Certains s'en tiendront à parler de remâchements godardiens et passeront aussi vite leur chemin. D'autres se posteront au carrefour et s'y tiendront, là où hier Robert Johnson aurait rencontré le diable, là où aujourd'hui un artiste au milieu du chemin de son geste cinématographique décide, eu égard à une commande muséale de circonstance sous la forme d'une question (« Où en êtes-vous, Tariq Teguia ? »), d'y répondre mais à côté. Non depuis le lieu censément unique de son moi mais, littéralement, à côté de la plaque, « entre les mailles » d'un pouvoir réticulaire se traduisant aussi par les mirages du désert de l'individuel – fata morgana de l'hégémonie néolibérale. Où donc, plutôt que qui (et même où en être plutôt que où être) : la question mérite réponse qui, substituant la localisation à l'identification, pousserait à sentir et penser le local à l'horizon irisé des bribes éparses ventilées par le global.
Entre les mailles, glissant comme un poète créolisant, imperceptiblement : tantôt il s'agit d'aller de l'avant en dépit des brouilles humides opacifiant la surface vitreuse d'un pare-brise, tantôt il s'agit d'avancer mais à reculons ou de dos, le travelling-arrière en remplacement du travelling-avant, tout en ne perdant pas de vue le mince tracé acier de rails de chemins de fer empruntés pour aller on ne sait où – on ne sait de toute façon jamais vraiment.
Voiture, train et puis d'autres voitures, quelques avions et autant de bateaux : ce n'est pas que Tariq Teguia jouit seulement d'une mobilité lui permettant de papillonner en un raccord portuaire de Beyrouth à Alger, en un raccord de lumière de Lisbonne à Thessalonique, en un raccord floconneux de Lussas à Grenoble. C'est qu'il est moins mobile que devenu, en résultante de son geste même, à lui-même un mobile. Vaste échangeur de tous les lieux pour autant qu'ils sont des feux, où toutes les directions aussi éloignées et hétérogènes soient-elles entreraient en intime connexion (avec ce magnifique pli filmique court-circuitant l'énoncé subjectif de l'idée communiste et la question de son devenir erratique en rappel de la citation du Manifeste interrompue dans Révolution Zendj en 2013) ou nuage gros d'un nouage possible de moult flux d'énergie (des larsens, des foules contestataires, des nuits indistinctement intersidérales et urbaines). S'autorisant pour une fois même l'éther de la voix-off (il est question de pictogrammes et de gribouillages, comme surgis d'une enfance archaïque et énigmatique) mais pour en désorienter l'assise égotiste (autre mirage : le point de vue de Sirius), cela en préférence pour le trésor, trouvé ou retrouvé, de la « quatrième personne du singulier ».
Ni le je biographique, ni le tu dramatique, ni le il romanesque et épique mais, comme l'a relayé Jean-Michel Maulpois à la suite du poète étasunien Lawrence Ferlinghetti, un autre il : celui d'une personne en puissance et nouvelle, potentielle et contradictoire – homo pluralis ou multiplex comme le dirait Bernard Lahire inspiré par Marcel Proust et Luigi Pirandello.
Un il en cours
(un mobile archipélique)
Un il singulier et pluriel, moins effectif que processuel : un il en cours. Un il au sens aussi de plus d'un il : des îles, soit un il à chaque plan et un archipel – un mobile archipélique – pour l'ensemble. Voir qu'il y a autant de il que de où, c'est aussi sentir comment les plaques fixes du pouvoir continental sont imperceptiblement saisis par les dérivations de puissances océaniques. Par exemple, un autre il dont le mobile Teguia est composé, c'est Ghassan Salhab qui retrouve la voix qu'il avait momentanément perdu avec le doublage de son personnage d'exilé algérien dans Révolution Zendj, mais avec une telle netteté dans le mixage (il conduit pourtant une voiture) qu'elle semble comme légèrement décollée de sa bouche, le décollement d'un corps et d'une voix valant comme le redéploiement du motif du mobile en écho aux décollements en fondus désenchaînés des images expérimentés dans les vidéos du cinéaste libanais.
Un mobile, comme l'est un feu ou une forêt, un paysage climatique ou un événement atmosphérique, une ligne claire d'horizon obscur, des espaces sonores lisses (le 3 Minutes of de Moderat) ou striés (le Poppy Nogood de Terry Riley), un éclat de lumière intempestif sur un petit pan de mur jaune, des fondus rock rougeoyants (à la dé-mesure de Fingers in the Noise), des grisailles maritimes et déchaînées, des constellations urbaines perçant en quelques points à relier comme dans les jeux de notre enfance la nuit du capital. Le mobile comme « vertige étoilé » (Kateb Yacine) ou poudroiement moléculaire, au risque assumé de la volatilisation mais aussi, contre la tentation antonionienne du dispersif pur, de la massivité. A l'instar, impressionnant, du visage calciné de Malek (Kader Affak) dans Inland (2008). « A moitié là » comme lui-même le souffle, un peu beaucoup à côté de la plaque, autrement dit le cul entre deux blocs séparés par un entrechoquement géo-physique/politique, la raie le long de la ligne de fracture du tectonique : dans l'interstice.
Le mobile ne désigne plus seulement le texte de Michel Butor mis en scène à l'occasion de Révolution Zendj mais celui que son réalisateur serait donc devenu, courant entre le champ magnétique où se trouvent ses jeunes acteurs grecs et son envers où se trouve la machinerie de l'enregistrement cinématographique. Comme s'il lui fallait jouer de son corps pour réussir à ce que s'y agencent les diverses lignes de force, de faille et de fuite au principe de la polarisation de la séquence alors en cours de tournage.
Tremblement est un mot qui y résonne, comme le ventre de Nahla s'ourle et se soulève légèrement lors du moment amoureux et noir et blanc de Révolution Zendj. Il n'y a, aussi divers soit-il, qu'un monde et Tariq Teguia aurait découvert qu'après avoir réalisé trois longs-métrages à l'écoute spectrographique et sismologique de ses tremblements, il en est devenu l'un de ses nexus – l'un de ceux qui, dans un roulement de percussion ressouvenu de Max Roach, se savent plusieurs mobiles à tambouriner : We insist !.
Le 15 mai 2015
Maeve Farias (dimanche, 03 février 2019 21:22)
Pourquoi zero commentaire?L'oeuvre de Tareq Teguia n'est -t'il pas digne qu'on s'y attarde?Moi je dirais le contraire.Voilà un jeune cinéaste dans la maturité de son art,et à la rencontre de son époque;une époque assez tourmenté et qui ne pointe pas encore un destin tracé.C'est ses errances ,qui nous font emprunter des chemins perdus,labyrinthiques afin de retrouver au milieu de paysages désertiques ,aux coins de rues de villages dépeuplés,une confrontation avec la réalité,un miroir de notre present.Tout les films de Tareq sont un present en devenir, une étude sociologique de ce present en ébullition.Et pour parler de l'écriture de Tareq Teguia,c'est une écriture en images et en language qui lui sont unique même si on est tour à tour pas très loin de Godard,Antonioni,Herzog,et même un peu de Omer Kavur. Avec réjouissance on constate que le cinema Nord Africain de Tareq Teguia,nous amène un vent de fraicheur innovatif et contemporain.