Le cinéma détersif
de Michel Franco tient en une équation simple : des scénarios pervers filmés avec impavidité. Chez lui, le crapoteux mérite un regard de clinicien pour
dégraissant. La morale est conforme à l'époque : le surmoi commande au redoublement des jouissances, transgressives puis sanctionnées. On accepte cependant de voir que
Sundown fait son tout petit effet en poussant le curseur de la perversité à l'encontre du corps vitré de ses propres évidences. L'art se cache aussi dans le
cochon.
Ophtalmie
Le cinéma de Michel Franco tient en une équation simple : des scénarios pervers filmés avec impavidité. Chez lui, le crapoteux mérite comme détergent un regard de clinicien. La morale est conforme à l'époque : le surmoi commande au redoublement des jouissances, transgressives puis sanctionnées. Carlos Reygadas et Amat Escalante n'ont dès lors plus qu'à trembler devant celui qui leur colle à la roue en risquant de les dépasser. Rien de nouveau sous le soleil, donc, sinon qu'au Mexique il darde des rayons venus d'Autriche. Michael Haneke est en effet un maître dont la férule est revendiquée, celle du sujet supposé savoir jouissant brutalement de le faire savoir. Et ça marche fort, comme le prouvent les reconnaissances festivalières, cannoises et vénitiennes.
Un exemple ayant valeur de
paradigme est livré par la fin de Chronic (2015) qui, en passant, résulte d'un deal bien connu entre sa vedette et son
réalisateur (je te file un prix, tu me donnes un rôle - Tim Roth, alors président du jury Un Certain Regard, a en effet donné le prix à Después de Lucia de Michel Franco en
2012). Un long travelling-arrière sur un jogger joué par Tim Roth, infirmier à domicile qui prend sur lui tout le gâtisme du monde avant d'être soupçonné d'en tirer un certain plaisir, endort le
spectateur jusqu'à la sanction d'une voiture lui roulant sur le buffet. Un critique de renommée y a reconnu un geste de tendresse.
Le dernier enthousiasme suscité par Nanni Moretti ne vient pas de ses films mais d'une vidéo produite par Konbini où des réalisateurs sont invités à deviser sur leur cinéphilie dans un vidéoclub parisien, l'auteur de Journal intime (1993) retrouve des ardeurs du temps de sa jeunesse quand il évoque un test d'amitié au sujet de Michel Franco : qui aime ses films ne peut être un ami. On est surpris alors de lire des critiques souvent avisés mais, ici, victimes d'ophtalmies. On a un souvenir ému pour le physicien et mathématicien Joseph Plateau qui, un jour de 1829, a fixé le soleil pendant une vingtaine de secondes afin d'en étudier les conséquences physiologiques. En 1843, il est devenu aveugle. La science mérite peut-être de pareils sacrifices. On accepte cependant que Sundown fait son tout petit effet en poussant le curseur de la perversité contre le vitré de ses propres évidences.
Rien à foutre
(Camus et Antonioni, cuits et recuits)
Les métaphores ophtalmologiques s'imposent sans forcer dans Sundown. On a même envie d'écrire qu'elles nous font de l'œil. Un plan récurrent fonctionne ici comme un imparable leitmotiv : le soleil tape fort et, avant de ramollir les cervelles, il crame les peaux et brûle la cornée. L'objectif de la caméra procèderait alors comme pour un fond d'œil. Un précipité de bourgeoisie occidentale se prélassant sous le soleil d'Acapulco se vitrifie à vue d'œil mais ils n'ont pas d'yeux pour voir ce qui se décompose sous les nôtres. Sundown veut dire aussi occidental, l'allégorie est quand même aveuglante. En passant, il y a aussi du Ulrich Seidl (ce plan de plage avec ces obèses en maillots fluo) mais le sardonique se fait plus discret que son homologue autrichien (décidément !), plus retors aussi en instillant le poison de l'entropie dans ses propres inspirations culturelles, Albert Camus et Michelangelo Antonioni.
L'ophtalmologue n'oublie pas également tout ce qu'il doit à l'entomologie de Luis Buñuel. Mieux qu'avec des images signalétiques de poissons morts, de viandes qui grillent ou de cochons rêvés, vivants ou démembrés, le rapport à l'auteur de L'Ange exterminateur (1962) tient à ce que le surréalisme est une voie d'accès à un naturalisme se distribuant selon les pôles habituels du cru et du cuit. Cru et cuit sont facilement identifiables : d'un côté, sexe sans préliminaires et mort sans avertissement ; de l'autre, le mystère entretenu d'un refus de faire et de s'expliquer qui fait bouillir le cerveau du spectateur. Sauf que le naturalisme a pour seul mystère le fait, génialement énoncé dans Les Bonnes femmes (1960) de Claude Chabrol, qu'il n'y en ait justement pas, de mystère. Alors, quoi ?
Sundown commence comme un film de Michel Franco : une fête, des vacances, plaisance ou réception et puis, crac, ça déraille. On est à la maison et l'aiguilleur est à la manoeuvre, on a l'habitude, après tout on est même là pour ça. Une famille de riches héritiers d'un empire anglais du cochon venue se prélasser sur les hauteurs d'Acapulco se désagrège en trois temps : d'abord à la suite de l'annonce du décès de la mère, ensuite parce que le frère aîné, Neil (Tim Roth), joue les prolongations en restant au Mexique, enfin parce que sa sœur (Charlotte Gainsbourg) revenue le chercher se fait tuer par des kidnappeurs amateurs. Évidemment, l'aiguille culturelle s'affole. Neil est un avatar du Meursault de L'Étranger d'Albert Camus ; un autre du John Locke de Profession : reporter de Michelangelo Antonioni, ça crève les yeux. Le poste d'aiguillage a ses potentiomètres néanmoins truqués, d'une part en refusant à son personnage toute intériorité, d'autre part en préférant aux dérives transidentitaires le surplace d'un délitement radicalisé. L'écriture blanche, le désœuvrement bourgeois et les déserts de la modernité sont comme poissons morts ou abats rôtis, sans reste assimilés.
L'évidement est alors celui des séductions classiques, opacité et ambiguïté, neutralisées dans le diagnostic implacable du neurologue. Sous le soleil d'Acapulco, ce à quoi on a longtemps cru est cuit et recuit. La culture n'est pas de l'art fumé mais du cochon grillé.
L'aquoibonisme de Neil rejoint ainsi le je-m’en-fichisme de Michel Franco. Rien à foutre est leur mot d'ordre et on le partagerait en le leur rendant bien.
Cervelle de porc grillée
(frontal comme un lobe)
Sundown est platement allégorique : l'occident, ce soleil couchant, toute cette cochonnerie luisante qui sent le cramé, etc. Il n'en est pas moins chantourné par cette perversité que l'auteur sait cuisiner en ayant pour une fois le bon goût d'en diminuer la dose de piment dont il est coutumier. Cela se dirait ainsi : Tim Roth est un cochon sur le gril du plan, cuit par le soleil du regard de Michel Franco. Y aide la rousseur de l'acteur dont le bronzage s'arrête cependant à la poitrine. Au fond, c'est comme s'il s'agissait de refaire Chronic mais dans la guise d'une mise en abyme, autre manière de perversité : le corps déchéant est celui de l'acteur et l'autre qui en prend soin jusqu'à la duplicité est le réalisateur. La platitude n'est pas antithétique aux effets de plissement du sens.
On accorde à l'auteur un sens de l'aplanissement qui, au moins, sauve des allégories obèses et recuites du style de Nouvel Ordre (2020). Il n'y a pas un plan où l'on n'entend pas celui qui le peaufine nous seriner en sourdine : allez-y de vos interprétations, ne vous gênez pas, remplissez la piscine de vos eaux chlorées, au fond, vous le savez bien, il n'y a rien, rien sinon la réalité ultime d'un corps dont le désœuvrement a fini de relever d'une décision en tenant d'une décomposition avancée des fonctions cognitives. Bartleby ? Rien à foutre ! L'ophtalmologie aura moins conduit au neutre ou au troisième sens qu'à la neurologie. Le fond d'œil possède aussi cette frontalité qui caractérise les lésions du lobe frontal.
Dans le cochon grillé, la part la plus savoureuse serait donc la cervelle. Le cancer du lobe frontal qui ronge Neil a peut-être commencé avant même tout récit. Il serait, pourquoi pas, effectif dès le premier plan où celui-ci contemple des poissons en train d'asphyxier, puis dans le contrechamp suivant ses nièce et neveu qu'il regarde avec le même œil vitreux. L'abus de soleil est dangereux pour la santé et c'est ainsi que le soleil mexicain se vengerait des accidents de son occidentalisation forcée. L'entropie a en tous les cas des déploiement souterrains et neurologiques qui font la nique à tous les réflexes culturels et critiques, opacité et ambiguïté, désœuvrement et mystère, Camus, Agamben et Antonioni. Le post-post-post-antonionisme est toujours préférable chez Michel Franco que chez Sofia Coppola, voire chez Apichatpong Weerasethakul lost in translation avec Memoria (2021), quand il conduit, à force de désertification et d'épuisement, à l'exsangue de l'encéphalogramme plat.
Pourtant, Michel Franco n'ira pas jusque-là. En lieu et place d'un dernier plan apocalyptique, il a l'audace extrême (pour lui) du hors-champ dont l'indice est donné par une chemise que remue un peu de vent. L'indistinction des rapports de la décision (Neil sait ce qu'il fait) et de l'indécision (Neil se fiche bien de savoir ce qu'il fait), si elle a été dévorée de l'intérieur (Neil ne sait pas ou plus ce qu'il fait ou ne fait pas), est un secret malgré tout sauvée in extremis, comme l'ultime repentir du chirurgien qui n'oublie pas qu'il est aussi un soignant. Et qui avait déjà pris soin de la mexicaine du coin, Bérenice incarnée par la belle inconnue Iazua Larios, cette reine modestement racinienne que n'accable pas la réflexologie naturaliste du parasitisme social et des amours intéressées.
Le critique de renommée ne s'était-il donc pas trompé en parlant de tendresse chez ce cochon de Michel Franco ? Il est néanmoins douteux que Sundown puisse rédimer les errements précédents. Il est vrai aussi que Franco de porc nomme une bonne bière pour les uns, pour les autres une cuvée appréciée.
28 juillet
2022