Ferrari de Michael Mann

L'ange de l'enfer

Enzo Ferrari, sa feuille de route a la netteté algorithmique des plans de l'ingénieur. C'est un furieux désir de vitesse qui l'anime mais la figure est froide, l'apathie semblable à un tortionnaire de Sade. Ce désir-là a en effet pour souveraine contrepartie de s'envoyer en l'air avec le corps de ses pilotes et de leurs spectateurs.

L'accélérationnisme est une barbarie qui n'a plus aucune justification extérieure, guerre mondiale et fascisme, mais la mortification même de ses dispositifs. Le machinisme est sacrificiel. Ferrari ? Un Baal de notre temps.

 



Le portrait de l'industriel en ange mélancolique du capitalisme est d'un classicisme achevé, carrossé de stars internationales (Adam Driver, Penélope Cruz, Sarah Gadon, Shailene Woodley), ces pièces rapportées que Michael Mann projette à coup de lentilles bifocales et de travellings compensés comme des pièces détachées sur la toile indifférente des paysages bucoliques d'Émilie-Romagne.

 



L'achèvement du classicisme s'expose d'abord dévitalisé ; sa concentration en fait cependant toute la carburation, un moteur à explosion différée.

 

 



En soi une forteresse noire

 

 

 


D'un côté, on reconnaît les tics du genre (l'orgueil dans l'ordre des affaires et des familles) et les tropes du réalisateur (le maniaque du contrôle y sacrifie son intimité). Ferrari est un Aviator sur roue (le film de Martin Scorsese, Michael Mann qui l'a produit en a longtemps porté seul le projet), un Mohican qui court après la vitesse pour aller plus vite que la musique.

 



Un Solitaire doublé d'un Manhunter - en soi Une forteresse noire.

 



D'un autre côté, la biographie se ramasse en quelques semaines, décisives, du printemps 1957. Le film prend malgré tout son temps, déjà en décevant bien des attentes (le film est peu spectaculaire, délibérément appauvri de la maestria de Heat, de Collateral et d'Ali). La langue anglaise rouée dans la farine italienne trahit un monde d'artefacts, d'abstractions et de simulacres.

 



La langue italienne, elle, n'est plus qu'un bruit de fond, celui d'une figuration qui, à la fin, se prend en plein dans la gueule sa plus obscène vérité : la plus infernale des défigurations.

 



L'accident de la course de Mille Miglia est de l'horreur pure, on n'avait pas vu une séquence pareille depuis des années. Le bolide s'envoie dans le décor et froisse la tôle classieuse en carambolant Week-end de Jean-Luc Godard et Crash de David Cronenberg.

 



Les spectateurs y sont fauchés comme des herbes, la moisson est un charnier. Ferrari arrive sur les lieux et ne voit rien de sa responsabilité, Baal insensible à l'horreur du collatéral.

 

 



Baal est un trou

 

 



A la gueule de dix kilomètres de long d'Adam Driver répond le visage en bloc de Penélope Cruz qui pèse des tonnes. On est si loin d'Ali, qui vole comme le papillon et pique comme l'abeille, de l'ange d'argent Tom Cruise dans Collateral, même du pirate informatique de Blackhat. Enzo et Laura sont l'un raide, l'autre lourde, sans grâce. Les deux autres héroïnes sont à peine regardées.

 

 


Un enfant mort intéresse plus le Commendatore que son autre fils vivant, issu d'un autre lit qu'il garde secret. La pointe finale de Ferrari est une autre percée d'horreur dans la vitesse. Quand un garçon apprend de son père qu'il a un frère, c'est pour le découvrir aussi vite décédé.

 



Ferrari a dans son dos le futurisme de Marinetti et devant lui, nous qui sommes en puissance tous devenus les victimes collatérales de l'accélération dans l'innovation capitaliste. Tout ange est terrible et Baal est un trou.

 



Ferrari n'est en rien un saint, mais un monstre sacré, le héraut apathique d'une très sacrificielle modernité.

 

 

 

16 mars 2024