2019 dix films deux séries

Les Révoltés de Michel Andrieu et Jacques Kébadian

D’emblée, le film de Michel Andrieu et Jacques Kebadian atteste qu’il ne sera pas une œuvre de commémoration, il n’y est nullement question en effet de cultiver les souvenirs filmés d’une époque révolue. La commémoration est un enterrement de première classe et la nostalgie est son triste affect privilégié. Comme y invite le chercheur en science politique Boris Gobille, quiconque s’intéresse réellement à Mai 68 doit alors sortir des ornières d’une « mémoire-écran » en opérant ainsi « la déconstruction des lieux communs qui empêchent la connaissance historique. » (Mai 68, éd. La Découverte-coll. « Repères », 2008, p. 5). Les images d’archives rassemblées à partir d’une quinzaine de films tournés durant les chaudes journées de mai et juin 1968, au cœur de l’événement, constituent un montage rhapsodique dédié à l’événement tel que son présent dure et tel qu’il brûle encore. L’événement dont le dur désir de durer de ses fidèles sujets avère que les archives ne sont pas les traces conservées du passé mais les images dont la valeur d'usage persiste dans la promesse que le passé a de l’avenir.

 

Il ne faut pas plus de 80 minutes aux auteurs des Révoltés, étudiants de l’IDHEC qui participent entre 1967 et 1972 à la co-fondation et l’animation du collectif ARC (Atelier de Recherche Cinématographique), pour exposer la réalité multidimensionnelle de Mai 68, dont l’onde sismique aura traversé secoué diagonalement non seulement la société française mais le monde en son entier. Et, dans la foulée, en profiter pour rendre gorge à la glu tenace des clichés, d’autant plus tenaces quand ils sont le fait de quelques repentis et abonnés médiatiques, qui réduisent l’événement à l’hystérie juvénile d’étudiants seulement révoltés contre la figure du père et désireux d’en finir avec l’internat des dortoirs séparés. D’entrée de jeu, Mai 68 est rappelé à sa dimension d’insurrection mondiale, les émeutiers partout ouvrent des brèches, Berkeley, Mexico, Berlin, Varsovie, Prague. D’emblée, l’actualité des images de feux nocturnes accueille virtuellement tous les embrasements anti-impérialistes et tiers-mondistes, indépendances africaines et guérillas sud-américaines, Vietnam arrosé de napalm étasunien après l’Algérie par la France. Même si Les Révoltés s’en tient à une chronologie française des journées de mai et juin 1968 (précisément de l’occupation de la Sorbonne le 3 mai aux affrontements avec la police à Renault-Flins puis Sochaux les 10 et 11 juin), sa tenue est rigoureuse en ceci qu’elle témoigne avec vivacité et alacrité de la multiplicité des sites et des fronts de lutte comme de la diversité des acteurs et des figures engagés dans la bataille.

 

Avec Les Révoltés de Michel Andrieu et Jacques Kebadian, les archives de Mai 68 constituent un polygone étoilé fichant le feu aux commémorations en faisant dérailler les funérailles, dont les fantômes rappellent au bon souvenir du désir de construire la fête de l'avenir retrouvé. L’image finale des Révoltés, qui montre le millier de personnes défilant silencieusement dans les rues parisiennes en mémoire à Gilles Tautin, offre au regard actuel la métaphore intempestive d’une forêt de poings qui brûlent comme des torches trouant la nuit. Et qui attendent que d’autres poings les relèvent dans le passage du témoin à travers la césure des temps. Ce témoin à passer et faire passer est un flambeau qui sert à ouvrir l’avenir et il aidera à fêter le futur quand celui-ci saura être digne d’accomplir les promesses du passé.

Madame Baurès de Mehdi Benallal

À l'écran, quelqu'un manque. Madame Baurès n'est plus, le film prévu avec elle ne se fera pas. Le témoin fait défaut mais c'est dans le réel de son défaut qu'il y a la possibilité de toucher à la vérité du témoignage, dont le tact consiste à se coltiner toujours avec sa propre impossibilité. Il n'y aurait dès lors rien à témoigner sinon du réel de l'absence de celle qui manque, le long d'un chemin buissonnier bordé d'un côté par les paroles qui racontent la rencontre, les retrouvailles et la disparition, de l'autre par les allées tranquilles du Bois de Vincennes et de Saint-Mandé, dans les lieux et les non-lieux où le présent règne au point même de vouloir contraindre la possibilité d'un regard.

 

En transversale des allées tranquilles, s'insinue ici comme dans Bois d'Arcy (2013), une fondamentale intranquillité à composer la figure d'une persistance douloureuse à partir de ce qui se présente, avec ce qu'il y a (des badauds qui suivent en automates leur ligne de vie, des riverains sourcilleux de contrôler le regard) et ce qui reste (des souvenirs soufflés et quelques vagues notes feuilletées). Mais le subtil qui est peut-être le grand souci de Mehdi Benallal change de camp. Après le racisme comme insinuation corrodant le quartier pavillonnaire de l'enfance, la persistance appartient désormais à une figure ayant persévéré sous le signe d'une idée qui en aura orienté l'existence – le communisme.

 

Le court-métrage de Mehdi Benallal est d'une grande simplicité que ne contrevient jamais son extrême ambition, qui consiste rien moins qu'à diviser le communisme selon la ligne de masse de sa monumentalité et la ligne de ténuité de son imperceptibilité. D'un côté, la statue du Szobor Park de Budapest qui célèbre la république des conseils, aussi éphémère que centenaire, témoignerait aussi de la fossilisation du communisme dans l'histoire de sa capture étatique et sa trahison stalinienne et bureaucratique. Mais, de l'autre, que dire, que voir et faire voir du communisme qui aura été vécu sans traces et tenu jusqu'au bout, hors discours et représentation ? Que penser du communisme imperceptible des petites gens qui, elles, n'auront jamais cédé, ni sur l'affiche de Brejnev pour emmerder la collègue affichant avec son crucifix son credo catholique, ni sur la pause déjeuner pour laquelle il aura fallu lutter ?

 

Le communisme pèse des tonnes dans l'échec historique du soviétisme, il est plus léger que l'air dans les expériences vécues et transmises dont le souvenir se dépose doucement à la surface palpébrale des plans. Léger comme un vent qui monte jusqu'au raccord faisant entendre l'interruption d'un soulèvement, comme la pluie fine qui adoucit la mort des camélias, cette éventration poétique autorisant enfin le narrateur pudique à oser passer le seuil critique de la troisième personne à la première. La division en deux du communisme, tantôt figé dans les représentations ossifiées, tantôt volatilisé dans les vies minuscules des classes populaires, a même la grandeur dialectique de pousser la contradiction jusqu'à trois et même quatre. D'abord avec le vieux chiffonnier du bois en quête de signes cryptiques et puis avec la petite fille blonde avec lesquels on est sûr que tout peut recommencer.

 

À l'écran, Raymonde Baurès manque. Mais, contrairement au pauvre Lamartine, le monde est moins dépeuplé qu'il se repeuple doucement, à commencer par des enfants et des fous qui, comme la dame de cœur de Mehdi Benallal, seraient les gardiens d'un même secret partagé. Un secret dont les signes nébuleux seraient comme des étoiles tombées du ciel dont l'or est ce que cherche un clochard céleste sur son chemin forestier. Et puis c'est Suzanne, la gamine nietzschéenne aux yeux immenses comme un océan qui rappelle à notre fatigue que l'Internationale est une ritournelle d'enfance, un secret encore capable de rompre la glace en nous.

Still Recording de Saeed al Batal et Ghiath Ayoub

Faire des images, cela consiste à donner des nouvelles pour qui revient faire signe de loin en loin. Faire des images c'est aussi donner des preuves d'existence pour ceux qui à chaque instant reviennent de loin. « Video ergo sum » pourraient dire ces jeunes Syriens qui, habitant la ville de Douma dans la Ghouta orientale à vingt kilomètres de Damas, sont jetés depuis 2011 dans la guerre civile en y expérimentant la difficile possibilité d'en témoigner par des images qui disent « nous » sans s'empêcher de dire « je ». Le b.a.-ba du cinéma comme la vie s'apprend sous un ciel de plomb inversé à l'image d'un tapis de bombes. L'apprentissage balbutiant et persévérant d'un tissage d'images précaires est une rhapsodie aidant à soutenir l'existence en en rapiéçant les lambeaux.

 

Still Recording émeut en s'exposant comme école théorique et pratique pour apprenants et enseignants amateurs qui apprennent et enseignent dans le même mouvement qui est celui du maître ignorant.


Opérateurs de guerre improvisés que la mort a au moins pour l'un d'entre eux fauché, ces amateurs de cinéma sont détenteurs d'un trésor de 450 heures de rushs passées clandestinement à Beyrouth afin que les amis et réfugiés syriens du groupe Bidayyat assurent le montage d'un premier long-métrage tourné depuis l'œil de cyclone. Les maîtres ignorants s'y montrent comme des amateurs apprenants aimant toujours plus ce qu'ils font, alors que la guerre civile s'enlise en vérifiant qu'elle est l'état d'exception dont l'incivilité est la règle.

 

Le cinéma n'est pour ses praticiens un métier qu'à l'être de vivre malgré la guerre in-civile. Et leurs images sont un trésor de guerre disponible pour aujourd'hui mais tendu par le temps à venir – le temps d'après la guerre.

Los Silencios de Beatriz Seigner

On n'imaginait franchement pas que Los Silencios proposerait une fiction vertigineuse dont le tour narratif était digne du twist fameux caractérisant les films de M. Night Shyamalan. Mais le plus important se joue ailleurs, qui repose pourtant sur la qualité de leurre relatif de la figure du père qui n'était un fantôme qu'à permettre aussi de différer la révélation de la vérité spectrale qu'il partage avec sa fille. Sans compter que la revoyure mentale du film par le spectateur épaissit rétrospectivement toute la dimension charnelle du lien aux fantômes dont les vivants prennent soin. Enfin, et tout à fait décisivement, la séquence de réunion des fantômes est si intensément fantastique en distinguant le film de Beatriz Seigner de ses devanciers parce qu'ils sont joués par des vivants qui nous offrent leurs propres récits endeuillés. Les émotions réelles qui affectent leurs narrations indiqueraient alors que les récits sont documentaires et la fiction en fait alors lever l’eau spectrale ou fantomatique en reconnaissant que les survivants sont comme des morts-vivants.

 

En régime de guerre à la fois in-civile et in-finie vécue par la Colombie, les survivances sont ainsi partagées dans la connivence insulaire d’une zone intermédiaire accueillant des vivants qui sont morts en perdant des proches dans la guerre et des morts qui vivent encore dans le cœur des vivants.

 

Les eaux sont mêlées en effet. Et leurs flux contraires établissent l'indistinction esthétique de la surface documentaire et de la profondeur magique que savent brasser d'autres grands cinéastes contemporains, Ghassan Salhab au Liban, Apichatpong Weerasethakul en Thaïlande, Lisandro Alonso en Argentine. Dans ces eaux rétives à toute idée de pureté, s'y baignent les vivants qui ont un pied dans le documentaire et les morts qui ont un pied dans la fiction. Et tous se ressemblent en se reconnaissant dans les reflets fluorescents et aquatiques de l'image. Et tous convergent dans la cérémonie finale qui est aussi une mise en scène à laquelle pense la cinéaste depuis au moins dix ans en la nouant avec les vestiges des cultures autochtones survivantes, dédiée aux morts-vivants qui le sont à cheval de la jointure transfrontalière et humide du documentaire et du réalisme magique.

 

Si les survivants du documentaire sont des morts-vivants pour la fiction, ils sont les gardiens de la survivance dont le jugement est infini, et infiniment double, s’adressant autant aux non-morts qu’aux non-vivants, qui sont souvent les mêmes.

Ray & Liz de Richard Billingham

Ray & Liz n’est pas le film d’un naufrage familial mais celui d’un sauvetage intempestif, le film de l’imprévisible bonheur qui ne se comprend que rétrospectivement, comme l’envers enfin révélé du malheur longtemps éprouvé. Les figures ressaisies dans le particularisme de parlures et postures spécifiques ne sont plus seulement les symptômes incarnant un désastre social, ce sont les gardiens de trésors d’humanité dont la chair molestée est ce qui mérite de faire mémoire en étant relevée du mépris de classe et de la culture de l’oubli. La revisitation du temps retrouvé, loin de se confondre avec une révision fantasmatique, consiste au contraire en une étonnante revitalisation dont le secret constituerait l’un des plus beaux du cinéma britannique.

 

C’est comme une carte qui se lirait ainsi : perdu depuis la disparition de l’écossais Bill Douglas (originaire des faubourgs miniers d’Édimbourg), mais partagé par les premiers films de Terence Davies (originaire de Liverpool), ce secret aura enfin été retrouvé par Richard Billingham (originaire de Birmingham dans les Midlands de l’ouest).

 

À la toute fin du film, Liz rend visite à Ray. Ils n’habitent plus ensemble depuis des années désormais, mais ils se disputent encore pour des questions d’argent et, même si le temps a effiloché leur relation, ils tiennent encore l’un à l’autre. On s’en souviendra en effet puisque les souvenirs personnels de Richard Billingham sont, avec la passe impersonnelle de l’art du cinéma, devenus les nôtres. Toujours, Liz demandait à Ray de lui donner une cigarette comme de lui servir une tasse de thé et, toujours, ce dernier s’exécutait sans rechigner. Non seulement en raison de l’autorité de la matrone régnant dans la maison, mais parce qu’il connaissait aussi la suprême récompense qui donne l’envie de persévérer. Parce qu’il savait qu’il allait goûter une nouvelle fois, encore une fois, au bonheur de s’entendre dire : « Thank You My Love ».

One Cut of the Dead de Shinichirô Ueda

Si One Cut of the Dead enthousiasme imprévisiblement, c'est déjà parce qu'il invite à reparcourir un récit que dynamisent des virevoltes narratives comme les chocs électriques réaniment par soubresauts un corps considéré comme mort. Il faut saisir à partir de l'accumulation des couches de sens la pâte malléable dont le film est fait et qui en assure l'étonnante plasticité. C'est ainsi que les pirouettes peuvent valoir plus que des cacahuètes puisque elles participent à redonner vie à un genre considéré mort, enfin relevé dans toute sa puissance paradoxale, morte-vivante.

 

La moisson est généreuse, on ne s'attendait pas à tant de gags et d'idées. On rit aussi en se félicitant que le rire soit un rire non pas contre mais avec les personnages qui se démènent pour faire tenir quelques images et faire passer du désir et de l'énergie. Jusqu'à délivrer cette ultime vérité : le hors-cadre matériel et technique d'un film peut être autrement plus passionnant que son hors-champ diégétique. C'est ainsi que les deux ailes fictionnelles d'un film conçu en lui-même comme un diptyque arrachent de la décadence et l'abêtissement un genre agonisant, qui depuis longtemps bat de l'aile.

 

Dialectique efficace : d'abord mort au carrefour de la nullité représentée et de l'hystérie filmique, le film de zombies redevient vivant avec la chair de ses artisans qui se dépensent sans compter pour ne pas céder sur le désir partagé de faire passer la rampe à des images. Et faire de leur passe une relève parce que ces images auront été faites à l'arrachée. Et faire à la fin la pyramide humaine nécessaire à une hauteur de vue que ne fera pas le plan prévu à la grue. Dernier coup de génie : le générique-fin offre quelques images du vrai making-of du film et il est difficile alors de ne pas y reconnaître les infra-minces différences avec le making-of fictionnel de sa seconde partie.

 

Avec ce film qui a l'intelligence de ne pas se contenter d'être malin mais d'être fidèle à la joie authentique qui en fonde l'existence, Shinichiro Ueda rappelle que la lettre Z n'est pas moins importante que toutes les autres lettres de l'alphabet.

Parasite de Bong Joon-ho

Avec Parasite, les pauvres ne sont pas les parasites des riches mais les victimes d’un monde où la loi économique de l’offre est préférée à la loi de la demande, à la décharge des riches qui est la charge des pauvres. Dans la perspective esthétique et donc politique du film de Bong Joon-ho, ce sont les faits sociaux qui sont des parasites, parfaitement semblables aux « étreigneurs de visage », autrement dit aux fameux « face-huggers » que l’on trouve dans la saga Alien : ils vous sautent au visage pour que vous vous endormiez afin d’oublier que vous en couvez les plus horribles conséquences. Ainsi, il n’y a pas un corps social mais son carnaval, la farce qui avère la misère intellectuelle de l’organicisme en en caractérisant la métaphore réactionnaire.

 

Voilà le monstrueux : il y a plus de pauvres que les riches ne le pensent et les pauvres sont ceux qui se battent pour leurs miettes, jusque sous leur lit. Voilà encore le monstrueux : les pauvres, qui en savent plus sur les riches que les riches sur les pauvres, se font la guerre en défouloir indirect d’une lutte des classes par tout le monde refoulée. Dans Parasite, les pauvres savent aisément où aller pour trouver les riches et les baratiner, mais ils n’imaginent pas être les agents économiques d’une lutte des places qui rejoue dans l’espace domestique une lutte des classes catastrophique.

 

La bunker des riches est une place en or qui cache dans ses murs une prison, un piège massif. Dans Le Transperceneige, une réponse salutaire était déjà donnée et il faudra bien y revenir : la place en or ne se trouve pas, pour les parties basses ou la queue du corps social, du côté de sa tête dirigeante, non pas à l’intérieur du train mais à l’extérieur, tout juste au dehors. Et pour y voir il faut oser sauter du train, il faut risquer s’extirper d’une machine folle qui n’a pas d’autre programme que d’accélérer en fonçant tout droit dans son propre mur.

On va tout péter de Lech Kowalski

Les prises de son et de vue comme autant de prises de position : Lech Kowalski ne force jamais pour montrer d’où il filme, depuis quel œil du cyclone il jette son corps pour y aventurer son regard de voyant du côté des multitudes qui bricolent depuis le tort violemment subi de fragiles et précaires formes-de-vie qui, même faiblement, insistent comme la vieille taupe de Marx à creuser des galeries dans le présent pour retrouver l’avenir. Et le cœur bat encore. Il bat la chamade quand les cars tournent et retournent pour trouver de nouveaux points de blocage ou d’autres sites à occuper (c’est incroyable alors, on dirait vraiment des cars de rockeurs, on a l’impression en effet d’avoir affaire à un concert punk avec pogo obligé qui ne s’arrêterait jamais). Ou bien quand arrive la lettre recommandée avec accusé de réception, qui tombe comme un arrêt de mort pour l’ouvrier y apprenant son licenciement (la séquence est terrible, le licencié cherche ses camarades pour leur dire la nouvelle et se faire entendre dire qu’il n’est pas seul, autrement dit qu’il n’est pas un mort en sursis).

 

Alors le collectif se rassemble encore une fois au cœur du site ouvrier pour le dire par la voix de l’un de ses représentants : la lutte continue au-delà de la reprise de GM&S qui au final aura entraîné la destruction de plus de la moitié des emplois, c’est un autre pacte moral et cordial, une autre affaire d'amicalité, de camaraderie et de cordialité.

 

Aujourd’hui, GM&S n’existe plus, la rengaine on la connaît. Mais on ne sait peut-être pas que le collectif tourne encore, au travail d’un projet de loi pour protéger les salariés des restructurations industrielles programmant ses charrettes de licenciements. Aujourd’hui, cet équipementier automobile n’existe plus, flingué par les donneurs d’ordre complices PSA et Renault. Mais une autre histoire continue, c’est la grande ritournelle populaire et ouvrière. Voir ce qu’il y a, ce qu'il y a à voir, à savoir des ouvriers et des sites industriels occupés, des brutalités légales et des contre-violences légitimes, des luttes de classes et des forme-de-vie en devenir, c’est saisir qu’il y a un dehors à l’hégémonie spectaculaire et il est en son dedans, nous y sommes en plein.

 

Voir le visible, c’est franchir le voile des faux problèmes et aller du côté de La Souterraine pour en ramener les carnets de notes du souterrain où nous tient dans sa capture et captivité le capital, cet ogre misanthrope dont Dostoïevski aura avec quelques autres raconté le monstrueux avènement. Voir le visible, c’est aussi entendre l'audible. C’est par exemple prêter l’oreille au sens des larsens et la vérité des guitares qui en produisent l'électricité. Pour le compagnon de lutte qui a fait ses premières armes sur la scène underground new-yorkaise au tournant des années 1970-1980 (il est l’auteur de l’inaugural D.O.A : A Rite of Passage en 1981, consacré à la première et dernière tournée étasunienne des Sex Pistols), c’est enfin reconnaître dans le génie colérique du peuple ouvrier ses profondes et intimes affinités avec les rituels de passage du rock.

River of Grass de Kelly Reichardt

River of Grass de Kelly Reichardt est un film lo-fi qui ruisselle de poésie urbaine comme un album pop et dissonant de Pavement de Steven Malkmus (ou de Silver Jews de David Berman ou bien encore de Sammy, surgeon du premier groupe dont le « Evergladed » illumine le générique-fin). C’est un film discret, allusif et impressionniste, carré (le format 1,37) et tangentiel (la voix-off parallèle à côté de la route sinueuse du récit). Un film de jeunesse enfin découvert, qui rappelle celle des premiers films de Jane Campion (les narrations féminines aussi minimalistes qu’elles gagnent en compacité) et Jim Jarmusch (les travellings latéraux hérités de Chantal Akerman et Wim Wenders), où le désert qui a longtemps crû – et il croît encore – se repeuple cependant, fertilisé par une croyance persévérante dans les hasards de la rencontre.

 

Les Everglades sont perdus (ils l’étaient déjà du temps de La Forêt interdite de Nicholas Ray), asséchés sous la croûte extensive du béton armé de l’urbanisme pavillonnaire. Ils se réinventent ailleurs, dans la joie discrète et intranquille, gracile et fébrile, humoristique toujours et jamais ironique, de doux conquérants du Nouveau Monde – ces aventuriers qui ne s’exposent jamais comme tels et ne conquièrent rien sinon le sens profond de l’ennui. L’ennui comme désœuvrement et dénuement, comme déjouement et dépouillement, au principe d’une liberté radicale. L’ennui est non seulement déceptivité mais il est aussi passivité et affectivité. L’ennui est ouverture aux rencontres comme autant de raccourcis de l’être en tant qu’être, l’ennui que partagent ceux qui n’ont aucun désir de travailler à y remédier, projetés dans le hors-piste, loin de toute assignation à la résidence surveillée des normes et du jugement corrigeant l’écart des comportements.

 

La tristesse concrete des Everglades comme les casquettes à visières bloquant le regard des pionnières de l’ouest en Oregon n’étouffent rien de cet ennui profond comme tonalité de l’être en tant qu’il est fondamentalement co-originaire. L’ennui comme tonalité originaire de l’être comme co-originaire, cette joie plus ancienne dont l’éclat fugace est ce qu’il nous faut retrouver dans l’épiphanie des rencontres, ces heureuses scansions de l’existence comme coexistence – Old Joy, « evergladed ».

Le Traitre de Marco Bellocchio

Le Traître de Marco Bellocchio peut aisément prétendre à rejoindre cette constellation pour laquelle le traître représente autant une figure haïssable et consensuelle de reniement qu’il incarne en même temps le singulier destin de la trahison comme événement. Mais d’abord, il faut déjà souligner ceci, que le plus grand cinéaste italien vivant n’a jamais cessé d’être fidèle à la figure du traître, dont les avatars courent et s’agitent dans la plupart de ses films avant de connaître avec le personnage du mafioso (faussement) repenti Tommaso Buscetta une forme très particulière et très puissante d’apothéose.

 

C’est que tous, fous, traîtres et sorcières, sont dans le cinéma de Marco Bellocchio les différents sujets d’une même révolte renouvelée contre la raison et le pouvoir des normes, dont se déduit une non-réconciliation avec la société telle qu’elle est comme avec l’histoire telle qu’elle a eu lieu.

 

Le traître à « Cosa Nostra » est fidèle à une cause que la « Chose » n’incarne plus. La fidélité est ainsi le fait du plus minoritaire opposé à la meute des majoritaires, la chose secrète du plus solitaire, celui qui a rompu tous les liens organiques au nom d’un mythe personnel, en vertu de la représentation mythifiée d’un monde de valeurs traditionnelles qui a pu être réel mais qui a disparu et dont il entretient le fantasme comme un trésor exigeant la plus grande fidélité. Au plus profond de la trahison assumée en fidélité à la tradition contre sa trahison, peuvent surgir des amitiés intempestives (avec le juge Matteo Falcone) qui changent l’existence et l’imprédictible fidélité des ennemis d’hier instruit des révélations qui ouvrent des brèches nouvelles sur l’inconscient de toute une société. Si « Cosa Nostra » apparaît alors comme la chose inconsciente de la société italienne, les procès seront autant de bonnes occasions pour en causer.

 

Voilà ce qui met en surchauffe la grande machine du Maxi-Procès et ses suites judiciaires courant entre les années 1980 et 1990, l’unité linguistique inachevée de l’Italie et les rapports inégalitaires du sud et du nord, le racisme social de la bourgeoisie et l’insubordination des pauvres en révolte sociale et historique contre les riches, l’existence d’un État dans l’État contre l’État et le « mal radical » dont il est capable. Soit « Cosa Nostra », la cause secrète de ses membres qui est en même temps la chose délirante et le délire refoulé par toute une société.

Mindhunter saison 2 de David Fincher

Watchmen de Damon Lindelof


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