Un chef-d'œuvre du cinéma barbare
Dans le premier tome de ses Mythologiques intitulé Le Cru et le cuit (éd. Plon, 1964), Claude Lévi-Strauss entreprend la comparaison structurale de quelques mythes amérindiens gé et bororo (et le premier d'entre eux, celui du « dénicheur d'oiseaux ») afin de montrer comment, les uns valant comme la transformation des autres et les seconds comme les doubles des premiers, un système de signes cohérents pouvait s'en dégager. D'un côté, serait avéré le dépassement de l'opposition métaphysique du sensible et de l'intelligible. En s'appuyant sur les variantes d'une semblable dichotomie entre l'eau et le feu, la comparaison exprimerait de l'autre différentes modalités ou variations d'un mythe qui serait quant à lui invariant : celui du passage mythique de la nature (la putréfaction) à la culture (la cuisson). En mai 1981, Serge Daney écrit un article pour les Cahiers du cinéma intitulé « Le cru et le cuit » en référence à l'anthropologie structurale lévi-straussienne (n° 323-324 repris dans Devant la recrudescence des vols de sacs à main, éd. Aléas, 1991). Ce texte propose la distinction polémique entre les différentes formes de crudité esthétique caractéristiques du cinéma moderne français (identifié ici aux exemples de Jean Renoir, Robert Bresson et Jean-Luc Godard) et les petites manières de cuisine valorisées par les représentants exemplaires de ce que le critique n'appelait pas encore la « nouvelle qualité française » (le « mijoté » de Bertrand Tavernier ou le « frichti » de Claude Berri). Tantôt la composition structurale du cru et du cuit instruit la connaissance anthropologique de la variété de récits décrivant le passage mythologique de la nature à la culture, tantôt cette même opposition symbolique du cru et du cuit désigne dans le regard critique examinant un moment circonstancié du champ cinématographique français la coexistence conflictuelle entre deux esthétiques dont l'une, minoritaire, est valorisée au détriment de l'autre, majoritaire.
À découvrir ou redécouvrir aujourd'hui The Texas Chain Saw Massacre – Massacre à la tronçonneuse (1974) en copie numérique grâce aux efforts de Carlotta (concernant en particulier un nouvel étalonnage des couleurs et du son), le deuxième long-métrage de Tobe Hooper suivant la réalisation d'un film à tout petit budget tourné en 1969 et intitulé Eggshells, le couple structural du cru et du cuit semblerait particulièrement pertinent pour comprendre la radicalité esthétique d'un film qui, plus de quarante ans plus tard, continue d'exercer ses radiations solaires sur une bonne partie du cinéma d'horreur (même si, on s'en apercevra, ce dernier ne semble plus vraiment à la hauteur de son modèle référentiel). Ainsi, un carton lu avant le générique-début préviendrait que l'histoire qui va suivre dispose d'une puissance d'effroi venue du monde réel, en même temps que cette narration introductive est dans son ton particulièrement proche de celui de The Phantom of the Paradise de Brian De Palma tourné la même année, summum de baroque cinématographique. D'emblée, s'impose le cru du fait divers (Tobe Hooper s'est pour son film effectivement inspiré de l'histoire vraie d'Ed Gein surnommé par les journalistes le « Boucher de Plainfield » qui défraya la chronique judiciaire à la fin des années 1950). Et, tout aussi vite, le cru se renverserait presque instantanément en cuisson (et la voix-off assuré par le conteur radiophonique John Henry Faulk qui lutta par ailleurs durant les années 1950 contre le maccarthysme introduit a minima le principe d'une narration fictionnelle). La fiction comme cuisson saurait ainsi trouver depuis le réel les moyens esthétiques de sa propre autonomisation symbolique (même si cette autonomie restera relative dès lors qu'est recherchée la composition structurale du cru et du cuit). De la même manière, The Texas Chain Saw Massacre représente une tentative audacieuse de radicalisation des éléments concourant structurellement à la qualification esthétique du film de naturaliste au sens radical ou hard du terme (le plus cru au sens où André Bazin parlait de « cinéma de la cruauté »). Avec, d'un côté, l'arrêt du mouvement identifié à la camionnette de cinq jeunes gens traversant le Texas pour finir par être aspirés par cet anus mundi représenté par la maison de la famille de Leatherface (c'est-à-dire « Face de cuir »). Et, de l'autre, c'est le règne macabre du domaine pulsionnel avec la distension des durées consécutive au blocage du mouvement, ainsi que la réduction corrélative du film à une fragmentation hallucinatoire et des intensités affectives exténuantes. Sauf que la crudité du naturalisme autorise dans le même élan un devenir carnavalesque pris au sens premier de la lettre (« carnelevare » en latin signifiant la levée de la viande). De l'ossuaire participant à décorer la maison accueillant l'atelier dévolu à un art macabre et inassimilable à la succession de masques et de perruques de l'homme à la tronçonneuse, en passant par un festival de grimaces et de cris retraduisant sur un versant sarcastique les tourments de l'unique survivante Sally, tout conspire à la cuisson des viandes respectivement terrorisantes et horrifiées. Et cela à un niveau de délire dionysiaque et panique rarement atteint dans le cinéma étasunien. Enfin, le cru s'expose comme la marque d'un genre se consacrant à la représentation limite des atteintes violemment exercées à l'encontre de l'intégrité des corps (en particulier depuis les films inauguraux du genre tournés par Hershell Gordon Lewis comme Blood Feast en 1963 et 2.000 Maniacs en 1964 avec lesquels l'invention du gore prolonge des origines directement trouvées dans le théâtre du Grand-Guignol). Mais le cru se propose aussi d'être excédé en ne se restreignant donc pas au seul programme horrifique du corps réduit à sa désarticulation entre viande d'un côté et squelette de l'autre. C'est qu'en effet le film, dont tout le monde s'accorde aujourd'hui pour dire qu'il n'est que faiblement sanguinolent, même s'il est puissamment viscéral, soumet son récit à la plaque de cuisson d'une allégorie à la fois sociale (la débilité congénitale en conséquence d'une restructuration industrielle et d'une déstructuration d'une communauté ouvrière et qualifiée) et politique (la représentation idéologique d'une contradiction externe exemplifiée par la guerre au Vietnam se voit retournée comme une peau en contradiction intrinsèque au peuple étasunien opposant les gagnants et les perdants de la crise du capitalisme en ce début de décennie 1970).
On ne le répétera alors jamais assez, The Texas Chain Saw Massacre, s'il est un chef-d’œuvre du cinéma barbare (pour paraphraser Jean-Luc Godard lorsqu'il évoquait Shock Corridor de Samuel Fuller en 1963), est un film d'une extraordinaire intelligence et acuité. Un film aussi fort cru que cuit avec sa manière de radicaliser l'allégorisation d'un fait divers comme symptôme d'une civilisation dont la crise, loin de contrarier sa pente carnavalesque, la précipiterait plutôt.
L'usine à viande a fermé
(l'artiste sans figure en son atelier)
Ce qui est par ailleurs saisissant, c'est la constellation cinématographique à l'intérieur de laquelle brille The Texas Chain Saw Massacre, le film y occupant une position bien particulière. La diffusion astrale de ses rayonnements solaires ne se comprendrait alors qu'à la mesure singulière du désastre lunaire dont il témoigne encore dans l'émission argentique (puis numérique) de sa lumière fossile. D'une part, le film de Tobe Hooper établit, dans la suite assumée de Psycho – Psychose (1960) d'Alfred Hitchcock (scénarisé par Joseph Stefano d'après le roman éponyme de Robert Bloch), l'importance culturelle pour le genre horrifique de l'histoire du tueur nécrophile du Wisconsin Ed Gein (et William Lustig réalisant Maniac en 1980 comme Jonathan Demme The Silence of the Lambs – Le Silence des agneaux en 1991 s'inspireront du même fait divers). De l'autre, il représente aussi le contrepoint idéal de films qui entretiennent des rapports plus lointains ou distants avec le cinéma d'horreur (de l'opéra pop et baroque proposé par The Phantom of the Paradise racontant plus frontalement l'histoire semblable d'un artiste sans figure et réfugié derrière un masque à Deliverance de John Boorman proposant déjà de réinscrire en 1972 une contradiction secondaire clivant ruraux et néo-urbains inégalement tributaires du choc économique de l'époque en contradiction principale alors même que celle-ci était idéologiquement escamotée avec la scène de la guerre au Vietnam). Pour revenir encore une fois à Alfred Hitchcock dont Psycho représente pour le film d'horreur ce que Stagecoach (1939) de John Ford et 2001 : A Space Odyssey (1968) de Stanley Kubrick valent respectivement pour le western et le film de science-fiction, The Texas Chain Saw Massacre donne la furieuse sensation que son auteur aurait voulu redéployer le fond terreux, nécrophile et morbide au principe d'un familialisme dégénéré proposé par le chef-d'œuvre de 1960. Tout en le plaçant originalement sous le soleil cru et ardent de la séquence du champ de maïs soumis à l'attaque aérienne de North By Northwest – La Mort aux trousses (1959). L'horreur est non plus confinée dans les recoins ombrageux d'une lumière issue de l'expressionnisme mais, exposée à la crudité aveuglante d'une lumière intense, elle aurait alors été déclinée sur un versant désertique et solaire (et même « southern gothic ») avec The Texas Chain Saw Massacre. Complémentaire au précédent, ce sera le versant d'un hiver éternel avec The Shining (1980) de Stanley Kubrick. Il se trouve également que le film de Tobe Hooper prolonge l'impulsion naturaliste et l'économie légère de The Last House on the Left – La Dernière maison sur la gauche (1972), le premier long-métrage de Wes Craven (les deux films ayant disposé d'un budget relativement semblable, entre 80.000 et 90.000 dollars, mais seul le second aura été tourné en 16 mm.). On pourrait également évoqué le moins connu Night of Fear (1972) de Terry Bourke qui a ouvert en Australie la voie au cinéma d'horreur. Le film de Tobe Hooper inaugure également avec la figure mythique de Leatherface le sous-genre du slasher (« to slash » signifiant en anglais taillader) que prolongera dans une perspective plus minimaliste, abstraite et métaphysique Halloween (1978) de John Carpenter livrant avec Michael Myers sa propre figure du croquemitaine modernisé. Suivront le plus anecdotique Friday the 13th – Vendredi 13 (1980) de Sean S. Cunnigham avec Jason Voorhees (un film par ailleurs largement décalqué de La Baie sanglante de Mario Bava en 1971) et le classique A Nightmare on Elm Street – Les Griffes de la nuit (1984) de Wes Craven avec son âme damnée Freddy Krueger.
Si Leatherface partage avec ses pairs de nombreux éléments structuraux (le masque, les meurtres en série, le tueur psychopathe, sa résurgence soumis aux répétitions d'une franchise exploitant souvent sans vergogne l'original), il s'en distingue aussi très nettement. D'une part parce qu'il est prémuni de toute puissance fantastique (il n'est qu'un être humain jamais sauvé par la requalification rédemptrice en esprit). D'autre part parce que l'arme utilisée consiste pour lui dans le détournement d'un engin motorisé (la fameuse tronçonneuse), n'ayant pratiquement rien à voir avec le monde de la boucherie dont il est de par ses origines familiales issu, trahit probablement une vague réminiscence de l'histoire d'Ed Gein (qui vivait dans un État, le Wisconsin, autrement plus forestier que le Texas). Enfin et surtout parce que la dimension grotesque de la figure paradigmatique du slasher est ici la plus accomplie. Cette figure terrifiante d'inhumanité lorsque ses coups de masse tombent sans hésitation sur la tête des amis de Sally ou lorsque sa tronçonneuse s'enfonce dans le ventre de son frère handicapé Michael pourra apparaître aussi comme un enfant joueur, à la fois cruel et apeuré, en fait maltraité par un entourage familial particulièrement azimuté (on apprendra dans l'inutile suite réalisée en 1986 par Tobe Hooper, dans un désir d'accentuation de la veine comique du précédent, que le patron de la station-service et l'auto-stoppeur sont en fait respectivement ses frères aîné et benjamin, Drayton et Nubbins Sawyer).
Au plus proche de l'os
(un carnaval viscéral)
Il faudrait encore évoquer comment The Texas Chain Saw Massacre s'inscrit également dans toute une vaste constellation de films qui ont participé à imposer le « Nouvel Hollywood ». Pour les productions de catégorie A, on devra citer Rosemary's Baby (1968) de Roman Polanski, The Exorcist (1973) de William Friedkin, Deliverance de John Boorman, Alien (1979) de Ridley Scott et The Shining de Stanley Kubrick. Du côté de la catégorie B, il est impossible de ne pas mentionner Night of the Living Dead – La Nuit des morts-vivants de George A. Romero (1968) dont la série des films de zombies creusera puissamment la grande veine carnavalesque, mais aussi Carrie (1976) de Brian De Palma (la première adaptation d'un roman de Stephen King), ainsi que les films précédemment évoqués de Wes Craven et de John Carpenter. Cette constellation aura ainsi travaillé à attester la prééminence esthétique du genre horrifique au sein du cinéma étasunien (à Hollywood comme dans ses marges). Cette prééminence repose, à une époque politiquement cristallisée par l'acmé puis la décrue des mouvements sociaux et la lente agonie de la guerre étasunienne contre le Vietnam, sur un désir partagé de rejouer autrement la dialectique de l'histoire avec le renversement conséquent de la contradiction externe (habituellement privilégié par l'impérialisme) en contradiction interne. En conséquence de quoi, l'opposition est vécue au plus profond et intime, au plus viscéral de la société étasunienne, jusque dans ses humeurs ou sécrétions, dans son organisation interne. Au ras de ses organes, au plus proche de l'os. Dans les culottes des adolescentes de la classe moyenne comme dans les paysages appartenant aux mythologies westerniennes caractéristiques de la représentation nationale étasunienne. Dans la vie quotidienne des couples ou familles les plus ordinaires ou représentatives comme au cœur des bâtisses de style colonial de l'Americana. De ce point de vue précis, on pourrait dire en imitation du modèle anthropologique proposé par Claude Lévi-Strauss que la variété des films mentionnés manifesterait l'invariance structurale d'un même mythe cinématographiquement consacré à l'horreur endogène ou intérieure opposable politiquement au mythe de l'horreur exogène ou extérieure idéologiquement, identifiée en cette première moitié des années 1970 au communisme vietnamien. Le monstre n'est ici l'autre que pour autant qu'il n'est qu'un « semblable autrement construit » (Patrick Tort), le même n'étant alors que l'autre socialement construit mais qui n'en demeure pas moins son semblable. Et la chose est d'autant plus évidente sur le plan scénaristique quand on apprend d'entrée de jeu que Franklin et Sally, produits apparents de l'hédonisme hippie valorisé à l'époque de Eggshells, désirent emmener avec eux trois de leurs amis afin de découvrir la maison texane de leur grand-père où ils vécurent enfants. L'évidence est encore plus frappante quand le frère de l'héroïne, handicapé moteur assujetti à sa chaise roulante, s'amuse à faire les mêmes grimaces que le frère de Leatherface qui le reconnaîtrait comme un semblable de sang, dès lors qu'à la paume de sa main scarifiée succède dans la camionnette qui l'a pris en stop la blessure que l'auto-stoppeur provoque sur son bras.
Outre la superposition du cru du fait divers et du cuit de l'allégorie sociopolitique, comme de la nuit de Psycho dans le jour de North by Northwest, outre encore la radicalisation carnavalesque du naturalisme le plus sordide, The Texas Chain Saw Massacre proposerait l'actualité d'un Grand-Guignol qui, depuis la trame d'une toile cramée d'Edward Hopper, serait au fond semblable à l'os de seiche anamorphosé des Ambassadeurs (1533) de Hans Holbein le Jeune. Cru et cuit, le film de Tobe Hooper l'est encore parce qu'il est extraordinairement croyant et incroyablement brûlant. Croyant parce que la confiance du réalisateur était alors tellement grande que la maigreur de son économie (avec un budget la peau sur les os) ne l'aura pas empêché d'être particulièrement inventif sur le plan de la forme, reconvertissant ainsi son apprentissage de cameraman pour la télévision et de documentariste (aux côtés du trio folk Peter, Paul & Mary en 1970) en simulation d'une actualité filmique voisinant avec les expérimentations esthétiques et politiques de Peter Watkins (Punishment Park a été réalisé en 1971). Et c'est cette même économie réduite qui l'aura également obligé à se passer de musique originale à laquelle il aura alors substitué avec l'aide de Wayne Bell une composition de son cru. Sorte de musique concrète faite de froissement de tôles et crissements métalliques, cette bande-son innerve un fond angoissant par ailleurs électrisé par le bruit caractéristique d'un appareil photographique révélant au tout début du film des fragments de cadavres profanés trouvés dans les cimetières environnants. Elle se soutient encore du ronronnement d'un moteur alimentant une batterie électrique, du vrombissement de la tronçonneuse et des hurlements presque continuels pendant la dernière demi-heure de Sally (et son interprète décédée en août 2014, Marilyn Burns, alors promue dans le haut du panier des plus grandes « screaming queens » du cinéma d'horreur
Les brûlures d'une dépense sans compter
(le roi soleil est un bouffon)
Brûlant, The Texas Chain Saw Massacre l'est tout autant parce que, délibérément placé sous le signe astrologique du soleil (dont des images scientifiques exposent lors du générique-début le rougeoiement de ses corolles magmatiques), il propose une vision de l'action comme dépense d'énergie sans possibilité d'être réinscrite dans l'économie productive prescrite par le capitalisme en général et par le modèle narratif hollywoodien en particulier. La souveraine dilapidation des énergies s'expose en miroir : celle du bourreau assujetti à un fonctionnalisme sans objet (ce sont les mouvements rotatifs et sinusoïdaux de Leatherface dans le dernier plan du film) et celle de son inépuisable victime Sally (recouverte de sang deux ans avant sa jumelle négative Carrie) dont la vitalité dans la survie culmine dans la fuite salvatrice hors de la maison des supplices et son irradiant rire final en guise de retour à la vie. Ce qui s'affirme ainsi, au cœur même d'un système industriel en crise (contracté ici dans l'anecdote de l'usage du fusil ayant mis sur la touche les ouvriers qualifiés longtemps été spécialisés dans l'abattage à coups de masse), c'est un délire improductif en lequel se mêlent Éros et Thanatos jusqu'aux confins du discernable, la lune brillant jaune dans la nuit comme le soleil (c'est un œuf toujours déjà visé par le titre du premier film de Tobe Hooper, Eggshells). Il faudrait à ce titre mettre en vis-a-vis de ce film le documentaire Meat tourné en 1976 par Frederick Wiseman ainsi que le premier long-métrage de fiction Killer of Sheep de Charles Burnett en 1977. Dans son analyse du film de Tobe Hooper, Jean-Baptiste Thoret aura eu raison de mobiliser la pensée de Georges Bataille pour qui le soleil est le symbole radieux d'une souveraineté extatique et pure, sans accumulation ni investissement, et partant en rupture avec le capitalisme (cf. Massacre à la tronçonneuse : une expérience américaine du chaos, éd. Dreamland, 2000). « Les Hommes sont trop peu ''soleil'' » écrivait ainsi l'auteur du Coupable en 1944. Et c'est toute la beauté tragique de Leatherface que de vouloir figurer jusqu'au bout de la bouffonnerie le royaume du soleil à un moment où, justement, triomphent les apories capitalistes de la productivité du travail (qui augmente relativement) et de la rentabilité du capital (qui baisse tendanciellement). L'astre capitaliste se paie ainsi d'un désastre exemplifié par l'augmentation du prix du pétrole, la crise du modèle industriel, le début d'un chômage de masse, l'inflation et l'envol de la dette publique par ailleurs largement entretenu par la guerre au Vietnam. Seules alors, sur la grève désertique d'une productivité défaillante, restent éparses une économie familiale incestueusement repliée sur les vestiges de sa gloire passée (le grand-père quasi-cadavérique, ancien ouvrier dans l'abattage des bovins), une économie libidinale ayant fondu les interdits symboliques de la nécrophilie, de la profanation des cadavres et du meurtre, une économie symbolique inassimilable socialement (les œuvres d'art en os) et un rire final avérant pour l'unique survivante d'une jeunesse libertaire cramée à mort que son calvaire au bout de la nuit mortifère aura malgré tout débouché sur le nouveau jour d'un vitalisme triomphant à l'arrachée.
Cette dépense pure et flamboyante qui aura également été perçue par Michelangelo Antonioni dans la conclusion explosive de Zabriskie Point (1970) et par Richard Sarafian lorsqu'il réalisa Vanishing Point (1971) en contrepoint esthétique de Two-Lane Blacktop (1971) de Monte Hellman, Tobe Hooper l'aura pour sa part filmée en représentant l'anus mundi où Leatherface travaille pour rien ou pour la beauté du geste. Son site artiste d'« improduction » est comme un « anneau solaire » (Georges Bataille), un hors-lieu clos et cramé qui tantôt avale comme un trou noir ses victimes en les recrachant en blancs ossuaires barbares, tantôt les enjoint à s'époumoner et courir à perdre haleine dans les ruines d'un labyrinthe circulaire. Sally ne cesse en effet d'en repasser symptomatiquement par les mêmes lieux (la station-service n'étant qu'un avant-poste un peu plus inscrit dans le social de la maison familiale) qui forment entre eux l’Ouroboros d'un cercle infernal (et excrémentiel, un an avant le cercle de merde du sadien et dantesque Salo ou les 120 journées de Sodome de Pier Paolo Pasolini), celui d'une Americana de nulle part, en proie littérale à l'autophagie. C'est la terrible séquence où Sally, attachée à une chaise et contrainte à participer au repas incluant sa propre mise à mort programmée, voit son doigt coupé afin de nourrir un grand-père qui lui suçote alors de manière obscène le membre blessé tel un nourrisson. Lui qui figure par ailleurs le double spectral de son propre aïeul dont elle était venue avec son frère et ses amis visiter la tombe. Comment ne pas y reconnaître la délirante vision de la vampirisation par la vieillesse d'une jeunesse sacrifiée sur l'autel d'un modèle social et patriarcal dont la métaphysique sous-jacente aura été caractérisée par Jacques Derrida en la qualifiant de « carnophallogocentrique » ?
Une danse macabre de notre temps
(le levant d'un autre soleil)
The Texas Chain Saw Massacre peut aisément se voir comme la projection sardonique de l'hédonisme hippie dont l'insouciance la voue aux mâchoires d'un matérialisme tournant en rond, tournoyant depuis l’œil vide de sa propre improductivité ou invagination. On pourrait également le considérer comme une nouvelle version hard du Petit Poucet ou du Chaperon rouge, la jeunesse encourant le risque de la dévoration dès lors que la vieillesse considère pour persévérer dans son être la nécessité de lui sucer son énergie vitale. L'affirmation d'un vitalisme gagnée à l'arrachée d'une morbidité qui réduit toute transcendance à l'immanence d'une peau de chagrin servant d'abat-jour attesterait alors, dans une contraction quasi-fantastique des durées, qu'un autre jour se lève pour Sally. En conséquence de quoi, le soleil se couche déjà pour Leatherface en rotation stérile autour de lui-même, le couchant du soleil ne se disant pas autrement qu'avec l'adjectif occidental. Si l'on peut regretter pourtant que le personnage afro-américain de chauffeur de camion (surnommé Black Maria) échoue à sauver vraiment l'héroïne de son calvaire (il faut qu'un jeune Blanc survienne à son tour pour la tirer définitivement d'affaire), ce qui aurait ainsi parachevé l'allégorie politique sur son versant racial, on devra tout de même rendre justice à un film qui sait s'aventurer aux franges d'une irrémédiable obscénité. S'il est vrai qu'il sait neutraliser l'identification tant au bourreau (une bande de débiles livrés à des incitations pulsionnels faiblement organisées), sa perversité consiste aussi à faire que la victime, d'être si saturée d'hystérie, en deviendrait presque insupportable avant de remporter le morceau tenu dans la mâchoire de son rire .
C'est donc à mi-distance d'une débilité rédhibitoire aux déterminations sociales jamais ignorées et d'une crise de nerfs intensifiée de façon maximale que le spectateur devra apprendre à créer lui-même son propre chemin, en ligne sécante des cercles de l'anus mundi caractéristique de cette Americana-là. Un spectateur toujours porté à la stupéfaction ou la sidération (le film est resté médusant depuis les visionnages de notre jeunesse avec la VHS usée à force de se la passer entre copains comme un sésame ou un schibboleth). Et qui l'est bien davantage que lorsque l'interpelle cette jouissance identificatoire qui, depuis The Silence of the Lambs pour le meilleur et la série des Hostel ou Saw pour le pire, autorise de faire du psychopathe la figure jouissive d'une rationalité supérieure du « mal radical » (avec l'organisation criminelle dans la première franchise et le super-cerveau dans la seconde). Le génie cinématographique de Tobe Hooper, au point d'ébullition où The Texas Chain Saw Massacre apparaît aujourd'hui comme un film indépassable (y compris par son auteur qui aura été impuissant à rédimer toute une filmographie guère à la hauteur de son geste quasi-inaugural), n'aurait dés lors jamais été aussi imparable que lorsqu'il réduit l'idée du cerveau maléfique à l'image ragoûtante du fromage de tête. Le plus effroyable n'étant alors jamais aussi proche, dans cette danse macabre de notre temps, que du plus pathétique qui est aussi le plus ridicule comme le plus risible. Le rire final de Sally est franchement incroyable, comme un soleil qui aurait cessé d'être saturnien, et avec son levant la promesse d'un nouveau jour pas si éloignée du sourire plus apollinien de l'héroïne jouée par Jessica Harper dans le tout dernier plan de Suspiria de Dario Argento en 1977.
The Texas Chain Saw Massacre, grand cru du cinéma d'horreur et grand film extrayant du chaudron bouillant de l'époque des visions à la charge traumatique encore palpable, semble destiner à demeurer pour le cinéma horrifique actuel, si cendreux et dévitalisé (et même pathétique au sens où il manque paradoxalement de savoir conjuguer pathos et phobos) comme une « sorte d'inintelligible soleil » (Georges Bataille). Sa part maudite qui, toujours, restera la nôtre.
5 novembre 2014
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