (on songe à Virginia Woolf). Des enfants, des chats, des sacs plastiques ponctuent le portrait oblique et fragmentaire d'une capitale algéroise divisée en deux, entre hier déployé et aujourd'hui rétréci. L'or du temps est l'unique richesse qui intéresse l'ancienne épouse de l'ambassadeur de Madagascar, fourbissant ses images dialectiques pour sauver le passé et lui donner un avenir que lui dénie le présent.
Non seulement la part documentaire reconnaît dans le centre social de la Masseria la vaillante hétérotopie accueillant les enfants d'une banlieue de Naples annexée par la Camorra, mais le désir fictionnel consiste à y loger la figure ambivalente de sa directrice, digne représentante des lieux mais aussi héroïne tragique qui en incarne la menace imprévisible. Entre la morale familiale de l'institution et l'éthique d'une hospitalité inconditionnelle offerte à l'étrangère qui y a trouvé refuge mais dans la haine des parents, il y a quelques pas filmés tantôt comme une danse minimaliste, tantôt comme une stase mutique. L'intruse n'identifie alors plus l'étrangère issue de l'extérieur, elle surgit comme la part méconnue du connu, comme dehors absolu où l'hospitalité engage la folie du sujet éthique et avec elle le risque de la déliaison communautaire. Et l'héroïne alors de ressembler à la fois à Antigone et à la docteure Cartwright de Seven Women de John Ford.
C'est une course-poursuite baroque à souhait, entre Hergé, Orson Welles et Raul Ruiz. C'est un jeu de chat et de souris, le gros matou Neruda poursuivi dans tout le Chili par le flic à la solde de l'anticommunisme. Après moult fourches narratives, le policier pétrifié dans les neiges d'un western à la Richard Brooks fait le plus grand choix : celui d'être sauvé de la misère réactionnaire en acceptant de devenir le frère de légende du héros de la liberté qu'il pourchassait. Et qui n'aura pas d'autre mandat alors que de composer le poème commun de leur rachat.
Que la nuit succède au jour et le conte sentimental rohmérien se voit brossé à rebrousse-poil, réinventé en fantaisie tourneurienne. Que le jour succède à la nuit et le deuil de l'obscurité passée devient le deuil du deuil de l'éclat solaire qui précédait. Une adolescente bouleverse de comprendre la banalité de ce qu'elle ne sait pas encore, à savoir que le deuil de sa mise au ban amoureux est lui-même voué à la promesse de son propre deuil. Que le deuil soit lui-même l'objet du deuil engage aussi tout un avenir, celui d'une femme qui aura toute sa vie pour savoir ce qu'elle aura toujours déjà compris.
Une fratrie vouée aux marges sociales se peuple d'un archipel de lieux secrets, introuvables sur aucune carte : de cette zone clandestine, caves et arbres où passent des rails de paroles improvisées, il est beau qu'un documentaire en compose le poème souterrain et électrique, tout en visions fugitives, en flashs pris au mot.
Des femmes s'entraînent à la guerre : elles sont kurdes, adeptes du socialisme libertaire, elles rêvent dans les ruines crénelant la carte reliant la Turquie à la Syrie qu'un autre monde est possible. Et elles sourient. Leur sourire atteste qu'elles vivent en sachant risquer la mort, leur existence dignifiée d'être à la hauteur de quelques idées éternelles, justice et égalité. Ces guerrières filmées comme dans un western d'Anthony Mann à la fin regardent au loin, dans le liserai brûlant de la profondeur de champ, dans le hors-lieu de l'immortalité que leur mort aura depuis avérée.