Le 12 juillet d'un été en dents de scie, sort en salles après un différé de quelques moins
Malgré la nuit, le quatrième long-métrage de fiction de Philippe Grandrieux qui revient une
nouvelle fois extraire la chair ouatée et partagée de quelques visages en gros plans palpitant (on y sentirait presque le battement de paupière des photogrammes) d'images-affection peut-être
susceptibles de contenir la pression viscérale et caverneuse de l'image-pulsion entretenue au carrefour de vieux scénarios pervers noyautés par la pornographie totalitaire. Revient alors au jour
son premier long-métrage, toujours aussi romantique mais autrement plus concentré :
Sombre (1998). Le geste est déjà souverain et solitaire, proposant moins de jouer la seule carte
expérimentale de la sensation contre la fiction que de tirer de chaque plan-comète une énergétique posée comme l'enjeu moteur d'une narration tramée de souvenirs cinéphiles persistants (
Nosferatu de
Friedrich Murnau, les grands moments expressionnistes du cinéma d'Ingmar Bergman, le voisinage plastique avec
David Lynch).
Avec son maître d'un théâtre de marionnettes itinérant qui cache en ses plis un
serial-killer sévissant dans les parages d'un autre été dévolu au règne du Tour de France de cyclisme
(impressionnant Marc Barbé, autant que ses pairs Stefano Cassetti et Vincent Gallo dans les rôles respectifs dans
Roberto Succo de Cédric Kahn et
Trouble Every Day de Claire Denis, tous les deux réalisés en 2001), il est ici autant question de faire peau
neuve offerte à quelques mythes inoxydables (la Bête de Gabrielle-Suzanne de Villeneuve revue par Jean Cocteau, le vampire de Bram Stoker revu par Friedrich Murnau et aussi
Carl T. Dreyer) que de trouer la peau d'un cinéma français consensuel soumettant l'énergétique des images à l'écran
de scénarios sériels et codifiés (trouer l'écran, autrement dit
« forcener le subjectile » pour reprendre à notre compte l'ouvrage que
Jacques Derrida a consacré à l'œuvre-pictogramme d'Antonin Artaud : cf.
Forcener le subjectile. Artaud, Dessins et portraits, éd. Gallimard, 1986). Traverser l'écran, c'est donc ce à
quoi s'astreindrait Philippe Grandrieux dès lors qu'il conçoit dans le soulagement des fers ou le relâchement du mors de la fiction sur-écrite le plan comme chair pictographique et partagée
(entre le filmeur et le filmé) et zone de quasi-indiscernabilité entre le personnage de fiction et son interprète réel. Jusqu'à voir l'impossible - à travers la figure, le fond sans fond du
« figural » (cf. Jean-François Lyotard,
Discours, figure, éd. Klincksieck, 1971, par exemple p. 135).
Cet intervalle brouillant transversalement l'ordre des discours et des représentations, comme un arc électrique en diagonale du champ de la signification déterminé par le langage et du champ de
la désignation donné par le sensible, c'est donc le
« figural » et ce serait bien la grande passion de Philippe Grandrieux - son
secret (jusqu'à l'écoulement des
sécrétions, part fluidique, intraitable et maudite). Lui qui cependant n'oublie pas que s'y joue aussi et surtout son propre désir, dans la
limite perpétuellement réitérée et renouvelée (c'est la surface intermédiaire d'un rivage) face aux frayages obscurs de la pulsion (le lac n'est pas qu'une surface entre deux obscurs, la forêt
pas loin et son propre fond dont on ne peut jamais revenir).
A l'endroit, insaisissable, mais pourtant bien localisable ponctuellement (par exemple dans la génial séquence d'ouverture de
Sombre, entre le théâtre de marionnettes hors-champ, son
maître pas moins visible mais lui-même comme manipulé du dehors par la pulsion qui le travaille en dedans, et ses jeunes spectateurs aux visages vrillés d'intensités modulées par l'évanouissement
du son
in et le défilement accéléré des plans), travaille la vérité (du
« figural »), non pas comme connaissance mais comme événement. Comme excès
résultant de la conjonction-disjonction d'états hétérogènes (la veille et le sommeil, le bruit et le silence, la lumière et l'obscurité, l'indifférence et la jouissance). Comme le sombre
(peut-être la tonalité propre à la vérité du/comme
« figural ») n'est peut-être pas identique à l'obscur (de la pulsion compulsivement attachée à rabattre la
figuration sur l'identification nécessaire à son exercice ainsi qu'à son échec structural - c'est alors la noyade), il faudrait aussi savoir distinguer ce qui se joue de décisif du côté
labyrinthique de l'oreille. Par exemple en entendant ce qu'il y a en-dessous (d'un rock à l'instar de celui prisé dans un bal populaire par un chanteur de variétés comme Johnny Hallyday) mais que
l'on entendrait d'abord (une machine de guerre néo-primitive ou archéo-moderne, bricolée spécialement pour le film par le génial Alan Vega, trépassé le 16 juillet dernier).
Dans
Sombre, il faudra donc entendre d'abord l'une des deux têtes pensantes et agissantes de
Suicide (le claviériste Martin Rev était l'autre), le grand groupe new-yorkais qui,
après le Velvet Underground, aura su à l'époque
punk réinventer le
rock en inventant une manière minimaliste mais extatique de
techno, pour y reconnaître le noyau dur
de radicalité enrobé par les bonnes manière du rock pour mémés du premier avatar français d'Elvis Presley. Comme si, au fond, le second figurait sur le plan musical ce que le premier aura su
inventer de
« figural » pour la musique rock, le King mourant en 1977 dans la graisse glucosée de Graceland pour ressusciter aussitôt comme un poète maigre et
beat de la radicalité, à la fois karatéka rouge et pirate noir qui restera comme l'auteur immortel de l'un des plus grands cris anti-impérialistes de l'histoire de la contre-culture
étasunienne. Ce sont les boucles de
Ghost Rider et les cris de
Frankie Teardrop, les déflagrations de
Viet Vet et le rockabilly réincarné de
Jukbox Babe, les
aboiements de
Bye Bye bayou et l'alacrité de
Speedway, ce sont tous ces spectres électromagnétiques qui toujours hanteront les nuits blanches du désastre américain dont tous
nous héritons.
Ce sont, avec ce Diogène électro-punk, des puissances d'incarnation et d'obstination, de résistance et de persévérance, de figuration et de défiguration, des intensités qui tournent en boucle en
projetant dans le futur l'archéologie fondatrice du rock'n'roll afin de rouvrir un autre avenir au rock que celui balisé par son formatage imposé par les industries culturelles. Ce sont des
intensités dont la danse d'Elina Löwensohn en Belle et vierge du film de Philippe Grandrieux se ferait le formidable relais, s'enfonçant dans les mines d'un rock variétoche pour y fourbir la
transe au diapason cinématique d'un cri primal. C'est toute une énergie primordiale au service d'une chorégraphie qui n'appartiendrait qu'à l'actrice. Comme une danse de Saint-Guy qui rend pataud
les mecs à côté comme la danse est cette possession intimidant, pas loin, la Bête.
Tant et si bien que, littéralement, Jean se fait Claire, le tueur en série en arrivant presque, à la toute fin de
Sombre, à sortir enfin de la forêt ou revenir du fond du lac pour
atteindre avec l'héroïne l'un de ses rivages solaires et sablonneux, ressemblant désormais, davantage qu'au vampire de
Nosferatu, à l'homme joué par George O'Brien dans
Sunrise -
L'Aurore (1927) de Friedrich Murnau. Au terme du labyrinthe mis en scène par Philippe Grandrieux où une route perdue (peut-être des Vosges ?) semble mener tout droit au désert (toujours
californien), Alan Vega apparaît comme celui qu'il n'aura jamais cessé d'être. Soit l'Ariane du rock, tout à la fois - c'était son truc de schizo - l'alpha de son
arkhè et l'oméga de son
avenir. L'étoile rouge et noire qui aura permis, à l'occasion d'un premier long-métrage de fiction longtemps médité dans les arcanes de l'expérimentation vidéo, de retrouver plusieurs chemins
menant à Ithaque : donc la part maudite du rock'n'roll sous les pavés de la variété, mais aussi Murnau et Dreyer de l'autre côté du miroir du cinéma français, et encore un rêve à la fois nocturne
et diurne ou romantique et américain ramené de paysages appartenant à cet enfer quotidien qu'est l'Hexagone placée sous tutelle franchouillarde.
21 juillet 2016