L'écriture automatique, lard et l'os
Les cadavres exquis sont une invention poétique des surréalistes et Luis Buñuel, qui a frayé avec eux dans sa jeunesse, s'en est inspiré à l'occasion de ses deux premiers films co-réalisés avec Salvador Dalí, Un chien andalou (1929) et L'Âge d'or (1930), seuls essais de surréalisme en cinéma.
L'écriture automatique s'est voulue un ouvroir ludique aux chimères étranges de l'inconscient, ces cadavres exquis rappelant au sens qu'il a pour condition le non-sens. Mais il existe un autre genre de cadavres exquis, ceux que déterre la pulsion, ce chien andalou qui court, frétille de la queue et mord la peau de la civilisation dont bourgeois et bigots se disent les meilleurs à en assurer le gardiennage. L'écriture des cadavres exquis raconte alors la coïncidence des jeux de l'inconscient avec les faux-semblants de l'idéologie. C'est le fil du rasoir qui tranche à vif dans la chair de la réalité, en séparant ce qui tient de l'imaginaire qui colle de ce qui revient au réel qui cogne – lard et l'os.
C'est un jeu d'images à deux faces, la duplicité typique de l'animal psychique par excellence qu'est l'être humain, qui est mieux équipé pour délirer sa vie que pour la vivre. Le surréalisme qualifie un côté des choses, l'autre versant est un naturalisme (lard et l'os, encore). La nature humaine est un délire surréel, avec la production inventive de ses conventions sociales et historiques, et l'arbitraire qui est la vérité refoulée de leur supposée nécessité. Tout cela pour supporter l'intolérable, l'animal mortel que donc nous sommes et qui nous suit jusque dans nos rêves comme un chien de chasse andalou.
Ossuaire et bestiaire, rebuts et rébus
Les films de Luis Buñuel tiennent à la fois de l'ossuaire et du bestiaire. Y domine le figé, charognes, statues et squelettes comme y abondent les espèces vivantes, végétaux et animaux. Au milieu, jungle ou désert c'est idem, la seule bête est l'humaine avec sa bêtise monumentale et puis ses ruines, symptômes et déchets, ses rebuts qui en sont les rébus – des cadavres exquis. C'est pourquoi ses films font rire parce qu'ils se dédient à nos drôleries, bizarreries et autres idiosyncrasies (la contradiction règne, et la mauvaise foi qui la justifie). C'est pourquoi ils angoissent aussi dans la saisie de nos répétitions compulsives, de notre propension au mauvais infini (l'oubli est le meilleur moyen de repartir de zéro mais la tabula rasa mène à l'éternel retour qui, si peu, se vit comme amor fati).
Les années 60 et 70 représentent un grand moment buñuelien. On y retrouve tout ce qui nous accable aujourd'hui, la crédulité ignorée des incroyants et les remontées acides du fascisme, la bourgeoisie et ses marcheurs qui nous font marcher en excellant dans la farce et attrape, les rêves aussi laborieux que l'existence des rêveurs, le cinéma français avec ses drôles de façons et l'actualité politique avec ses bizarreries, la différence sexuelle elle-même qui est une tragi-comédie, avec ses prothèses et ses fétiches. Toutes choses et manières passées à la moulinette d'une absurdité qui fait sens, la bêtise et l'arbitraire, le désir qui est son insatisfaction même et la frustration qui pousse au passage à l'acte pulsionnel.
L'écriture automatique n'est plus un jeu littéraire, c'est le nom générique de la conduite impersonnelle, fantasque et tragique de nos existences. On n'est pas sorti de l'auberge quand elle est espagnole, c'est-à-dire non oublieuse aussi d'une tradition picaresque et cervantine. Chacun y apporte son boire et son manger, viande à mastiquer et os à ronger de tout ce qui nous fait et défait.
8 avril 2023
L'adaptation par Luis Buñuel du Journal d'une femme de chambre, le roman publié en 1900 d'après Octave Mirbeau, avait été initialement envisagée dans le cadre d'une transposition mexicaine avec Silvia Pinal en vedette, l'une des têtes d'affiche de son précédent film, le génial Ange exterminateur (1962). Ce projet aura été finalement réalisé en France que le cinéaste retrouve ainsi quelques années après trois coproductions franco-mexicaines (Cela s'appelle l'aurore et La Mort en ce jardin en 1956, et en 1959 La Fièvre monte à El Pao).
Cette version tournée seize ans après l'adaptation hollywoodienne du roman d'Octave Mirbeau par Jean Renoir consacre la première collaboration historique de Luis Buñuel avec le producteur Serge Silberman. Celui-ci s'est notamment illustré en ayant permis la réalisation de Bob le flambeur de Jean-Pierre Melville (1955) et du chef-d'œuvre testamentaire de Jacques Becker, Le Trou (1960). C'est une autre collaboration qui commence aussi, avec le scénariste Jean-Claude Carrière. Le jeune auteur d'une série de romans consacrés aux aventures de Frankenstein et publiés par le Fleuve noir sous le pseudonyme collectif de Benoît Becker vient alors d'enchaîner la participation scénaristique aux premiers films de son camarade Pierre Etaix, les courts-métrages Rupture en 1961, Heureux anniversaire en 1962, Insomnie en 1963 ainsi que le premier long-métrage Le Soupirant en 1962. Hormis les exceptions offertes par le moyen-métrage Simon du désert (1965) en guise d'ultime pièce mexicaine, Belle de jour (1967) produit par les frères Raymond et Robert Hakim et Tristana (1970) tourné en Espagne une décennie après le scandale de Viridiana (1961), la « période française » de Luis Buñuel se poursuivra avec quatre derniers longs, tous produits par Serge Silberman. La Voie lactée (1969), Le Charme discret de la bourgeoisie (1972), Le Fantôme de la liberté (1974) et Cet obscur objet du désir (1977) représentent parmi les meilleurs films que leur auteur ait jamais tournés.
En l'amicale compagnie de Jean-Claude Carrière, Luis Buñuel aura donné libre cours à une imagination débridée dont les écarts digressifs, parenthèses picaresques et autres coq-à-l'âne virant au marabout-de-ficelle ont en tout sens retourné le gant de cuir des mythes que se racontent à elles-mêmes une religion (la catholique) et une classe (la bourgeoise) qui en en imposent aux autres la comédie rêvée (pour elles quand, pour quelques autres, le rêve ressemble franchement à un cauchemar). Avec Le Journal d'une femme de chambre il s'agit de renouer avec la part la plus noire de son œuvre, celle où un pessimisme foncier déborde le lit du comique absurde caractéristique des jeux aberrants de l'inconscient.
Avec cette veine qui explose d'abord en Espagne avec Las Hurdes – Terre sans pain (1933) avant de rebondir ensuite au Mexique avec Los Olvidados (1950) et Abismos de Pasion – Les Hauts de Hurlevent (1954) d'après Emily Brontë, le tempérament naturaliste du cinéaste est à son comble. Son sang a viré au noir. Mais ce noir est, comme toute chose dans l'univers buñuelien, divisé. Duel, le noir est double – il voit double, coupé en deux comme l'œil tranché au rasoir de la main même du cinéaste dans l'essai inaugural Un chien andalou (1929) co-réalisé avec Salvador Dali tourné dans la queue de comète des avant-gardes cinématographiques. Noir sur noir. D'un côté, le noir corrosif de l'anarchisme mord à pleines dents, férocement, dans la chair putride d'un socius déliquescent décrit sans concession, à l'endroit où le matérialisme de Karl Marx se ferait « matériologie » (François Dagognet). Et c'est, de l'autre côté, le noir épais de la pulsion qui pousse l'animal humain à trouver un grand intérêt à se faire le prédateur de son prochain, selon que l'y avantagent le bénéfice naturalisé du rapport de classe ou l'avantage naturalisant du sexisme et de la violence masculine. Du sang improprement versé témoignera alors du mal propre à toute domination sociale.
Le noir compte double. Le sel de l'anarchisme se décline dans le fiel du naturalisme et c'est ainsi que Luis Buñuel est fidèle à Octave Mirbeau, tout en soutenant par ailleurs le paradoxe d'avoir été infidèle dans son adaptation du roman original. Certes, The Diary of a Chambermaid de Jean Renoir est une version cinématographique plus infidèle encore, qui fit d'ailleurs vaciller les certitudes de ses meilleurs exégètes de l'époque à l'instar d'André Bazin. Et si cette adaptation, contrairement au film de Luis Buñuel, retient le principe de la narration subjective sous la forme d'un journal intime tenu par la soubrette, elle en évacue aussi toutes les notations concernant les perversions sexuelles des maîtres, ainsi que la caractérisation de l'antisémitisme de leurs valets. Jusqu'à faire de l'héroïne une figure (renoirienne) qui cherche son rôle en en essayant plusieurs. Renoir a même remplacé le viol et le meurtre de la petite Claire par l'assassinat du capitaine Mauger par Joseph, qui plus tard est victime d'une foule en furie comme dans un film de Fritz Lang ou de John Ford. C'est pourtant un grand film qui a su inventer, à rebrousse-poil du réalisme populaire teinté d'impressionnisme des années 1930, une théâtralité de pur artifice offrant au récit (inventé par rapport au roman) du lynchage collectif d'un valet par la multitude déchaînée le jour du 14 juillet un écho à l'actualité d'une lutte des classes dont l'irrésolution laisserait incomplète la libération toute récente de la France du joug nazi. L'action de la fiction racontée par Jean Renoir a beau se dérouler en 1900 à l'instar de la situation exposée dans le roman, son film est pourtant chargé comme un explosif d'une actualité critique qui permettait au cinéaste français exilé aux États-Unis d'envoyer par film interposé quelques signes de vie comme autant de fusées éclairantes. Et, parmi elles, on reconnaîtra les signaux d'un désir d'émancipation se devant d'excéder le seul cadre de la problématique nationale en abordant le traitement politique de la question sociale afin d'éviter d'autres crises aussi mimétiques que catastrophiques.
De son côté, Luis Buñuel plonge directement dans la matière libidinale et rance de rapports sociaux rassis dans la domination multiséculaire d'une bourgeoisie provinciale héritière de la vieille aristocratie foncière, tout en proposant avec Jean-Claude Carrière (qui interprète ici un curé) le déplacement original du contexte historique du début du siècle à celui de la fin des années 1920. D'abord, l'adaptation apparaît contrastée, travaillée par des élans contradictoires. Imparable dans le portrait acide (Michel Piccoli joue excellemment le parvenu obsédé et dégoûtant et il l'est cependant moins que Joseph le palefrenier sadien incarné de façon inoubliable par Georges Géret, figure fascinante d'obstination dans la politisation extrémiste du ressentiment qui le constitue organiquement), elle semble plus compliquée dans le traitement de son héroïne. Célestine, interprétée par Jeanne Moreau qui y a trouvé l'un de ses plus grands rôles, est un personnage boiteux comme le sera d'une autre manière Tristana, moins perverse que son modèle romanesque puisqu'elle refuse de suivre Joseph épris d'elle, en s'efforçant même de le faire écrouer pour le crime sordide qu'il l'a commis.
Le Journal d'une femme de chambre possède des saillies terribles. Il distribue quelques piques fatales dont les effets de résonance sont par ailleurs démultipliés en raison de la transposition du récit d'un contexte historique à l'autre. Certes, Célestine est un personnage sauvé de l'infamie parce qu'elle ne décide pas de suivre Joseph jusque « dans le crime » pour reprendre les mots de son modèle littéraire. Elle serait d'autant moins corruptible qu'elle aurait couché avec ce dernier uniquement pour lui permettre de fabriquer le faux indice servant à le faire inculper pour le meurtre d'une gamine de la région (c'est d'ailleurs une séquence totalement inventée par les auteurs de l'adaptation). Mais la vaillante et sympathique soubrette, qui sait parfaitement profiter du capital symbolique apporté par ses origines parisiennes en en usant comme d'un tampon face aux remontrances de sa maîtresse ou aux envies pressantes de ses maîtres, est une figure de la révolte individuelle dont l'inconséquence politique est à la fin totalement manifeste. Le coup du faux indice ne permettra effectivement pas à Joseph d'être inculpé pour le crime dont il est sans l'ombre d'un doute responsable (alors que la chose n'est dans le roman jamais attestée, même si veut y croire l'héroïne). L'individu partira comme prévu pour Cherbourg en y devenant un bistrotier respecté de ses clients. Et Célestine de se marier avec le voisin irascible mais fortuné, le vieux capitaine Mauger, exécrable bonhomme qui ment devant un juge en jurant sur son honneur d'officier décoré, qui renvoie sa bonne après dix ans de bons et loyaux services (y compris sexuels) parce qu'elle est devenue vieille, et qui satisfait aux exigences domestiques de sa jeune épouse en lui offrant en contrepartie un bien maigre pouvoir symbolique.
Les audaces de Célestine, son insolence et sa franchise, ses regards coquins qui en disent long, sa malice voire son impudence, tout cela n'aura au fond servi à rien ou si peu. Certes, Marianne est sauvée des griffes du lubrique maître de maison qui croit bon citer André Breton pour justifier ses pulsions (son beau-père préfère pour sa part la lecture de Joris-Karl Huysmans). Mais la bonne est quand même rudoyée par son nouveau patron qui houspille la bonniche sans ménagement, ni l'aide d'une camarade de galère devenue dans l'intervalle sa maîtresse. Pendant ce temps, Joseph n'est plus seul, par exemple dans la compagnie du sacristain, à proférer publiquement sa haine des Juifs qui se déverse dans la rue. Il lui suffira d'ailleurs d'entonner un fier « Vive Chiappe » pour être immédiatement suivi par la foule qui s'enfonce dans l'image en faisant bégayer ou tressauter la continuité du flux filmique.
A quoi servent donc les petites rébellions individuelles confinées dans les espaces domestiques quand la politisation du ressentiment occupe à ce point l'espace public ? C'est ainsi que Le Journal d'une femme de chambre emporte, après quelques atermoiements scénaristiques, définitivement le morceau, taillé dans une viande abjecte et saignante, baignant dans l'huile d'un ressentiment qui remonte à l'âge féodal. C'est une macération de plusieurs siècles qui noircit en effet au charbon les paysages normands. C'est elle qui fait monter la température d'une frustration généralisée, manifeste dans les douleurs corporelles innommables de Madame, dans ses dépenses pour faire avorter les bonnes engrossées par Monsieur, dans le fétichisme (éminemment buñuelien) des chaussures privilégié par le père de Madame (qui meurt en voulant nettoyer ce qui doit demeurer le symptôme d'un mal propre). Et dans la fureur sexuelle et l'antisémitisme du palefrenier qui substitue à une analyse concrète de sa situation la pratique d'une haine abstraite à coup de tracts et de matraque.
A cet égard, le film est tout simplement génial quand il montre que le four de la haine raciale ne s'est jamais trouvé ailleurs que dans les écuries de la domestication de classe. L'antisémitisme dans sa variante populaire aura été mis au monde après des siècles de macération mélangeant l'anti-judaïsme catholique à l'aliénation domestique et la promiscuité sexuelle au ressentiment de classe mal digéré ou assimilé. Le bestiaire est bien une affaire d'animaux – des mouches et un crapaud, un cheval et un jar, un lièvre et un sanglier, des chiens et des escargots, un papillon flingué comme un pigeon. Mais s'y joint sans faiblir l'animal humain, la bête humaine qui, lorsqu'il crie au loup pour rire comme Joseph en direction de Claire, prend quelques secondes pour accepter de céder enfin à la pulsion du loup à l'encontre de la petite fille. Ce plan est l'un des plus terrifiants jamais tournés par Luis Buñuel (Claude Chabrol s'en souviendra), tout autant que celui du cadavre de la victime, les cuisses recouvertes de son sang auquel se mêle la bave des escargots qu'elle venait de ramasser.
Il n'y aurait à cette époque que Mouchette (1967) de Robert Bresson pour offrir avec l'aide de Georges Bernanos une peinture aussi sombre et cruelle de la campagne française, si épaisse qu'elle corrompt toute innocence, qu'elle avilit toute enfance. A partir du crime, le film bascule dans un enfer sans retour. Il était quelquefois si drôle, il ne l'est plus que par intermittence, il l'est même de moins en moins. L'horreur gagne toujours plus de terrain et la sympathie donnée à la révolte individuelle de Célestine se réduit comme peau de chagrin, mitée par le limon acide de l'antisémitisme militant dont l'Histoire a montré depuis qu'il s'est donné le boulevard de la mort du judéocide. On voudrait bien rire de Monsieur courant après Marianne après avoir été tant moqué ou rabroué par Célestine et sa propre épouse, mais son pouvoir lui permet d'imposer sèchement le rapport sexuel qui fait couler aux yeux de l'extraordinaire Muni des larmes qui crèvent le cœur. Le mal est fait. Il l'est en format large, noir sur noir.
Noir sur noir, Le Journal d'une femme de chambre l'est en effet mais dans son refus de confondre redondance et littéralité, pas si éloigné au fond de l'outre-noir de Pierre Soulages. Dans l'intervalle des noirs plus ou moins brillants et réfléchissants, noirceur de la fabrique sociale de l'antisémitisme sur une bande et sur une autre, noirceur des rébellions solitaires noyées dans l'encre passionnelle du ressentiment collectif, il y a l'histoire qui bégaie comme tressaute le défilé de l'Action française dans la conclusion orageuse du film.
Jean Chiappe, Luis Buñuel s'en souvient déjà très bien puisque le préfet de police de Paris de l'époque, ami des ligues fascistes, avait pris un arrêté interdisant L'Âge d'or (1930) co-réalisé avec Salvador Dali et dont les premières projections avaient subi l'assaut de dizaines de nationalistes déchaînés. Pourtant, son adaptation du roman d'Octave Mirbeau ne se réduira pas au seul règlement de compte de l'artiste envers le flic. Le film est vissé par la hantise des vies multiples du serpent réactionnaire comme autant de mues et de peaux successives (cette force diagonale de l'actualité, transversale à plusieurs époques, est ce qui fait défaut dans l'adaptation lisse et bon teint du Journal d'une femme de chambre par Benoît Jacquot en 2015).
En 1900, Octave Mirbeau écrit son roman tandis que l'Action française n'a que deux années d'existence. En 1928, date de transposition de l'adaptation buñuelienne, les ligues fascistes offrent au nationalisme et à l'antisémitisme l'occasion d'un regain bordé d'un côté par les victoires politiques des troupes mussoliniennes et hitlériennes, de l'autre par l'horreur du communisme et de la révolution bolchevique. En 1964, la guerre d'indépendance du peuple algérien n'avait cessé que depuis deux ans seulement mais le terrorisme de l'OAS continuait encore à sévir en donnant au camp réactionnaire de quoi se requinquer à l'époque des décolonisations (Cherbourg est la ville où résonne l'Algérie comme le montre, contemporain du film de Luis Buñuel, Les Parapluies de Cherbourg de Jacques Demy). Aujourd'hui, l'extrême-droite est cette force politique qui est arrivée cette année, et pour la seconde fois dans l'histoire de la Vème République, au second tour des élections présidentielles.
Revoir le film de Luis Buñuel permettrait alors de comprendre que les années 1930 seraient de retour, une nouvelle fois devant nous, si l'on ne comprenait pas, enfin, que les révoltes individuelles sont inutiles face au marais du ressentiment collectif macérant dans l'obscène promiscuité des maîtres de la domination et leurs esclaves. Toutes choses égales par ailleurs, les tortionnaires algériens et leurs héritiers politiques ne seraient donc que les palefreniers de la baronnie au pouvoir, qui est parrainée par l'église catholique et universelle du capital.
17 août 2017
La religion catholique a été l'une des grandes obsessions de Luis Buñuel. Le cinéaste n'aura eu de cesse en effet de s'amuser, tantôt à contrarier les croyants piqués par le vif du réel ébranlant les assurances de leur foi, tantôt à pointer en notations grotesques l'arbitraire parfois aberrant au principe des normes ecclésiastiques et des conventions théologiques.
Le garçon d'origine aragonaise passé par les rigueurs d'une éducation jésuitique, qui fut aussi celle d'Alfred Hitchcock, n'a pas seulement converti les mortifications de l'adolescence en charges anticléricales énergiques, il a reconnu aussi dans la foi, jusque dans ses manifestations les plus perverses, une persévérance distinctive de l'animal humain dans la tenue si précaire et difficile, si folle d'un peu de sublime. On pourrait diviser en deux la série des quatre films entièrement consacrés par Luis Buñuel à la religion. Soit en raison d'une approche réaliste confinant au naturalisme et consistant à mettre à l'épreuve la foi du croyant bousculée par les volte-faces du réel et torpillée par l'aiguillon de la pulsion (Nazarin en 1958 et Viridiana en 1961, deux fictions d'après Benito Pérez Galdós comme le sera encore Tristana en 1970). Soit parce qu'une perspective davantage surréaliste court-circuite les mythes en soutien à la « légende dorée » que se raconte à lui-même le catholicisme afin d'en imposer aux autres la glorieuse mise en scène (Simon du désert en 1965 et La Voie lactée en 1969, deux films comme des paraboles qui diabolisent l'ordre symbolique représenté par l'église).
Simon du désert, ultime réalisation mexicaine du cinéaste qui aurait dû bénéficier de plus grands moyens matériels (d'où la durée d'un moyen-métrage d'une quarantaine de minutes), représenterait le film idéal de la transition. Parce que son héros, joué par Claudio Brook, est encore une figure de croyance éprouvée par les appels du pied d'une diablesse furieusement interprétée par Silvia Pinal. Et parce que l'incarnation d'une ascèse absolue représente également une exemplarité populaire dont le mythe est autant susceptible de provoquer plus d'une crispation pour l'autorité ecclésiastique qu'il sera retourné comme un gant à l'occasion de la grande pirouette finale. Inspiré par Federico Garcia Lorca, Simon du désert met en scène un avatar hispanophone de Saint Siméon le Stylite, anachorète syrien du cinquième siècle après Jésus Christ et canonisé par l'église pour avoir porté sa foi en haut d'une colonne durant trente années. Simon vit en un lieu et une époque relativement indéterminés, les temps reculés du christianisme primitif pouvant en un raccord éminemment surréaliste amener aux temps modernes où les boîtes de nuit ont remplacé les catacombes. Et les peuples idolâtres qui se suivent se ressemblent effectivement, d'une histoire l'autre dans la répétition statique d'une Préhistoire qui tarderait alors à s'accoucher elle-même comme Histoire.
Le raccord surréaliste ne l'est alors qu'en raison d'un réalisme supérieur, qui fait traverser à quelques motifs invariants tous les « âges du monde » comme l'aurait dit Friedrich Schelling afin d'en vérifier l'invariable pertinence. Toutes choses qu'on le remarque dès le diptyque inaugural, de la fin de Un chien andalou (1929) au début de L'Âge d'or (1930) tous les deux co-réalisés avec Salvador Dali. Cela, Luis Buñuel le fait mieux que personne et les modernes qui suivront le savent en s'en inspirant pour leur propre compte. Déjà Orson Welles pris dans le work-in-progress tourmenté du tournage de Don Quichotte à la fin des années 1960, mais aussi Jean-Luc Godard et Pier Paolo Pasolini, les brésiliens Glauber Rocha (qui a droit à une petite apparition) et Joaquim Pedro de Andrade en passant par Alejandro Jodorowsky et Manoel de Oliveira et aujourd'hui João Pedro Rodrigues, jusqu'à ses assistants qui deviendront réalisateurs (au Mexique avec Arturo Ripstein, en Espagne avec Pere Portobella).
D'un côté, Simon résiste aux tentations charnelles d'un diable provocateur et métamorphe (une femme portant une cruche, une écolière en jarretelles et repartant en vieillarde décharnée, une divinité païenne et barbue, un cercueil automobile). Le démon lui apparaît dans des visions hallucinatoires qui renseigneraient en passant sur quelques fantasmes inavoués, personnels autant qu'impersonnels. L'obscène tentation pour l'ascète amoureux de la nature consiste aussi en un reste spectral et insistant de paganisme que le christianisme n'aurait jamais alors vraiment dépasser comme en atteste La Légende dorée composée entre 1261 et 1266 par le dominicain et archevêque de Gênes Jacques de Voragine afin de concevoir une mythologie chrétienne, avec ses vies de saints et de martyrs, se proposant d'assimiler les antiques croyances païennes. D'un autre côté, Simon fait de son exemplarité même le support légitime de leçons administrées au tout venant, prêtre pris au piège d'une description trop détaillée d'une femme pour ne pas être marquée de lubricité, gardien de chèvres qui se réjouit du plaisir de presser la pie de sa biquette, un autre prêtre plus jeune et imberbe, Matthias, dont l'innocence sautillante pourrait être la source d'obscures tentations.
L'inconscient est en effet le lieu où le soi est assailli par l'Autre, sous les différentes espèces de la pédophilie ou de la zoophilie contre lesquelles le héros se défend alors comme il peut, en s'imaginant par exemple avec sa mère en train de gambader comme un gamin ou un cabri.
L'anachorète est donc une figure de contradiction. Son désir de hauteur se voit dialectisé, contrebalancé par un appel à la pesanteur figuré par un berger nain qui n'hésite pas à le tancer (et le stylite de reconnaître alors qu'en raison de son alimentation, ses excréments sont comme des crottes de bique). Simon avait déjà convenu d'accepter, et cela d'emblée, la proposition d'un changement de colonne en cédant à une volonté de prestige partagée par le consensus populaire qui profite du spectacle d'une colonne plus grande et mieux conçue offerte par un riche miraculé nommé Praexes. On imagine qu'une telle puissance, aussi visiblement phallique et accordée à l'homme de foi le plus héroïque dans sa performance, pousse à la jalousie cet autre prêtre nommé Trifon dont la possession diabolique, bave écumante à l'appui, sera le meilleur moyen, ainsi que le plus ostentatoire, de convertir un péché capital en œuvre de Satan. Le moment est d'ailleurs croustillant, aussi savoureux que celui d'apprendre que l'ascète est en haut de sa colonne depuis six ans, six semaines et six jours (on reconnaîtra ici le fameux chiffre de la Bête, 666), où la ventriloquie satanique autorise à proférer des insanités blasphématoires. S'y opposent alors les autres prêtres qui, d'ailleurs, finiront tous par s'emmêler les pinceaux (et même ne pas ou plus savoir ce que signifie l'apocatastase, soit la restauration finale de toute chose dans son état originel).
Avant cela, le miracle accompli d'un paysan qui retrouve ses mains coupées voit la joie s'effacer aussi vite au profit des contraintes laborieuses et le miraculé, agacé d'y repenser, de bousculer avec ses pognes revenues à leur place sa gamine. A l'instar de la réussite mais seulement à 50 % des miracles de Jésus dans La Voie lactée, la force critique de cette séquence aurait été sérieusement affaiblie si le choix avait été de refuser tout miracle afin d'avérer l'impasse réelle de la croyance magique au principe des actions miraculeuses. Le plus important consiste ici à ce que la réussite soit réelle mais relativisée, autrement dit dialectisée, c'est-à-dire encore boiteuse et amputée (comme le film lui-même d'ailleurs, le moyen-métrage représentant aussi l'amputation réelle du long-métrage rêvé).
Le miracle est aussi mortifié et mutilé que l'est au fond l'humanité buñuelienne, régulièrement affectée par les stigmates d'une tératologie qui se poursuivra chez Alejandro Jodorowsky. Elle qui peut croire d'une foi menée jusqu'à l'auto-aveuglement, et qui peut aussi ne marcher qu'au pragmatisme du besoin et de l'intérêt satisfait au risque de la bascule pulsionnelle. Le strabisme divergent de Trifon, partagé par le cinéaste, ainsi que les déformations physiques accablant la démarche du berger manifestent autrement ces claudications qui triompheront dans l'audacieuse conclusion du film. Le désert antique de l'anachorète y devient, à la suite d'une pirouette satanique, un night-club new-yorkais où s'agite frénétiquement une jeunesse électrisée par la musique rock, comme possédée par une danse de Saint Guy qui est qualifiée ici de « chair radioactive ». D'un désert (dépeuplé) l'autre (surpeuplé), la jouissance fusionnelle l'aura donc emporté sur l'opérateur de différenciation qu'était l'appétence au sublime. Abolie la grandeur phallique offerte à Simon érigé en héros solitaire du credo mystique tutoyant les cieux, jusqu'à l'ulcère de la jambe le soutenant comme un héron de la foi, au bénéfice de l'urbanisme massif des buildings dans des plans filmés en courtes focales. Comme Robinson Crusoé sur son île dans l'adaptation du récit de Daniel Defoe qu'en a donné Luis Buñuel en 1954, Simon est un naufragé mais le second figure cependant l'inverse exact du premier. Car l'île de la robinsonnade obligeait l'homme de la modernité primitive à redécouvrir dans une solitude radicale les manifestations d'une nature toujours plus oubliée, quand la boîte de nuit anéantit toute possibilité de béatitude comme de solitude contemplative.
La jouissance sublimée dans la performance de la foi explose dans les fracas d'une désublimation rappelant que l'énergie électrique du rock trouve aussi son foyer obscur dans la bombe atomique (une vérité retrouvée par David Lynch dans l'immense huitième épisode de la troisième saison de Twin Peaks). Mais le plus touchant consiste surtout à voir Simon, bien mis et fumant la pipe, restant tout seul dans son coin malgré les appels du pied de Satan. Comme un être mélancolique qui refuserait de rejoindre la sarabande en préférant peut-être se souvenir d'une autorité mortifiante et phallique qu'il voulait jusqu'au bout incarner, désormais circoncise par les sirènes bruyantes et surmoïques de la modernité. Simon du désert est une immense parabole diabolique, immense non seulement parce qu'elle soumet toute foi aux piqûres de rappel élémentaires de l'inconscient et de la pulsion, mais aussi parce qu'elle persévère dans le souci du désert en le voyant croître à travers tous les âges du monde.
18 août 2017
On croit ou voudrait croire à l'idée qu'il y aurait plus d'un monde séparé de surcroît par l'hermétisme le plus strict qui soit. Ainsi, le monde des fantasmes de Séverine Sérizy (où s'expose en visions surréalistes son goût pour l'humiliation) serait distinct de ses souvenirs (où les attouchements d'un plombier monnayés du refus de communier auraient mis fin à l'innocence du temps de son enfance). Et tout aussi différenciés seraient le monde où son masochisme serait effectif, mais seulement avec les clients de la maison close de Madame Anaïs entre deux et cinq heures, et le monde de la bienséance bourgeoise à laquelle elle est attachée au titre de l'épouse bien élevée et appréciée de l'un des chirurgiens les plus importants de la capitale, Pierre Sérizy (Jean Sorel, un acteur descendant réel des Capétiens).
Ainsi, les vaches seraient aussi bien gardées que les taureaux de Camargue le sont par Pierre et le faux ami Husson, dans une vision fantasmatique couturée de transgression et de culpabilité (l'un des bovins s'appelle Remords, l'autre Expiation), parodiant au passage L'Angélus de Jean-François Millet. Il est vrai que les cloches qui sonnaient naguère pour accorder le temps du travail au temps de la prière ont été remplacées dans la vision de Séverine par des grelots récurrents qui relient un landau de conte à la clochette agitée par un client asiatique (on le dit Japonais, l'acteur Iska Khan est d'origine mongole). Et cette même clochette à la perle dont Madame Anaïs dit en la comparant à l'héroïne qu'on peut l'enfiler par les deux trous. Séverine Sérizy et Belle de jour représenteraient-elles les deux visages opposés d'une féminité certes clivée entre frigidité conjugale et perversité extraconjugale, mais dont les clivages s'acoquinent des cécités volontaires d'une bourgeoisie considérant hypocritement qu'il n'y a rien de plus important que sauver les apparences ? La bourgeoisie n'est-elle pas, après tout, la classe par excellence dans l'excellence des apparences ?
Le postulat matérialiste partagé par Luis Buñuel et Jean-Claude Carrière, consistant à l'étendre notamment jusqu'au champ de l'inconscient, consiste à montrer pourtant qu'il n'y a qu'un seul et même monde, cependant saisi dans le fil parallactique d'effets de torsion et de réversibilité dignes de la topologie aberrante d'un ruban de Möbius, aussi bien apprécié par Jacques Lacan qu'au cinéma avec Jacques Rivette et David Lynch. C'est ainsi que les auteurs auront adapté Belle de jour (1928) de Joseph Kessel, paru à l'origine en feuilleton dans le journal de la droite nationaliste Gringoire cofondé par l'écrivain et situé à l'autre bord politique où se trouve Luis Buñuel. D'une part ils sont contracté le récit des traumatismes de l'enfance en courts flashs intransitifs déliés de leur pouvoir de causalité explicative. De l''autre ils se sont débarrassé par une pirouette géniale d'une fin moralisatrice où les errements sexuels de l'héroïne doivent se payer de la blessure invalidante et du mutisme réprobateur de son mari. Enfin ils ont brouillé toujours davantage les lignes de démarcation censées distinguer l'onirisme du réalisme, le souvenir rêvé de sa retraduction fantasmatique.
Du roman au film, la peur nourrie par Séverine d'un dévoilement de la vérité concernant sa double vie se dissipe alors dans l'indistinction labyrinthique des images, comme une surimpression qui se retiendrait de devenir un fondu enchaîné (il y a une étonnante dans le film), la réalité retournée comme le rêve d'un fantasme réalisé. Les atermoiements vécus comme des dichotomies par une héroïne zigzagant entre l'introversion maritale et l'extraversion prostitutionnelle n'expriment plus l'échec schizophrénique d'une obligation à la retenue comprise comme tension extrême exigée par une classe sociale dans l'organisation culturelle de la répression de la libido. Au contraire, cet écartèlement atteste que l'obscénité est le supplément spectral de la civilité bourgeoise, l'autre scène dont la hantise appartient à la seule scène d'une réalité sociale qui ne veut coïncider avec elle-même (son idéologie sert d'ailleurs à cela, moins à colmater qu'à feindre le colmatage des brèches, de ses fractures propres comme des frictions relatives au non-rapport de ses rapports avec les autres classes).
Les passages d'une scène à l'autre qui s'effectuent selon des torsions semblables au pli du ruban de Möbius ne sont au fond que les coulissements des vases communicants chers à André Breton. Ils seraient semblables encore aux renversements d'un sablier, le fantasme nocturne et personnel renversé en grand rêve diurne et collectif. Ainsi, la discrétion devient obscène (son incarnation exemplaire est le bourgeois Husson génialement interprété par Michel Piccoli, suave et sadien comme en préparation de son interprétation du marquis de Sade dans La Voie lactée en 1969). Et l'obscénité se fait toute discrète (c'est avec le maniement de l'ellipse, du sous-entendu et de la suggestion le jeu en évanescence et rétention de Catherine Deneuve qui sera plus expressive et grimaçante dans Tristana en 1970). D'un côté, la substitution paradigmatique des grelots aux cloches témoigne que l'absence de Dieu dénude la jouissance pour l'exposer comme « Chose » impossible dont l'accès appelle une mortification analogue aux pénitences des croyants. De l'autre, la perle aux deux trous est la métaphore circonstanciée comptant double du sexe par devant et par derrière et son énonciation révèle que le monde est un seulement comme sphère de part en part trouée.
Il n'y a donc qu'un monde sphérique mais l'on peut le prendre des deux côtés, par devant et par derrière, par exemple sur le versant de la pulsion et sur celui de son rêve de sublimation. Et la jouissance est le fil tranchant qui les relie en coupant, glissé de part et d'autre du chas de la propreté (le propre de la bourgeoisie identifié à ses propriétés) et du trou de l'impropriété (l'impropre en guise d'un abandon fantasmatique à la souillure, la forme sacrale et archaïque d'appropriation cependant compliquée par l'impropriété plus fondamentale de la pulsion). C'est pourquoi le tailleur Yves Saint-Laurent et la boue jetée au visage sont pour Catherine Deneuve un seul et même vert foncé, seulement dégradé à l'image dans le coloris de ses tons caca d'oie finement saisis par la caméra et les images veloutées de Sacha Vierny.
C'est pourquoi il faudrait aussi cesser une bonne fois pour toutes de délier à la suite de Gilles Deleuze le cinéma de Luis Buñuel du surréalisme sous prétexte de lui redonner une identité naturaliste mésestimée. Les vases communicants hérités d'André Breton représentent pour le cinéaste, de fait très proche par certains aspects de Jean Renoir (ils ont tous les deux adaptés Le Journal d'une femme de chambre d'Octave Mirbeau, Jean Renoir n'a pas oublié L'Âge d'or en tournant La Règle du jeu et Luis Buñuel faillit faire un remake de La Chienne), le moyen de faire communiquer les vases respectifs du naturalisme et du surréalisme, l'un n'étant au fond comme pour un tissu que l'avers ou l'envers de l'autre (la plaque de Madame Anaïs avertit les passants de ses activités de modiste). La pulsion en vérité (indifférente aux différences de classes) de l'animal social privilégiée par le naturalisme et le rêve prôné par le surréalisme en vérité mythique d'une classe se représentant à elle-même et pour les autres la classe par excellence (classe de rêve, classe sublime) constituent les deux faces du matérialisme buñuelien. Plié par la veine de l'inconscient, la vision engage également un structuralisme (qui éclatera avec une intensité inégalée, y compris par un disciple obstiné comme Otar Iosseliani, avec la grande série des films picaresques et digressifs, La Voie lactée, Le Charme discret de la bourgeoisie en 1972 et Le Fantôme de la liberté en 1974).
Il n'y a qu'un monde électrisé par l'écart parallactique de la pulsion qui morcelle et amoncelle et du rêve qui englobe et sublime, l'un l'autre se compliquant réciproquement dans une topologie aberrante à la Möbius. Il n'y a qu'une vision comme l'œil lacéré au rasoir d'Un chien andalou (1929) co-réalisé avec Salvador Dali, image à valeur paradigmatique et programmatique de toute l'œuvre, déchirée par l'écart d'une réalité rêvée mais dont la dentelle est perpétuellement piquée, disjonctée par l'aiguillon électrique de la pulsion. Il n'y a qu'un seul monde dont Séverine Sérizy est une figure subjective, singulièrement expressive, où les traumatismes tenus cachés, les fantasmes refoulés et leur discrète mise à l'épreuve forment une composition immanente en dépit des accrocs. Elle recouvre au final autant l'immobilité du mari cloué à un fauteuil d'handicapé depuis qu'il a été victime de la jalousie d'un client de Belle de jour, que par sa miraculeuse guérison garant que l'immobilisation n'aura été qu'un artifice apprécié des masochistes toujours désireux de geler le mouvement. Le client possessif c'est Marcel, voyou aux manières de danseuse princière et désargentée, l'or remplaçant sa mâchoire supérieure édentée, superbement incarné par Pierre Clémenti, voleur avec le truand joué par Francisco Rabal de la recette d'un cinéma des Champs-Élysées projetant le grand succès du moment, Un homme et une femme (1966) de Claude Lelouch.
Il n'y a qu'un monde en forme de perle, comme une larme gélifiée au coin de l'œil un jour d'hiver; Sa discrétion fonde le charme de la bourgeoisie en consistant à retourner l'envers de secrets sur l'avers en tissu où s'affiche la vive ponctuation des sécrétions (une tache de sang censée indiquer que la vierge est une perle ayant bel et bien été enfilée des deux côtés). C'est pourquoi l'hiver est la saison de Belle de jour parce qu'elle est la saison préférée du masochiste, l'époque du gel et de la pétrification qui sied en effet à l'héroïne faisant de sa frigidité la garantie de la froideur nécessaire à l'exercice de son masochisme. D'ailleurs, Séverine est aussi le féminin de Séverin, prénom du héros de La Vénus à la fourrure de Léopold von Sacher-Masoch dont Gilles Deleuze a réhabilité la pensée en la distinguant du sadisme en 1967, année de la sortie du film comme de la chanson Venus in Furs du Velvet Underground. La frigidité de la masochiste Séverine n'est au fond que l'expression symptomatique, avers ou envers de la froideur sadique de sa classe qui impose en effet la plus grande correction (au sens de la tenue correcte exigée comme de la retenue induite par les obligations sociales de politesse et de civilité). Jusqu'à prendre cette imposition au pied de la lettre (la correction est celle de la masochiste qui jouit de la recevoir à l'occasion des passages à l'acte autorisés dans les appartements où se joue le rapport prostitutionnel).
Le double sens (de la correction, par devant comme par derrière) serait par conséquent un lapsus de l'inconscient. Ce gag démontre encore une fois à quel point Luis Buñuel est un immense cinéaste, un artiste aussi lucide qu'il est irrésistible, parce qu'il est le cinéaste de l'absence de profondeur des images, images aplanies dans leurs différences qualitatives (de rêve ou de réalité) et ainsi saisies dans la nudité de leur littéralité, obscène et comique.
Exceptionnellement produit par les frères Raymond et Robert Hakim (quand tous les autres films de la période français de Luis Buñuel l'ont été avec Serge Silberman) et récipiendaire du Lion d'Or à la Mostra de Venise, Belle de jour est un grand film, idéal contrepoint à Deux ou trois choses que je sais d'elle (1967) de Jean-Luc Godard, avant de connaître une manière de réponse proposée quarante ans plus tard par Manoel de Oliveira avec Belle de toujours (2006). D'un côté, à la différence du Godard, la prostitution ne se présente pas comme un complément de revenu disponible pour les femmes captives du salaire masculin mais toutefois désireuses d'accéder aux nouveaux standards de consommation, examinée à l'occasion d'un exercice brechtien en forme de collage documentaire et didactique. Pour Luis Buñuel, le supplément obscène avère l'identité spéculaire, structurale autant que fantasmatique, entre la frigidité de l'institution conjugale et la froideur masochiste expérimentée lors du rapport prostitutionnel. De l'autre, la suite du film de Luis Buñuel tourné par le cinéaste portugais qui n'était son cadet que de huit années seulement équivaut à la réponse éthique du spiritualiste au naturaliste (même s'ils partagent un même fond naturaliste avec ce coq revenu du Fantôme de la liberté). Le choix posé dans la fidélité au mari trompé et depuis décédé est une interruption existentielle (Bulle Ogier a remplacé au pied levé Catherine Deneuve) qui est opposable au mauvais infini de la pulsion identifiée au retour du toujours fringant Husson (et son interprète demeuré le même, Michel Piccoli).
Des trois films précédemment évoqués, Belle de jour reste le plus suggestif, le plus troublant, le plus à même de s'inviter dans le rêve des autres. Il faut voir ainsi comment l'exquis François Maistre dans le rôle d'un client masochiste envoie sèchement balader l'héroïne qui, elle-même masochiste, ne peut effectivement incarner le pôle sadique de la relation. Et l'humiliation exigée dans la mise en scène d'un rapport de domesticité autorise alors le maître, déguisé en valet brimé par sa maîtresse la marquise (une prostituée interprétée par Françoise Fabian), à jouir de la reprise parodique d'un masochisme imposé à la cohorte des bonnes et majordomes, valets et cuisiniers qui y consentent dans un mélange faisant de nécessité vertu – jusqu'à la mortification, indistinctement haïssable et jouissive.
Il faut voir aussi comment la fameuse boîte secrète du client asiatique d'où résonne le son entêtant d'un insecte (peut-être un moustique) est ce contenant dont le contenu n'échappe seulement qu'à relayer dans le monde de la jouissance sans Dieu, qui est décrit par Georges Bataille, l'antique vision de « l'être-l'un-dans-l'autre » typique d'un « surréalisme théologique », premier « réalisme des sphères » relevé par Peter Sloterdijk (cf. Bulles. Sphères I, éd. Hachette-coll. « Pluriel », 2002 [1998 pour l'édition originale], p. 594). Il faut enfin apprécier le raffinement dans la tournure toute en perversité caractérisant la relation de Séverine et Husson. Le second donne à la première l'adresse de Madame Anaïs pour découvrir qu'il y a pour lui un monde entre l'épouse de l'ami désirée d'être si difficilement accessible et la travailleuse d'une maison close aisément consommable. Husson aura ainsi permis à Séverine de devenir la masochiste qu'elle aura toujours déjà été sans le savoir, tout en faisant de la mue du papillon le voile d'une impossibilité – de l'impossibilité du rapport sexuel. Et cette impossibilité conditionne à la fin que la jouissance obscène de la révélation par Husson à Pierre concernant les activités parallèles de sa compagne demeure suspendue, tenue hors-champ. Ce suspens a valeur de suspension des distinctions ou discrétions entre des mondes qui n'en sont plus puisqu'il n'y a qu'un monde seulement fait de réversibilité entre le fantasme individuel et le rêve de conte légendaire d'une classe toute entière.
Un magnifique indice concerne l'angoisse de la classe par excellence de l'excellence de ne l'être qu'à raison d'un changement de perspective. Il a été donné par Husson à la domestique de la maison de Madame Anaïs, Pallas jouée par l'incontournable Muni. La femme du peuple avoue en sa présence se réjouir d'avoir rêvé de Husson. Il lui glisse entre les mains un billet en lui demandant de ne pas recommencer. C'est que, comme son nom mythique l'indique – « pállô » signifie brandir une lance pour la vierge Athéna –, elle a brandi une vérité dont l'énonciation virginale dérange, plus obscène et piquante que toutes les insultes et les jets de boue. Ce serait en effet le pire pour la bourgeoisie que de découvrir qu'elle ne serait au fond qu'un rêve dans un rêve fait par les classes dominées. Un rêve masochiste bien entendu.
16 août 2017
L'histoire d'une religion monothéiste comme le christianisme se diviserait en deux pour qui entretient le souci de la perspective dialectique, tranchant comme un rasoir. Pour schématiser, il y aurait La Légende dorée propose le récit édifiant composé des vies de saints et de martyrs afin de constituer une mythologie à la gloire de l'église fondée en institution garante du lien entre le terrestre et le divin. Et puis il y aurait l'histoire alternative des hérésies comme autant de remises en cause critiques contestant au pouvoir établi de l'autorité ecclésiastique la propriété du sens des écritures bibliques, ainsi que des diverses pratiques qui s'en déduisent. Divisée parce que couturée de contradictions comme autant de clivages fétichistes, d'effets de parallaxe et d'écarts antagoniques, cette histoire de la religion chrétienne, pas plus qu'une autre, ne saurait échapper au constat formulé entre autres par Walter Benjamin et Mahmoud Darwich. L'histoire qui s'écrit en majuscule est toujours le fait discursif des vainqueurs qui inclut l'écriture et la publicité très orientée du sort des vaincus.
Disputer à l'histoire officielle la prétention fallacieuse du sens unique, c'est l'envisager à partir de la marge buissonnière comme du chiendent de ses fourches officieuses, depuis l'écart parallactique et louche de ses bifurcations possibles. A l'image de ce duo de vagabonds aux prénoms d'apôtres (mais aussi des héros du roman de Guy de Maupassant adapté par le cinéaste en 1952 sous le titre de Una Mujer Sin Amor – Une femme sans amour), le croyant Pierre et l'athée Jean (interprétés par les truculents Paul Frankeur et Laurent Terzieff). Ces derniers font en effet la route de Saint-Jacques-de-Compostelle pour y faire auprès des pèlerins rassemblés le plein d'aumônes. Et vont, durant leur voyage, être les sujets de détours imprévus et de rencontres inattendues comme autant d'écarts de conduite.
Comme toute histoire, cette histoire est boiteuse, où ne coïncident pas la face de l'officiel et le dos de l'officieux. Elle claudique sur un droit chemin pavé par l'histoire dominante et homogénéisée par la brosse à reluire du consensuel et de l'édifiant, elle est attaqué aussi par la broussaille d'une contre-histoire à rebrousse-poil, riche des hétérodoxies qui n'auront été aberrantes que parce qu'elles n'ont jamais gagnées la bataille de l'institutionnalisation. Le christianisme est ainsi l'histoire intervallaire ou dyadique des dogmes, formes et normes qui ont réussi et des autres qui, parallèlement, auront échoué. Mais le spectre des hérésies défaites et vaincues continue cependant de hanter les hérésies victorieuses, comme leur part d'ombre, part secrète ou maudite. Comme une ombre résulte de la domination du soleil sur toute chose mais que l'ombre en la dédoublant divise. Georges Bataille avait ainsi relevé qu'« il n'y avait rien de ''religieux'' qui ne demande incessamment qu'une sorte de révolte limitée le nie, le réforme ou le recommence (...) » (Le Souverain, éd. Fata Morgana, 2010, p. 23).
C'est donc une histoire divisée, double et duplice, histoire de la dogmatique catholique comme hérésie qui a réussi et dont la réussite n'aurait jamais cessé, y compris de l'intérieur, d'être contestée. Cette boiteuse duplicité autorise d'emblée Alain Cuny à incarner un mixte de Simon le Magicien (ce mage de Samarie vivant au 1er siècle après J.C., père du gnosticisme et finalement de toutes les hérésies qui suivirent, aura encore inspiré un roman à Jean-Claude Carrière, Simon Le Mage en 1993) et de Dieu soufflant à Osée l'incroyable prophétie d'avoir des enfants avec une prostituée dont l'un se prénommera Tu n'es pas mon peuple et l'autre Plus de miséricorde (on en trouvera lecture dans le Deuxième Livre des Rois). Il sera encore besoin d'un nain pour faire boiter un pareil géant à la voix de stentor qui s'éloigne dans la profondeur de champ (l'image trouvera de réelles résonances chez Werner Herzog et David Lynch). Et le boitement, quand il ne passe pas par tous les tintements obsessionnels de cloches ou d'horloges (voir Belle de jour), est encore un regard torve ou un strabisme divergent, avec un œil qui regarde du côté des franges hétérodoxes des écritures consacrées, et un autre en direction du grand rival des apôtres (de Pierre en particulier).
Enfin, si l'on hésite entre le Dieu méconnu de l'Ancien Testament et la gnose alternative de Simon le Magicien selon qui le monde est la création boiteuse et ratée d'un faux dieu, on pourra toujours reconnaître, chez celui des deux vagabonds qui ne donne rien alors qu'il a de l'argent quand l'autre donne beaucoup alors qu'il en a un peu, l'allégorie de l'abstraction universelle qui aura concrètement pris la place de Dieu avec la modernité : le capital.
Marcher en boitant et loucher, avoir le regard torve et voir double comme Jésus redonne à la fin la vue aux aveugles mais en réussissant son coup une fois sur deux. La Voie lactée est le premier opus d'une passe de trois films composant, avec Le Charme discret de la bourgeoisie (1972) et Le Fantôme de la liberté (1974), un génial triptyque. L'imagination picaresque et la narration digressive l'ont hotamment autorisé à user des croche-pattes de l'histoire peu connue ou de l'inconscient pour en tirer un principe diabolique de contestation de l'arbitraire social. Précisément de rappel de la facticité des conventions dont a besoin la domination exercée par quelques formations sociales. Des trois films, La Voie lactée est celui qui, venant après Nazarin (1958), Viridiana (1961) et surtout Simon du désert (1965), propose en particulier de considérer toute une religion à l'aune mordante du chiendent de ses hérésies qui lui rappellent qu'elle est une hérésie qui a réussi en écrasant de sa botte ses alternatives. Et l'ultime audace a dès lors consisté pour Luis Buñuel et son complice Jean-Claude Carrière à les avoir retrouvées dans l'enfer officieux mais accessible de l'histoire officielle, travaillant surtout à en composer par libres associations et une narration relâchée le montage facétieux et allégorique – la constellation au principe de la voie lactée tracée par le film.
Avec une pareille démarche, qui explique probablement pourquoi La Voie lactée est l'un des plus grands films portant sur le fait religieux qui soit, l'un des plus drôles et raffinés parce qu'il sait décisivement ne pas céder sur les facilités de la charge anticléricale, l'imagination des auteurs a dès lors moins compté que la mise en perspective de l'imaginaire radical divisant comme un rasoir l'histoire instituée par l'autre histoire, l'histoire de ce qui aurait pu être et ne l'a pas été (de fait, on pensera à Cornelius Castoriadis). Ce point est d'ailleurs ce qui rapprocherait aussi Luis Buñuel de Roberto Rossellini, dès lors que la réalité envisagée comme ayant plus d'imagination que n'importe quel scénariste doit en conséquence être filmée avec le plus de simplicité, dans un refus délibéré de l'ostentation filmique au profit de la frontalité (pour le cinéaste italien) ou de la littéralité (pour le cinéaste espagnol).
L'imagination cinématographique tient à faire de la narration distendue et piquée de parenthèses digressives un principe de montage de réalités dissemblables ou éloignées. Disjonctent les liaisons habituelles en faisant surgir la conjonction de nouveaux rapports d'abord impensables. Rien de plus drôle et de plus vrai en effet que de faire loucher l'opinion. Et c'est ainsi que Luis Buñuel se montre très proche également de l'un des héritiers de Roberto Rossellini, Jean-Luc Godard dont il cite à l'occasion d'un accident de la route le récent Week-end (1967) qui, pour sa part, citait Un chien andalou (on y reconnaîtra d'ailleurs l'ange de la mort, ce beau mélancolique qui ne chôme pas interprété par Pierre Clémenti).
Week-end et La Voie lactée auront été précédés dans un semblable exercice picaresque et buissonnier par Uccellacci e Uccellini – Des oiseaux, petits et gros (1966) de Pier Paolo Pasolini habité, lui, par le désir de revisiter le souvenir de Francisco, giullare de Dio – Onze fioretti de Françoise d'Assise (1950) de Roberto Rossellini. Le cinéma de Raul Ruiz se proposera de prolonger et développer l'esprit critique d'un surréalisme frotté de baroquisme en ayant moins le souci du relativisme que du perspectivisme. On trouvera encore trace aujourd'hui de l'effort des grands expérimentateurs de la modernité qui, alors, partageaient peu ou prou le souci hétérodoxe d'une modernité électrisée par les courts-circuits du profane et du sacré, de façon inégale dans Nymphomaniac (2014) de Lars von Trier, L'Ornithologue (2016) de João Pedro Rodrigues et même Kindil El Bahr (2016) de Damien Ounouri.
Comme dans tous les grands films de Luis Buñuel de l'époque, La Voie lactée est une auberge espagnole au point de s'assumer comme tel, littéralement. Le fil de la balade narrée par le chas de l'aiguille d'une auberge espagnole est tiré de son pelote cervantine. Le film est en effet une auberge espagnole parce qu'elle multiplie les apologues diaboliques, semblables à des paraboles bibliques relues et corrigées entre le pastiche et la parodie. Il les offre au spectateur invité à y suivre en pensée le sentier propre de ses réflexions buissonnantes. Jusqu'à tomber parfois sur l'os de quelques impensés dont l'artifice aura été aussi sèchement dénaturalisé qu'à l'occasion d'une pièce didactique de Bertolt Brecht. On est par exemple sensible à la manière dont les dogmes respectifs de la transsubstantiation, de la trinité et de l'immaculée conception sont considérés avec une subtilité si raffinée qu'elle en devient proprement désarmante. Bien au-delà, d'ailleurs, de l'effet nécessaire mais non suffisant de sarcasme découlant de leur contestation par les croyants qui demandent ingénument ce que devient le corps du Christ une fois l'hostie avalée, de la situation de ces prélats qui préfèrent ne pas discuter la division trinitaire de Dieu pour ne pas risquer l'incorrection ou la correction par la torture. Ou bien encore des inventions discursives de ces curés qui n'ont pas d'autre passion que de convaincre leur auditoire, avec le sabre jamais très loin du goupillon.
Luis Buñuel et Jean-Claude Carrière font preuve d'une authentique perversité. La métaphore du lapin dans le pâté privilégiée par le protestantisme sur son versant « pâtelier » trouve plus tard à s'acoquiner avec l'image de la lumière dont la diaphanéité lui permet de traverser la vitre sans la briser (la membrane qui fait advenir sans déchirure l'intelligible dans le sensible, le Platon du Timée l'appelait khôra, Marie-José Mondzain l'appelle aujourd'hui la « zone » pour souligner les puissances imaginales du cinéma). Ou bien parce que les protestants qui rejettent énergiquement la logique trinitaire au principe de la hiérarchie ecclésiastique deviennent des chasseurs suisses qui font feu sur le premier rosaire aperçu. Mais qui, la nuit, retrouvent chacun dans leur lit les figures rêvées, pour l'un d'un désir hétérosexuel mâtiné de l'aura mariale, pour l'autre d'un désir d'homosexualité teinté de jésuitisme.
D'autres séquences sont savoureuses de montrer l'étrange actualité de vieilleries qui traînent dans les pattes du présent. On tombera en forêt sur le prêche en latin de Priscillien, évêque d'Ávila au 4ème siècle interprété par Jean-Claude Carrière (c'est le premier chrétien condamné à mort pour hérésie). Son manichéisme est prétexte à légitimer une débauche orgiaque étonnamment raccord avec les communautés plus ou moins sectaires mélangeant en cette fin de décennie 1960 sexe, végétarisme et mysticisme. Cest la kermesse familiale de l'institut Lamartine farcie des anathèmes revenus du premier concile de Braga datant du 6ème siècle et ânonnés par des petites récitantes d'aujourd'hui en habits du dimanche. D'un côté, l'hédonisme et le puritanisme, loin de s'opposer, représentent les deux faces complémentaires d'une même réalité infernale conjoignant la loi à sa transgression (le constat date déjà de l'apôtre Paul de Tarse, il aura été à l'époque moderne magistralement repris et actualisé par Fiodor Dostoïevski et Franz Kafka). De l'autre, la répétition statique des canons d'un autre temps donne à Jean des envies fantasmées de reprise de la révolution espagnole pour en achever en rouge et noir l'exécution de son programme anticlérical.
Un homme déclare à ce moment inimaginable la mise à mort du pape. Celui qui en aura rêvé en impose pourtant sans le vouloir le fracas lointain comme la moindre de ses saillies contre Dieu est sanctionnée par un accident ou une explosion. Dans les croyances religieuses les mieux ancrées, l'arbitraire est une seconde peau dont la naturalité impose de ne plus supporter la contradiction. L'inquisiteur d'hier trouve aujourd'hui son avatar dans le curé fou échappé d'un asile (génial François Maistre) ou le maître d'hôtel qui fait la leçon de catéchisme à ses employés sans oublier de les rappeler à l'ordre du service à effectuer (tout aussi génial Julien Bertheau). Dans l'athéisme le plus épais, palpite encore le non-mort spectral de restes coriaces de religion à l'image des restes du cadavre d'un évêque sanctifié qui sont déterrés parce que des écrits découverts après sa mort avèrent qu'il ne croyait pas en la sainte trinité. On remarquera à cet égard que les deux vagabonds finissent par rencontrer au seuil des portes de Saint-Jacques-de-Compostelle la prostituée (Delphine Seyrig) annoncée par l'homme en noir joué par Alain Cuny, abandonnant la récolte prévue des aumônes auprès des pèlerins abusés pour accomplir la prophétie qu'ils ont oubliée.
Une autre séquence ramasserait très simplement l'intelligence diabolique, autrement dit la perversité tout en duplicité de La Voie lactée. La lutte du jansénisme et du jésuitisme est allégoriquement apparentée au duel à l'escrime de deux comtes qui, à la fin, se saluent fraternellement en reconnaissant en l'autre son propre reflet aristocratique, son rival et double mimétique. La dispute théologique est elle-même au fond comme une convention partagée par des ennemis mortels qui, progressivement, finiront par devenir des adversaires s'estimant mutuellement. Et si l'auditoire manque d'être convaincu malgré la grande passion narratrice des savants de la foi, le rappel à l'ordre du rapport de classes y suffira.
Le plus aberrant demeure cependant. Il n'aura eu de cesse d'être collecté de séquence en séquence au mépris de toute chronologie historique comme de toute linéarité narrative, ainsi que le ferait un entomologiste collectionnant en série les manifestations les plus expressives d'une nature prodigue. Le plus aberrant consiste au bout du compte dans le relevé aussi rigoureux qu'anarchique du fait réitéré qu'une violence réactive de la contestation d'un pouvoir résulte toujours du court-circuit des rapports de la cruauté et de l'idéalité. C'est ainsi que l'on comprendra vraiment la présence du marquis de Sade (Michel Piccoli) dont l'athéisme importe moins ici que la cruauté nécessaire à ses démonstrations contradictoires d'une nature aussi absolutisée que Dieu l'aura été (Sade comme envers de Kant aura été l'un des penseurs praticiens du mal radical). C'est ici le très grand intérêt de la réflexion du philosophe Étienne Balibar montrant que la violence tranche le « nœud du pouvoir, de la violence et de l’idéalité » depuis le supplément de « cruauté » qui est la part « excessive », « irrationnelle », « destructrice et autodestructrice » de la violence, toujours excessive quant « à la logique des moyens et des fins » (« Violence : idéalité et cruauté », La Crainte des masses. Politique et philosophie avant et après Marx, éd. Galilée, 1997, p. 397-418).
Ce serait donc la singularité de la nature humaine que de tuer et se tuer au nom d'abstractions, que de mourir et faire mourir pour des idées. Plus articulée et affinée serait l'idéalité au service d'une domination comme de sa contestation, et plus voluptueuse et raffinée serait la cruauté des orthodoxes afin de légitimer la sanction des hérétiques punis de leurs écarts de conduite. Des tortures de l'Inquisition à la belle gueule de l'Ange de la Mort, les cadavres n'auront jamais été moins exquis qu'accumulés par le genre humain depuis les temps mythiques et reculés jusqu'à l'époque contemporaine des fondamentalismes rivaux et mimétiques de la religion fanatisée et de la marchandise fétichisée. Le chemin est encore long vers Saint-Jacques-de-Compostelle. Il n'est pas sûr que nous y arriverons un jour.
Telle est ainsi faite la voie lactée, cette ligne de faille parallactique qui, sans fin, continue de se dérouler sous nos pieds en nous obligeant à l'emprunter en boitant, la marche ne s'effectuant en effet qu'à l'appui de quelques béquilles (les films de Luis Buñuel en sont, et d'incontournables). Et ceux qui pensent l'inverse ne mérite pas la mort, seulement la qualification logique d'imbéciles – étymologiquement imbécile dit le « sans béquilles ».
19 août 2017
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