Il y a du sublime dans Collatéral et celui-ci se niche dans l'habitacle rouge et jaune d'un taxi. Son conducteur, Max, connaît par cœur les artères de Los Angeles. Sa maîtrise est la calculette logée dans un coin de sa tête, tout un jeu d'équations différentielles, une grille avec ses relations entre des fonctions inconnues (la destination et son heure) et des dérivées successives (l'état du trafic).
Le chauffeur est un nocturne et la nuit lui permet de tenir son cap à lui et rien qu'à lui, en conservant précieusement l'image de rêve qui redouble le miroir de son rétroviseur, cette carte postale des Maldives sur fond turquoise où il aimerait y implanter une société de location de limousines. Le calcul et le cliché définissent l'abscisse et l'ordonnée d'un diagramme dont Max ne décolle pas et c'est là une propriété de tous les personnages de Michael Mann, la structure même de leur psyché.
Entre le diagramme connectif et synaptique d'un cerveau obsessionnel et la carte d'une mégalopole dont la dimension tentaculaire se passe de tout centre-ville, il n'y a place que pour l'équivalence généralisée, la circulation des clients et des signes dont l'argent est le fétiche paradigme, tout ce qui fait permutation dans ce vaste échangeur qu'est L.A. En l'espèce, la rencontre est une probabilité rare, même une quasi-impossibilité. La sublime beauté de Collatéral tient dans ce quasi-là.
Ce quasi-là
Le balisage des cerveaux programmés pour s'adapter au quadrillage de la cité de quartz (Mike Davis), cette capitale du futur dès lors qu'il s'agit d'accentuer les divisions et les polarités en les hissant au niveau liquide, est une monadologie négative car les monades ont pour seule communication le langage universel du dollar. Le numérique en est la meilleure eau lustrale et Michael Mann l'aura très bien compris, en élargissant la focale pour atteindre au point de netteté maximal, quasi-absolu entre l'avant-plan et l'arrière-fond. C'est ainsi qu'il attrape tout : sur un bord, la fiction dont le moule hybride, avec son taxi et le tueur à gages qui s'y infiltre, le cinéma noir et le road-movie ; sur l'autre, les modulations argentées, clignotantes et magnétiques du documentaire.
Michael Mann porte des lunettes à double foyer et ses verres sont progressifs. Il peut ainsi voir grand et voir petit, micro et macro dans le même plan, ainsi la calculette dans le cerveau d'un homme ordinaire employé d'une compagnie de taxis et les mues successives d'un urbanisme qui change de forme comme d'ambiances sur l'autoradio, jazz, asiatique, latino-américaine. Mais le plus important va à l'intervalle, ce quasi-là qui n'est plus de netteté mais de flou pareil au point gris dont Paul Klee a parlé. Et avec lui, c'est mieux qu'un changement de braquet, moins affaire de vitesse que de dimension. On se croyait dans le même monde, il aura pourtant changé en qualité. Parce qu'une chose est arrivée, l'impondérable rencontre dont l'exigeante fidélité force à la sortie de route.
Collatéral s'appuie en vérité sur deux rencontres et la seconde tient à mettre la première à l'épreuve. Le redoublement des rencontres est ici rigoureusement dialectique : il y a la promesse incertaine (quand Max prend Annie dans son taxi, ça prend entre eux, il y a du jeu et puis de la séduction, c'est ineffable et moléculaire, des points de suspension ouvrant au-delà des vitres arrière et des portières à la possibilité d'une suite), immédiatement suivie par la révélation progressive de son anéantissement programmé (quand Vincent embarque dans la voiture de Max, c'est le scénario du tueur à gages qui prend alors le dessus et, parmi les cinq victimes de son agenda meurtrier, il y a la procureure instruisant le futur procès de gros bonnets de la drogue qui n'est autre qu'Annie).
L'amour en miracle du sans mesure
Annie est la figure que retient Max. Elle est arrivée par hasard dans sa vie comme si le ciel lui était littéralement tombé dessus, dans la guise d'un cadavre, le premier de la liste de Vincent. Ce qui est et s'est passé entre eux est d'un commerce qui n'a rien de marchand, le commerce des regards et des signes dont le mystère à la fois échappe et résiste à la sémiotique du capitalisme. Un jeu d'enfants (un pari entre la cliente et son chauffeur sur l'itinéraire à adopter) et son économie renverse la polarité dominante des pertes et des profits (Max a gagné le défi mais la course sera moins chère).
Les acteurs sont extraordinaires, Jada Pinkett-Smith n'a peut-être jamais aussi irradiante et Jamie Foxx émeut par son assurance infléchie de timidité. À la prometteuse levée d'une suite sentimentale, Vincent oppose la persécution et Tom Cruise est également génial. Un prince luciférien, séducteur et d'autant plus irrésistible qu'il est malicieux, et il ne s'interpose dans l'amorce d'une romance qu'à obliger Max à saisir la chance de s'extraire de sa coquille. La nuit passée ensemble aura une valeur initiatique. Quand une rencontre vraie a lieu, sa frappe impose alors qu'elle soit de vie ou de mort.
Une rencontre a eu lieu, l'événement miraculeux d'une stase provisoire et son temps qui fait fuir tous les chronomètres promet la difficile possibilité d'une relation, soit la construction d'une différence à l'endroit et en dépit de l'indifférence dans la métonymie. Vincent est un pur parasite, un démon à la brillance grise et métallisée dont le souhait implicite, formulée à Max d'emblée, est de finir, cadavre anonyme dans le métropolitain. Le point gris du flou est opacifié par le gris mat et métallique de Vincent, avant d'être relevée dans ce que Paul Klee appelait une « cosmogenèse ». Ce démon sans contenu propre est l'accompagnateur placentaire dont Max doit savoir se débarrasser, si collant et si captivant à la fois. C'est que Max a vu Annie et Annie l'a vu, lui. La rencontre mérite de laisser tomber un cliché avant de s'extraire de sa coquille d'œuf, le taxi qui fait une embardée quand le bureau de la procureur est devenu un piège mortel. Le vieil amateur de jazz noir l'aura dit pour eux quand le musicien novice qu'il fut raconte sa rencontre avec Miles Davis : une mise au monde.
La rencontre n'est pas seconde chance, mais nouvelle naissance. Une « cosmogenèse », là encore.
Le sublime dans Collatéral dit la grandeur de son auteur quand la dialectique du calcul et du cliché, si elle glisse sur les surfaces miroitantes et liquides de la netteté, a le flou pour désir, le point gris grâce auquel, contre toute opacité, l'incalculable peut émerger. L'amour en tant qu'il est impondérable, ce miracle qui dispense de tout calcul. L'amour en miracle de ce qui est sans mesure.
15 mai 2024