11) Vous nous invitez à l'occasion de vos développements mêmes sur le temps, et la spécificité qu'il exerce sur l'art du cinéma en raison de ses supports matériels et techniques, à désirer vous lire désormais au sujet des conditions au principe de cette aventure que fut le lancement d'une nouvelle revue de cinéma en 1991, Trafic. Pour son créateur, votre ami Serge Daney, le temps était alors compté, en toute connaissance de cause, et il ne s'agissait alors pas de le perdre. En même temps, son projet consistait aussi à décoller des impératifs journalistiques de l'actualité qui furent pendant dix ans les siens durant les « années Libé » afin d'ouvrir un nouvel espace de liberté offert à l'écriture à plusieurs d'une pensée du cinéma plus libre et intempestive. Vous étiez alors avec quelques autres amis, particulièrement Jean-Claude Biette, Raymond Bellour et Patrice Rollet, conviés au démarrage éditorial soutenu par P.O.L. d'une aventure intellectuelle qui, après vos années « Cahiers » partagées, est une nouvelle aventure de la sensibilité conjuguant amitié et cinéphilie. Et l'aventure qu'est Trafic ne cesse pas de continuer après la disparition de son fondateur il y a un quart de siècle désormais, marquée au coin de cette « persévérance » qui aura tant pour lui compté. Que s'est-il donc passé en 1991 quand Serge Daney vous invite afin de vous parler de son projet d'une nouvelle revue ?
A propos d'histoire donc, et en particulier de ma participation à l'aventure de la création et continuation de la revue Trafic, voici comment cela s'est passé. D'abord je dois dire, quitte à me répéter, que mon amitié avec Serge Daney était très ancienne. Nous avions exactement le même âge, à quelques semaines près, lui né en juin, moi en juillet 1944. Cette communauté d'année de naissance comptait beaucoup entre nous : nous étions exactement contemporains. Or nous étions des intellectuels pour qui la dimension historique comptait essentiellement. Dans le ventre de nos mères respectives, il y avait eu ces fameux deux temps de l'histoire de France lors de la Seconde Guerre Mondiale : l'Occupation et la Libération. L'origine factuelle de cette amitié passait bien sûr par les Cahiers du Cinéma, où nous avons publié tous les deux. Comme l'amitié d'ailleurs que j'ai conservée avec Jean-Louis Comolli, Jacques Bontemps, Jean Narboni, Bernard Eisenschitz et quelques autres autres, dont quelques morts malheureusement comme Jean-Claude Biette, mort en 2003 et Jean-André Fieschi en 2009 (j'estimais beaucoup ce « JAF »). Vers 1968, je me souviens que Serge (très fauché à cette époque) venait souvent manger à la maison, l'appartement que j'habitais rue d'Aboukir dans le 2ème arrondissement lorsque j'étais l'épouse de Jacques Aumont, qui rejoignit la famille Cahiers en 1969 lorsque nous avions racheté la revue à Daniel Filipacchi.
Mais, à vrai dire, nous ne sommes vraiment devenus des amis proches Daney et moi, « person to person », et pas seulement dans le cadre d'une fratrie Cahiers bien que ce lien ait été basique entre nous, que beaucoup plus tard, lorsque je suis revenue de mon séjour de cinq ans au Brésil. Si je n'avais acquis à ses yeux cette dimension de la curiosité du monde, je crois que Serge ne serait jamais devenu l'ami, le frère même, qu'il a été pour moi. Comme lui l'avait fait systématiquement toute sa vie grâce à ses voyages « de cinéma », et partout dans le monde, moi je m'étais un peu radicalement bougée en quittant carrément la France pendant un bon bout de temps. Et cela l'avait intéressé, de même qu'il s'entendait bien avec une amie photographe, Françoise Huguier.
Donc Serge Daney m'aimait bien et c'était réciproque. Nous parlions beaucoup ensemble, de cinéma, et même de tout. Quand j'ai sorti mon bouquin sur Glauber Rocha, il m'a invitée à longuement en parler dans son émission de radio « Microfilms ». Ce devait être à l'automne 1987 ou au début 1988. Et ce jour là, quelque chose m'a frappée, mon ami Daney n'était pas tout à fait comme d'habitude. Sa parole brillait mieux que jamais mais c'était avec une sorte de fébrilité. On aurait dit qu'il cherchait à rattraper le temps perdu à ne pas être assez intelligent, lui qui pourtant n'avait fait que cela toute sa vie : s'exprimer avec intelligence, à propos du cinéma et du reste.
« Je vais créer une revue de cinéma
et je veux que tu écrives dans le premier numéro »
Et puis il y a eu l'horrible moment d'histoire générale et particulière : les années SIDA, les premières, soit la fin des année 1980, où l'on a commencé à s'apercevoir que cette maladie dégueulasse existait, et qu'on en mourait, rapidement. Daney avait déjà subi une première attaque de tuberculose vingt ans avant, il avait été soigné, s'en était sorti. Vers 1987, il a rechuté. Et puis le verdict est tombé : c'était le VIH. Là, je l'ai franchement eu mauvaise avec lui, mon vieux frère, mon frangin. Du jour au lendemain, voilà que c'était la condamnation à mort. Ah mais quelle chiennerie ! Et c'est vers ce moment là, en 1989 par là, qu'il a commencé à me parler de son projet de créer une revue. J'ai accompagné son projet par sa parole qui m'en racontait toutes les avancées. L'idée de départ de Serge consistait simplement dans l'établissement d'une sorte de pacte, comme il en avait signé un avec plusieurs autres de ses amies : je vais créer une revue de cinéma et je veux que tu écrives dans le premier numéro. Proposition plus que flatteuse : pas question de la refuser.
Les dernières années de Serge, jusqu'à sa mort en juin 1992 (quelques jours après l'anniversaire de ses 48 ans que nous avions fêtés en grande pompe joyeuse, encore que fort mélancolique chez une généreuse amie nommée Pascale Dauman, femme du producteur Anatole Dauman), ont été entièrement consacrées à la mise sur rails de Trafic. Serge y tenait de toute son âme à ce projet, lequel a pu enfin se réaliser grâce à l'aide de Paul Otchakovsky-Laurens. Les éditions P.O.L ont parié sur Serge, parié sur cette revue et, à ce jour, un quart de siècle plus tard, elles nous soutiennent toujours. Les voies de la Providence sont censées être impénétrables mais, dans notre cas, on peut dire qu'elles se sont ouvertes – et maintenues ouvertes – avec une exemplaire clarté : quelle chance nous avons eue !
Quand j'ai écrit mon fameux papier promis dans le numéro un de la revue, Daney m'a un peu ronchonné dessus, corrigé de sa propre main deux ou trois petites phrases (à tel point que l'une d'entre elles, qui était déjà mal fichue car j'avais écrit sous le plus énorme stress en subissant la peur de mal faire, et de ne pas m'y montrer assez intelligente moi non plus ni à la hauteur de l'ambition de la revue, une phrase donc, corrigée par lui, était devenue complètement incompréhensible), mais le papier lui a beaucoup plu. Et c'est là qu'il m'a demandé d'intégrer le comité de rédaction de la revue, avec Raymond Bellour, Jean-Claude Biette et Patrice Rollet pour le numéro suivant.
Serge est mort avant la parution du numéro trois. Raymond, Jean Claude, Patrice et moi, après une lourde hésitation, nous avons décidé de prendre le relais.
Vous, posez-moi d'autres questions sur Trafic : 25 ans au travail, c'est gros, c'est lourd, c'est dense, c'est une aventure complexe : je ne peux pas tout vous dire d'un coup.
12) Puisque vous nous y autorisez donc, on aimerait alors évoquer un texte signé de vous, « Rio Daney Bravo », écrit à l'occasion du numéro 37 de Trafic paru au printemps 2001, soit dix ans après la fondation de la revue (le volume en hommage à son fondateur porte comme titre « Serge Daney : après, avec »). Et l'on voudrait en croiser le souvenir avec celui d'une intervention filmée que vous avez donnée au Forum des images le 22 janvier 2010 au sujet du texte « Journal de l'an passé » écrit par Serge Daney à destination du tout premier numéro de sa revue. Ce sur quoi on aimerait insister ici, c'est d'une part sur ces films qui ont regardé notre enfance pour reprendre la formule de Jean-Louis Schefer et dont Les Aventures de Robin des Bois (1938) de Michael Curtiz ou Rio Bravo (1959) de Howard Hawks représentent, y compris pour nous qui les avons découverts à la télévision à partir des années 1980, des exemples partagés. Et c'est d'autre part l'amitié telle qu'elle est magnifiée dans les films aimés par Serge Daney, en particulier les deux que nous venons de citer, l'amitié telle qu'elle a rendu possible l'existence de Trafic et telle qu'elle est au principe de la persévérance de la revue plus de quinze ans après la disparition de son initiateur. L'équipe éditoriale de Trafic ressemblerait-elle alors, peu ou prou, à la bande d'amis du film de Michael Curtiz ou au collectif hawksien ? Travaillerait-elle de telle manière à ce que la revue pourrait métaphoriquement s'apparenter à ces espaces minoritaires, forêt de Sherwood dans Robin des Bois ou prison dans Rio Bravo, qu'il faut défendre et protéger de certaines pressions ou forces hostiles venues du dehors ?
Ah vous voilà reparti dans les questions un poil barbantes... Pardonnez-moi, je n'ai pas l'humeur en ce moment de me poser à moi-même des questions de cet ordre. Et rebelote sur Serge Daney et blablabla : ceux que cela intéresse n'ont après tout qu'à relire les textes de notre numéro spécial Daney que vous citez. Ou bien encore, car un numéro récent de Trafic est plus facile à trouver aujourd'hui, qu'ils lisent ce que j'ai écrit encore sur Serge – car Serge était, oui il l'était, mon ami et mon frère et je penserai à lui jusqu'à ma mort – dans le numéro 101 de Trafic, du début de cette année 2017.
Oui, Trafic est une fraternité hawksienne, on peut dire ça comme ça. Mais c'est un peu snobinard, un peu daté aussi de la vieille cinéphilie dite historiquement originelle ou originaire, des années Cahiers époque Nouvelle Vague et après. Les fraternités d'aujourd'hui, il faudrait peut-être bien en effet les réinventer comme celle des anges qui ont des ailes, et prendre autant de plaisir à capturer les petits singes de l'intelligence cinématographique au filet qu'on le fait dans Hatari. Voilà, être dans l'hawksien, comme ça je veux bien, et c'est même l'idéal communautaire que je défends, que nous défendons dans et pour Trafic. Par pour s'y protéger du dehors comme en forteresse mais plutôt pour s'y ouvrir au dedans, et du coup à l'écriture, de ce qu'il reste à certains de passion pour le cinéma, ses œuvres, ses méthodes, ses façons de faire ou faire penser.
Les films qui ont regardé mon enfance (référence Scheferienne qu'il faut toujours se rappeler car elle est importante en effet), je vous en ai déjà parlé : il n'y avait parmi eux aucun film de Hawks ni de Michael Curtiz, ou alors s'il y en avait, je ne le savais pas parce que l'enfance des filles de mon temps au cinéma ne s'intéressait jamais au nom de l'auteur. Si j'ai vu Robin des Bois enfant, et je crois bien que je l'ai vu car les enfants de mon âge n'y coupaient pas, ce qui j'y ai surtout apprécié c'est le charme d'Errol Flynn, quand le film m'a « regardée » pour la première fois. Rio Bravo, bon, laissons en la messe à toujours redire mais vraiment déjà dite au culte de Daney. Moi je me suis déjà agenouillée, mais j'en ai marre de ces bondieuseries.
La ligne de combat de Trafic
passe dans chaque texte publié
Le travail de Trafic : que nous soyons une bande d'amis, les membres du Comité qui travaillons à la constitution de chaque numéro pour chaque trimestre – actuellement Raymond Bellour, Patrice Rollet, Marcos Uzal et moi puisque nous avons perdu Daney en 1992 et Biette en 2003 – n'est pas le plus important. Nous nous aimons bien, bien sûr nous sommes des amis. Mais nous réunir pour parler de la revue à peu près tous les 15 jours, depuis plus de 25 ans en ce qui concerne Bellour, Rollet et moi car Uzal est un nouveau qui nous rejoint récemment – et Dieu merci, ça renouvelle les générations au travail – nous suffit comme commerces de l'amitié entre nous. Ce qu'il y a entre nous surtout consiste à ce que nous nous faisons confiance. Et même nous faisons confiance à nos grandes diversités d'intérêt, de goût, que nous avons les uns et les autres. Certains pompeux crétins ont parfois voulu nous donner des leçons de ligne éditoriale, de cohérence, en scrutant notre supposée « doxa » et tous les consensus ou « horribile-visus » qui définiraient notre ligne. Ces perspectives de lecture de Trafic me paraissent vaines, carrément sans intérêt. Ce qui définit la ligne de combat de Trafic c'est chaque texte que nous publions dans la revue. Nous sommes exigeants quant à la qualité des textes, et par qualité nous n'entendons pas seulement leur tenue correcte exigée d'écriture. Nous pensons aussi à ce que chaque texte pour son propre compte et pour l'honneur de la revue développe de fermeté et clarté de pensée, de force sensible de perception des objets de cinéma, actuels ou plus anciens, dont il fait son sujet. Nous naviguons entre deux possibles mauvais infinis qui peuvent guetter une revue austère comme la nôtre : publier de « barbifiants » penseurs pensant le cinéma, avec moult signes extérieurs et affichages à l'écriture de leur consistance intellectuelle et sérieux de leurs références, soit une mauvaise tendance qui n'est pas du tout réservée aux travaux universitaires ou académiques ; ou bien, l'autre mauvais infini à éviter, celui des coquettes rhétoriques méta-langagières, avec fleurs primesautières d'une subjectivité de l'auteur libérée toutes voiles dehors et arbitrairement plaquée en filtre devant l'objet de cinéma. Nous recevons pas mal de textes et du coup ne pouvons qu'être fiers de faire un choix entre eux, quitte à heurter certains auteurs dont nous aurions refusé, et peut-être injustement, les textes. Nos choix parfois se complaisent en nos amitiés et connaissances, celles de tous les quatre du Comité : c'est la vie. Mais plutôt que de trafiquer les copinages, nous aimons mettre nos amis à l'épreuve de leur demander ce qu'ils ont vraiment de meilleur à nous proposer comme textes. Les amis et connaissances de nos amis et connaissances nous aident. Nous faisons des ronds concentriques de lancers de cailloux dans toutes les eaux du monde. Notre éditeur, Paul Otchakovsky-Laurens nous aide lui aussi. Parfois, souvent même, nous avons publié avec plaisir des auteurs de chez P.O.L. comme Leslie Kaplan, Jean-Louis Schefer en effet, Elsa Boyer et quelques autres. A vrai dire, notre « groupe de travail » consiste à courir le risque, comme chaque revue, de passer à côté de textes passionnants et de publier à l'occasion quelques textes barbants ou inutiles ou futiles, mais qui présentaient un petit côté pas mal sur le coup quand on les a lus. Le temps passera sur nous et nous jugera, il est déjà pas mal passé. Parfois on se sent un peu « Jurassic Park », enfin pour tout dire dinosaures, mais ça ne nous déprime pas trop. Si, dans chaque numéro où en moyenne nous publions quelques treize textes, nous retrouvons avec le recul du temps quatre ou cinq vrais grands textes et même, pourquoi pas, un seul, cela veut dire alors que nous avons vraiment bien fait notre boulot.
Un numéro 11 de la revue paru à l'été 1994 me tombe par hasard sous les yeux parce que je voulais me rappeler ce que nous avions bien pu raconter, l'ami Pierre Léon et moi, dialoguant sur le film de Steven Spielberg, La Liste de Schindler. Pas mal, assez précis, pas mal argumenté de part et d'autre, quoiqu'un peu pimbêches condescendantes et hautaines tous les deux, car c'est quand m^me un sacré film si c'est peut-être moins éprouvant, moins imprimé dans la chair polonaise, et donc moins émouvant que Le Pianiste (2001) de Roman Polanski. C'est un texte qui mérite d'être relu : ce film-là en secouait des questions et c'est bien de la part de Trafic que d'y avoir réagi assez rapidement. Mais surtout, dans ce numéro 11, se trouve l'un des textes dont je suis la plus fière d'avoir été à l'initiative et au travail d'en avoir le droit de le republier, grâce à l'aide de Françoise Foucault du Comité du Film ethnographique créé au Musée de l'Homme autour de Jean Rouch. C'est un texte, publié pour la première fois par l'UNESCO en 1967 dans un « Premier catalogue sélectif international de cinéma ethnographique sur l'Afrique noire », écrit par l'immense écrivain malien Amadou Hampâté Bâ, qui raconte la première apparition du cinéma dans son village natal, soit à Bandiagara au Mali en 1908. Ce texte est absolument passionnant. Il raconte comment le cinéma, importé en Afrique au début du vingtième siècle par les Européens, machine infernale et « cracheuse d'ombres », était considéré d'un très mauvais œil par les marabouts et les imams. La mère de l'auteur elle-même l'avait en pieuse exécration et en 1934 dit à son fils : « Ah ! quand ces ombres sataniques étaient muettes, j'ai refusé de les regarder, et maintenant qu'elles parlent tu voudrais que je les voie ! Je n'irai pas, mon fils, je n'irai pas. ».
Sacré texte : un de mes textes fétiches. Et j'en ai d'autres, mais je ne peux pas tous les commenter.
Trafic c'est seulement un boulot de longue haleine, patient, assez rigoureux et modeste d'un côté quoique ambitieux de l'autre : chaque texte que nous publions doit y faire foi de sa ligne et de sa cohérence, de son urgence à s'exprimer, des formes qu'il a mis à nous cracher la « Valda » sincère de son contenu spécifique. Pour reprendre avec mes souvenirs de lycéenne une vieille définition du roman donné par Stendhal, je dirai alors que Trafic est comme « un miroir que l'on promène le long d'un chemin ». Un chemin en l'occurrence de réflexion sur le cinéma depuis un quart de siècle, en partant bien sûr de l'impulsion donnée à cet effort par Serge Daney appuyé par ses amis – et, heureusement, il en avait pas mal.
Vous parler des pressions ou autres forces hostiles venues du dehors et s'exerçant sur nous ? Bof, ne dramatisons pas, parfois quelques petits persiflages envieux. On nous collerait bien à l'occasion dessus la devise moqueuse « à la Paris Match » qu'avaient inventée des confrères jaloux du Monde pour en désigner le style : soit « le poids des mots, le choc des paupières ». Nous acceptons l'ironie et recommandons d'avoir chaque dernier numéro de Trafic sur les tables de chevet pour ses vertus somnifères en cas d'insomnie, si cela peut faire plaisir à nos possibles ennemis, un peu comme le comte Keyserling avait commandé des variations (les fameuses Variations Goldberg) à Jean-Sébastien Bach avec justement l'intention de se les faire jouer avant de (ou pour) s'endormir. Et l'on sait quelle chouette musique cela aura donné. On peut aussi se donner le plaisir de quelques profondes respirations dans l'oxygène d'une pensée du cinéma, ça peut aider aussi en préambule au sommeil des justes. Cela serait conforme au projet même de l'écriture (romanesque ou « trafiquante ») : procédure hautement ACTIVE, TRAVAILLEUSE. Car ça doit demander pas mal d'effort musculaire de promener un miroir le long d'un chemin. Surtout si le chemin est long et le miroir lourd – ledit miroir ne s'y promène quand même pas tout seul !
13) On sait l'existence de quelques numéros exceptionnels de Trafic, entièrement organisés autour d'un axe thématique particulier (citons « Serge Daney : après, avec », n°37, printemps 2001 ; « Qu'est-ce que le cinéma ? », n°50, été 2004 ; « L'énigme de l'acteur », n°65, printemps 2008 ; « 20 ans, 20 films », n°80, hiver 2011 ; « Jean-Claude Biette, l'évidence et le secret », n°85, printemps 2013 ; « L'écran, l'écrit », n°100, hier 2016). A notre connaissance, il n'y aurait eu cependant et jusqu'à présent qu'un seul volume à avoir été entièrement consacré à l'œuvre d'un cinéaste – et quel cinéaste : John Ford. Intitulé « Politique(s) de John Ford » et publié en décembre 2005, ce numéro 56 compte entre autres participations votre propre contribution, « Ford et les pharisiens », qui travaille notamment à cerner les contours d'une « hypocrisie de bonne foi ». Cette étrange bestiole oxymorique, le personnage de Ransom Stoddard dans L'Homme qui tua Liberty Valance (1962) l'aurait exemplairement incarnée, si caractéristique selon vous de l'art du clair-obscur fordien. John Ford a été tardivement l'affaire des Cahiers en raison du privilège critique accordé à l'axe hitchcockien-hawksien. Mais c'est pour vous une affaire ancienne pour autant qu'elle durerait sans n'avoir jamais diminué, dernièrement marquée par la sortie à l'occasion de la grande rétrospective organisée par la Cinémathèque française en 2014 d'une monographie publiée chez Yellow Now et dédiée à la grandeur de l'ultime film de John Ford, le trop longtemps méconnu ou mésestimé mais pourtant sublime Seven Women – Frontière chinoise (1966). C'est, pour des raisons évidemment différentes que dans le cas de Glauber Rocha (qui, comme vous nous l'avez précédemment confié, considérait que les films de John Ford étaient « fondateurs de civilisation »), l'une de vos grandes passions de cinéphile. On aimerait alors que vous nous parliez par le menu de vos enthousiasmes fordiens et de l'histoire qu'ils y auront déposée en vous.
D'abord, je vous remercie d'évoquer ces numéros spéciaux de Trafic : c'est un travail de la revue auquel nous tenons beaucoup, et où nous nous attelons périodiquement, comme l'urgence ou le désir nous en vient, ensemble, le Comité, le Conseil (un cercle rapproché autour de nous, toujours amicalement attentif et prêt à nous suggérer des idées), et tous nos amis et auteurs, habituels ou rares, et même encore inconnus que nous supposons intéressés par les thèmes que nous abordons en ces numéros. Le très beau numéro d'hommage à Daney : forcément, il s'imposait à nous, car il s'agissait de savoir, plus de huit ans de travail après la mort de Serge, où nous en étions les uns et les autres de notre lien avec lui, notre fondateur et inspirateur : ce qu'il nous laissait comme questions en suspens ou à approfondir, en quoi nos réflexions sur le cinéma vivaient encore de son énergie, et de ses leçons. Le numéro « Qu'est-ce que le cinéma ? » : autant poser la question explicitement et on verrait, par les textes, ce qu'en diraient les auteurs acculés à une question aussi frontale. Je me souviens que j'ai répondu en biais, contrairement à mon habitude car je suis plutôt une frontale, genre chèvre de Monsieur Seguin quand j'y vais à la rencontre du loup : pour moi le cinéma c'est le miracle qu'il s'en tourne. Là encore, je me souvenais de Serge Daney. Un jour il avait dit (ou m'avait dit, je ne sais plus) que la véritable histoire du cinéma serait celle de l'histoire des tournages des films. Pensée profonde et évidence à rappeler toujours : le cinéma de toutes les façons c'est faire des plans pour qu'il y ait des films, dans telles ou telles conditions, dans quel but, avec quels moyens, quelles formes, quel contexte ou visée, etc. Donc j'ai répondu à la question en traduisant du portugais un beau texte de mon ami Carlos Diegues, où tout simplement il racontait un moment du tournage de son dernier film. En ce qui me concerne, la question du « qu'est-ce-que-le-cinéma » ne m'a jamais vraiment intéressée d'un point de vue théorique. Je suis certainement une idéaliste, enfin disons une idéaliste dialectique – là j'ose tout simplement monter sur mes petits chevaux pour le dire car le cinéma, selon moi, c'est de l'esprit et beaucoup de matière. Mais, théoricienne, alors là, non, ce n'est pas vraiment mon truc s'agissant du cinéma. Et ce malgré mes précédemment évoqués « prolégomènes à une théorie du photogramme », où vers la théorie j'ai un peu forcé mon talent, question d'amour propre. Je n'allais pas tout de même pas me dégonfler devant un penseur vénéré comme Roland Barthes, qui parlait du photogramme de film sans bien savoir ce que c'était en tant qu'unité matérielle de signifiant iconographique intégré au processus matériel du cinéma. Au sujet du cinéma je ne m'intéresse vraiment, finalement, qu'à son phénomène en tant qu'objet (d'art ou de commerce, peu importe) de fabrication particulière : le cinéma n'existe qu'une fois réalisé. Il faut qu'en soit menée la conception jusqu'au réel de ses possibles projection, diffusion, archivage, etc. Et pour le cinéma, le passage au réel c'est le faire du film. Par exemple le tourner avant de le monter, du moins dans l'état actuel de ses procédure habituelles propres au vingtième siècle et au début du suivant, bien que celui-ci comporte déjà des exceptions du genre de films n'ayant pas besoin d'être tournés parce qu'ils s'appuient sur du déjà tourné (found footage, etc.). Ou encore pas besoins d'être montés puisque leur substance peut consister en une continuité ininterrompue de filmage comme cela se passe dans les caméras de surveillance ou d'autres pratiques existantes ou à inventer de saisie automatiques de sons et d'images, réelles ou virtuelles. Enfin tout un bazar de cinéma qui déborde largement, aujourd'hui, et même depuis un certain temps difficile à dater, le modèle du film classique conçu comme tournage puis montage.
Le numéro « L'énigme de l'acteur », j'ai aussi beaucoup aimé y travailler, car j'adore les acteurs. L'acteur dans les fictions aussi bien que dans les documentaires. Il y a de très beaux textes dans ce numéro, comme dans tous les numéros spéciaux. Les auteurs de Trafic en général prennent très au sérieux les questions qu'on leur pose. Des fois ils font leurs petits malins avec, défaut fréquent de l'intellectuel, ils contournent, ils finassent. Mais, en général, ils se mettent pour nous en habit de cérémonie textuelle, ils se lancent de bon cœur et sortent ce qu'ils ont sur la patate de leur esprit ou de leur culture au sujet de telle ou telle question de cinéma. Donc ça donne de bons numéros, toujours passionnants comme tournicotages d'ensemble à l'instant T et dans tous les sens autour d'une question de cinéma que le temps met dans l'air. Même si, périodiquement après ce genre de numéros, nous avons des réactions (certaines barbantes, d'autres prévisibles, etc.) du genre « pour moi le meilleur texte dans ce numéro, c'est celui d'un ou d'une telle », et ils nous font des palmarès et on s'en fiche. Car l'intérêt de ces numéros consiste à voir dans quel sens ils peuvent aller. Et aucun des textes qu'il contient ne donnera, si dense et talentueux qu'il soit, meilleur éclairage sur une question à lui tout seul que le fait que la même question ait été posée à beaucoup d'auteurs bien différents mais présentant le point commun de relever du même temps T déjà évoqué.
Le numéro magnifique consacré à John Ford comporte son lot de sacrément beaux textes aussi. John Ford, au moins, nous sommes tous d'accord pour l'aimer. John Ford, l'ensemble de l’œuvre, c'est un peu comme une Divine Comédie, un peu comme Shakespeare : la densité, l'intelligence de la puissance créatrice chez lui fournit comme un trésor d'Ali Baba au patrimoine cinématographique de l'humanité si l'on veut.
Et cet Indien-là,
son chien l'aimait bien
Et puis John Ford, oui, je peux bien le dire, c'est un de mes « auteurs » préférés au cinéma. Durant ces dernières années j'y suis revenue quatre fois. Dans un article intitulé « L'indien, le chien et le cheval de fer » [revue Vertigo, « Animal », n°19, 1999, p, 27-31 – un extrait est cité par Raymond Bellour in Le Corps du cinéma : hypnoses, émotions, animalités, éd. P.O.L.-coll. « Trafic », 2009, p. 552]. L'animal, oh oui, quelle belle affaire de cinéma. D'ailleurs les acteurs aussi sont des animaux, ce vieux réac génial de Hitchcock le savait bien, mais Bresson aussi : les acteurs sont de la chair d'écran, de la livre de chair, parfois de la chair à canons comme dans les tranchées, vite consommée jusqu'au sacrifice. Mais j'en reviens à John Ford. Dans le très beau Ford muet de 1924 qui s'appelle Le Cheval de fer, il est question de la construction d'un chemin de fer, non pas transcontinental mais reliant le Nord et le Sud des États-Unis, et commencé juste à la fin de la Guerre de Sécession. On y évoque (magnifiquement) l'appui donné par Abraham Lincoln en personne à sa construction, car, dit il à ses conseillers qui s'effraient d'un tel investissement national en temps de guerre, « il ne faut pas laisser les urgences de la guerre nous aveugler sur les nécessités de la paix à venir ». Naturellement, la construction du train provoque des conflits avec les tribus indiennes des pays traversés par le chantier qui avance, de part et d'autre du territoire qu'il va réunir. Une séquence de ces attaques m'a particulièrement fascinée, un détail en particulier, qui me semble contrarier l'idée que John Ford, même à ses débuts, ait pu mettre en scène des films racistes envers les indiens. Je vous la raconte : les Indiens attaquent le train, les ouvriers se défendent à balles réelles qui font des morts sur les côtés de la voie ferrée. On voit cela, en plan très large. Parmi les Indiens qui tombent, il y en a un dont l'amplitude du plan dévoile bien qu'il est mort. Et, là dessus, du fin fond du même plan, surgit à fond de pattes un petit chien, qui s'approche en courant de l'indien mort, qui le renifle et qui se couche à ses côtés, ayant l'air, même en muet, de geindre à la mort à côté du cadavre de son maître. Un Indien mort comme celui là, on peut dire cyniquement dans le style humour raciste américain, que « c'est un bon indien parce qu'il est mort ». Mais en vérité ce plan du chien triste et fidèle va plus loin que ça : un Indien qui a un chien comme ça – en l'occurrence c'est l'image de l'animal ici qui prend le temps d' humaniser celle de l'homme – peut-il être un « mauvais Indien » ? Ce qui compte au cinéma c'est ce qu'on voit dans les plans, c'est ça qui fait signe, qui fait figure, qui fait rhétorique. Cela dit je ne suis pas tout à fait sûre que John Ford ait voulu tourner ce plan. Je soupçonne même que c'est un petit accident de tournage : le figurant devait avoir un chien et quand il a été vu par son chien raide étendu sur le sol, le chien ne s'est peut-être pas demandé si on le voulait dans le plan mais il s'y est pointé ventre à terre vers son maître. L'important consiste à ce que Ford n'ait pas piqué une colère en demandant quel était le « fucking idiot » qui avait laissé un chien entrer dans le plan. Admettons qu'il n'ait pas prévu de tourner ce plan, qui aurait d'ailleurs demandé à être organisé délibérément devant la caméra d'un plan déjà complexe une virtuosité de cirque à la Tati dont il n'est pas sûr que les productions américaines de 1924 aient eu le temps d'en concocter la prouesse de précision. Mais ce qui est sûr c'est qu'il n'a pas demandé (il en avait déjà tout le pouvoir) qu'on le supprime. Ce plan de l'indien aimé par son chien, mélancoliquement veillé par son chien après sa mort, Ford ne l'a ni coupé ni retourné sans le chien. Il savait très bien l'effet qu'il ferait : en le voyant on ne se dirait pas « salaud d'Indien » mais que cet Indien-là, son chien l'aimait bien. Et ça le ferait exister, ça le sauverait,.
Chez John Ford les personnages, les figures, leur force consiste à ce qu'ils ont une vraie densité d'existence. John Ford n'est pas raciste. Paternaliste peut-être, un peu. Sentimental, catho, charitable envers les faibles (la sublime figure du noir Pompey dans Liberty Valance, l'ombre bienveillante de John Wayne). Mais raciste, non. Ford n'est jamais raciste.
D'autres travaux sur Ford, j'en ai fait, ah ça oui. Vous les rappelez : « Ford et les Pharisiens », « Ford et les médecins » dans Trafic (n°96, printemps 2016). Et puis bien sûr mon petit bouquin aux éditions Yellow Now au sujet de Seven Women (Frontière chinoise), qui est aussi un ouvrage concernant la médecine puisque la protagoniste du film est en effet une femme médecin. J'aime mes textes sur John Ford, ils m'ont demandé beaucoup de travail et je les ai écrits avec tout mon cœur.
(à suivre)
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