« (…) des problèmes soi-disant subjectifs, "individuels", "privés" sont en fait des problèmes sociaux, des problèmes de classe, que la "sexualité" n’est pas pour les femmes une expression individuelle, subjective,
mais une institution sociale de violence »
(Monique Wittig, La Pensée straight, éd. Amsterdam, 2007 [2001 pour la première édition] p. 52)
« Les femmes qui sont les moins compromises dans la culture mâle, (…) salopes acharnées contre ceux qui leur agacent les dents, qui n’hésiteraient pas à planter un couteau dans le ventre d’un type ou à lui enfoncer un pic à glace dans le cul au premier coup d’œil si elles pensaient pouvoir s’en tirer, bref celles qui, selon les critères de notre "culture", sont la lie de la terre, la Scum… » (Valérie Solanas, SCUM Manifesto. Association pour tailler les hommes en pièce, éd. Mille et une nuits, 1998 [1968 pour la première édition originale], p. 55-56)
L’habitude critique est de considérer trois des films les plus remarquables de Roman Polanski, Répulsion (1964), Rosemary’s Baby (1968) et Le Locataire (1976), comme s’ils participaient d’un projet commun, sorte de triptyque qui serait structuré autour d’un motif commun : l’appartement. En schématisant, on pourrait dire que, contrairement à la maison censée consacrer l’installation et l’inscription dans la longue durée (notamment familiale) des existences individuelles stabilisées et socialement protégées, l’appartement signalerait plutôt une existence conditionnée par une stabilité moins assurée et une protection moins grande, toujours menacée, à quelque degré que ce soit, d’un possible changement de situation sociale dans le sens d'une amélioration mais aussi d'une dégradation. C’est que la maison institue le plus souvent l’individu comme propriétaire, alors que l’appartement indexe le résident de l’appartement sur le statut moins assuré et rassurant, moins valorisé et valorisant, du locataire. Il n’y a alors pas de hasard à ce que Roman Polanski, né Raymond Liebling en 1933 à Paris d’un père juif polonais et d’une mère d’origine russe, qui vécut misérablement dans le ghetto de Cracovie pendant la seconde guerre mondiale (son père fut déporté et interné au camp de Mauthausen quand sa mère mourut à Auschwitz), et qui connut plusieurs exils successifs (après Le Couteau dans l’eau tourné en Pologne en 1962, Répulsion, le deuxième long métrage du cinéaste, a été tourné en Angleterre, quand Rosemary’s Baby est son premier film étasunien, et Le Locataire un film tourné en France un an avant de quitter précipitamment les Etats-Unis), ait privilégié dans son œuvre un motif matérialisant la précarité psychique et sociale, existentielle et symbolique de personnages dont il aura raconté les (més)aventures, comme s'il s'agissait d'autant de projections imaginaires de lui-même. Le Pianiste (2002), retour gagnant de Roman Polanski dans le pays de son enfance comme à un cinéma populaire qui n’aurait rien cédé sur de fortes ambitions auteuristes (on n’en dira hélas pas autant de ses films des années 1980 et 1990), synthétise assurément les processus de déréliction affectant un homme de moins en moins soutenu par des supports stables de socialisation, et qui innervent d'une façon ou d'une autre tout son travail. En proposant le récit d’un homme en transit perpétuel, forcé de passer d’appartement en appartement pour échapper au ghetto et à l’extermination, en bordure d'une « désaffiliation » (Robert Castel) qui aurait pu être sans rémission, le cinéaste aura ainsi réussi à sublimer dans la projection fictionnelle de la biographie d’un autre que lui-même (Wladyslaw Szpilman) sa propre expérience vécue. Londres, New York, Paris : Répulsion, Rosemary’s Baby et Le Locataire, telles trois variations autour des questions de la déliaison et de la perte de soi, de l’exil intérieur et de la déterritorialisation psychique, autour d’une angoisse fondamentale qui emporte (et déporte) les stabilités subjectives et les identités individuelles, et dont le fond sans fond semble largement configuré par l’insidieuse violence de certains agencements sociaux réglant notamment les rapports entre les hommes et les femmes. Certes, Le Locataire demeure peut-être le film le plus troublant de Roman Polanski (et dont le contemporain parfait aura été Monsieur Klein de Joseph Losey sorti la même année, deux grands films d'exilés hantés par la dépossession schizophrénique de soi-même et la dilution identitaire), parce qu'il représente l’allégorie puissamment kafkaïenne ramassant toute une trajectoire biographique en plusieurs endroits fissurée (la seconde guerre mondiale comme on l’a vu, mais aussi l’assassinat de l’actrice Sharon Tate enceinte de leur enfant en 1969, comme la fuite en 1977 hors des Etats-Unis après le début d’une procédure judiciaire relative à un viol sur mineure qui s’est poursuivie en septembre 2009 par l’assignation à résidence du cinéaste en Suisse). Mais Répulsion et Rosemary’s Baby entretiennent de troublantes ressemblances que (dé)plie tel un chiasme une semblable figure féminine à chaque fois scindée, à chaque fois schizo (puisque Roman Polanski interprète le rôle principal du film Le Locataire, même s’il s’agit pour son personnage de prendre littéralement la place d’un autre qui se trouve d'ailleurs être significativement une femme). Et les rapports (pas seulement formels) qui les unissent débouchent en deux temps sur une remarquable analyse de l’oppression féminine tout à la fois archaïque et moderne, alors que les années 1960 ont été dialectiquement marquées par la promotion marchande de la femme moderne puis par la montée des revendications féministes. On verra en conclusion que les multiples points de contact que partagent ces deux films font miroiter de troublantes similitudes avec la biographie même de leur auteur.
De La Bicyclette en 1955 à Les Mammifères en 1962, Roman Polanski tourne une petite dizaine de courts-métrages dans le cadre de la prestigieuse école polonaise de cinéma fondée en 1948 et située à Lodz (d’où sortirent aussi les cinéastes Andrzej Wajda, Jerzy Skolimowski, Andrzej Munk, Krzysztof Kieslowski et Krzysztof Zanussi). En 1959, à l’occasion de la réalisation de Deux hommes et une armoire, le jeune réalisateur fait la rencontre du musicien jazz Krzysztof Komeda qui travaillera avec lui jusqu’à Rosemary’s Baby (avec cette seule exception qu’est Répulsion dont la musique a été composée par Chico Hamilton), et qui décédera dans un accident en septembre 1969. En 1962, Le Couteau dans l’eau scénarisé avec le futur brillant cinéaste Jerzy Skolimowski est plutôt mal accueilli en Pologne, et plutôt bien à l’étranger (le film est nominé pour l’Oscar du meilleur film étranger, et reçoit un prix à la Mostra de Venise). Roman Polanski décide alors de s’établir en Angleterre (Jerzy Skolimowski s'exilera également en Angleterre en 1967 après la censure en Pologne de son film Haut les mains) pour y réaliser trois films (Répulsion en 1964, Cul-de-sac en 1965, et Le Bal des vampires en 1967, tous trois écrits par Gérard Brach qui deviendra son scénariste attitré jusqu'à Lunes de fiel en 1992, et tous trois produits par Gene Gutowski qui produira presque trente années plus tard Le Pianiste) qui ont définitivement assis sa réputation sur le plan international. Avec un Ours d’argent reçu au Festival de Berlin pour le premier film (d'abord réalisé pour faciliter la réalisation du second voulu plus personnel), un Ours d’or pour le deuxième film, et obtenant un immense succès populaire pour le troisième film (distribué par la MGM), Roman Polanski est alors conforté dans son désir d’intégrer l’industrie hollywoodienne. En 1968, il adapte seul le roman éponyme d’Ira Levin écrit un an auparavant, Rosemary’s Baby, et c’est à nouveau un grand succès public et critique qui permet d’ailleurs à Ruth Gordon, l’interprète du personnage de l'excentrique Minnie Castevet, de remporter l’Oscar du meilleur second rôle féminin. Dans une séquence contenue dans Le Couteau dans l’eau exprimant formellement le point de vue subjectif du personnage de l'étudiant (si nos souvenirs sont exacts) qui s’amuse à regarder devant lui alternativement avec un œil puis avec un autre, se trouverait alors exprimé un désir esthétique et programmatique de substituer aux habitudes synthétiques de la vision binoculaire le jeu boiteux des perceptions discordantes résultant de visions alternatives et devenues pour l’occasion monoculaires. La lumière alternativement apparaissant puis disparaissant que projettent les phares de La Jeune fille et la mort (1994) d'après la pièce de théâtre éponyme d'Ariel Dorfman ou encore récemment de The Ghost Writer (2010) d'après le roman de Robert Harris réitèrent autrement l’idée commune d’un clignotement de la raison, des intermittences de la pensée rationnelle désormais incapable d’accomplir les synthèses rassurantes, d'un monde non-réconcilié peuplé d'individus non-identiques avec eux-mêmes, d'une pensée désormais divisée en son sein par le jeu perspectiviste et nietzschéen des analyses hétérogènes et des points de vue dissemblables (quand ils ne sont pas concurrentiels et antagonistes). « Un se divise en deux » disait à l'époque le président chinois Mao, et cette maxime est aujourd'hui celle d'une nouvelle dialectique matérialiste défendue par Alain Badiou dans Logiques des mondes (L'Etre et l'événement 2, éd. Seuil, 2006). Chez Roman Polanski, l'unité relative au cinéma classique (unité idéologique articulant tout ensemble narration et représentation dans le sens d'un réalisme mimétique) débouche sur d'improbables brisures, sur des fissures qui accréditent l'idée que le cinéma est entré après la littérature dans « l'ère du soupçon » (Nathalie Sarraute), que la transparence classique s'est opacifiée au bénéfice de la division aliénante des sujets, de l'obscurité du sens des récits, et d'un mélange des genres qui par effet de contamination débouche sur le grotesque et le non-sens. Non plus un regard synthétique donc, mais deux yeux qui ne s'accordent plus pour regarder dans la même direction, et qui laissent le spectateur idéologiquement désœuvré, car sans la possibilité de jouir des assurances de la synthèse imposée par le démiurge, Mais un spectateur alors devenu politiquement actif, car désormais doté de la capacité à produire lui-même une synthèse personnelle à partir des éléments analytiques et disjonctifs proposés par les films du cinéaste.
Comment se traduit alors le perspectivisme schizoïde propre à l’esthétique défendue dans les films de Roman Polanski ? Par exemple, Le Bal des vampires ressorti il y a quelques mois en copie neuve repose sur un principe esthétique qui allait faire florès et selon lequel l’hommage aux films d’épouvante produits alors en Grande-Bretagne par la société Hammer devait tout à la fois combiner le vernissage respectueux des codes du genre (l’introduction et la conclusion véritablement horrifiques, le faste décoratif de la reconstitution chargée en références picturales légitimes – par exemple Breughel) et sa réappropriation dans le sens d’une veine comique ici inattendue (allant du burlesque et même du slapstick avec le personnage du professeur Abronsius, au dessin animé pop avec le générique-début). Il s’agit là d’un film véritablement schizo, dissonant (comme l'est la partition de Krzyzstof Komeda), car animé par le souci d’instruire le salut culturel et ainsi un avenir pour un genre cinématographique abonné à la pauvre économie des séries B., et dans le même mouvement désireux d'amorcer aussi le devenir parodique d’un type de films qui ordinairement ne fonctionnent que sur la croyance minimale du spectateur branchée sur ses peurs primales. En ce sens, le film de Roman Polanski est fondateur d’un double écueil (les lourdeurs de la légitimation culturelle d'un côté, de l'autre les pesanteurs de la régression parodique) qui allait déterminer dans les années 1970 et 1980 la suite des aventures d’un cinéma de genre (exemplairement la série des Indiana Jones réalisée par Steven Spielberg) désormais contraint de produire les plus-value de la légitimité culturelle ou de la comédie parodique pour espérer pouvoir économiquement survivre (et ne pas finir, comme ce fut le cas avec le western ou la comédie musicale, dans la fétichisation cinéphilique ou la muséification nostalgique). Film bancal, hétérogène, dont le mordant relève davantage de son ironie que de ses capacités d’épouvante, The Fearless Vampire Killers (titre original d’un film dans lequel il n’est jamais prononcé le mot de vampire) est une réussite (le film est drôle et richement fait) qui paradoxalement signe l’échec du renouvellement d’un genre, comme symboliquement saigné à mort par la double canine du rehaussement culturel et de la morgue parodique (Pirates en 1986, sous couvert d'un hommage aux films de Michael Curtiz, d'Errol Flynn et de Douglas Fairbanks finissait dans les eaux de boudin de la parodie chèrement financée par le nabab tunisien Tarak Ben Ammar). C’est que l’épouvante n’est pas chose risible. C’est que l’épouvante détruit les assurances et les bénéfices symboliques apportés par le domaine culturel des œuvres de l'esprit. C’est que l’épouvante ne cesse pas d’être actuelle, d’être notre contemporaine, de guetter à chaque coin de rue ou de couloir d'un appartement, de doubler (redoubler et dédoubler) la vie de chacun, individus et sociétés, par une ombre persistante qui, dans ses pires actualisations, peut entièrement recouvrir le réel du voile de la folie la plus noire et de la destruction la plus totale. C’est tout l’enjeu de Répulsion et de Rosemary’s Baby que de réussir l’opération d’actualisation et de modernisation du cinéma d’épouvante sans recourir aux issues de secours de la culture ou de la parodie. Cela au nom de l’expression d’une angoisse et d’une peur fondamentales et archaïques dont la persistance affirme qu'elles nous sont toujours contemporaines. Et ni les démentis rationalistes (quand ils ne relèvent pas du scientisme) de la modernité occidentale, ni les plaisirs esthètes de la reconnaissance culturelle, et ni les rires partagés des détournements parodiques ne sauraient symboliquement compenser et annuler cet état anthropologique des choses.
Alors que Répulsion s’inscrit dans la constellation de films qui au début des années 1960 veulent renouveler (en les mixant d'ailleurs) les genres du cinéma policier ou d’épouvante en proposant des études quasi-cliniques de la psychopathologie contemporaine (Psycho d’Alfred Hitchcock en 1960, The Peeping Tom de Michael Powell en 1960, The Collector de William Wyler en 1965), Rosemary’s Baby ouvre la voie à un cinéma fantastique marqué par la symbolique sataniste (suivront particulièrement The Exorcist en 1973 de William Friedkin et La Malédiction – The Omen – en 1976 de Richard Donner). Pourtant, les deux films de Roman Polanski savent se distinguer des films avec lesquels ils entrent en constellation ou bien qu’ils anticipent. En effet, Répulsion arrive à tenir les deux bouts, objectivement comme subjectivement, de l’expression d’une dérive schizophrénique conditionnée par une situation objective et retraduite psychiquement par celle qui en est la victime (Carol, incarnée par Catherine Deneuve), quand les autres films consacrés à des psychotiques meurtriers présentent davantage l’allure d’études de cas cliniques privilégiant la froideur du constat à l'expression inventive de tourments hallucinés. De son côté, Rosemary’s Baby refuse, contrairement aux films qui allaient suivre en prolongeant le sillon du satanisme comme moyen d'un renouvellement d'un cinéma de genre ainsi branché sur une ambiance sociale favorisant la subversion et « l'hétérodoxie » (Boris Gobille), de trancher en faveur de telle ou telle interprétation, proposant plutôt une pluralité d’hypothèses narratives qui prouverait que la fiction est, comme dans Le Boucher (1970) de Claude Chabrol, sous l’influence du point de vue du personnage principal (Rosemary, incarnée par Mia Farrow). Ce sont ainsi deux manières distinctes de jouer avec les vertiges interprétatifs propres au perspectivisme : la folie distinguée selon ses pôles ou champs magnétiques objectif et subjectif, comme cela est le cas avec Répulsion ; la diversité herméneutique des lectures et des interprétations établie dans le (court-)circuit reliant la folie collective du voisinage et le délire individuel de la protagoniste, comme dans Rosemary’s Baby. On voit alors que nombreux ont été les films qui se sont engouffrés dans les voies ouvertes par ces deux films de Roman Polanski, et qui témoignent ainsi de leur importance esthétique. Par exemple, le cinéma pratiqué par les frères Coen paraît avoir été influencé par certains films du cinéaste. Ainsi, le prologue dans le shtetl exposé au début de A serious Man (2009) rappelle formellement l’ambiance chaude, organique, et très Mittel-Europa du film Le Bal des vampires. Mais déjà, les pommes de terre en train de germer et le lapin en train de pourrir dans la cuisine de Répulsion anticipent sur les poissons verdâtres de Blood Simple (1985). Enfin, la poisse kafkaïenne qui dégouline des murs suintants de la chambre glauque du personnage éponyme de Barton Fink (1991) rappelle autant Répulsion que Le Locataire (et Roman Polanski, président du jury du Festival de Cannes en 1991, avait tout bénéfice à aider à faire récompenser un film qui rendait compte de son influence : Barton Fink). L’apparition furtive au travers d’un miroir d’un homme dont on se demande si ce reflet renvoie à un être réel dans Répulsion, ainsi que la situation psychique d’une femme qui substitue dans Rosemary’s Baby le fantasme cauchemardesque d’une intrusion irréelle, fantastique et monstrueuse, au réel traumatique d’une agression masculine impossible à envisager comme telle (sinon sur le mode psychanalytique du déni) sont des motifs que David Lynch reprendra pour la série télévisée Twin Peaks (1989-1990) et le film qui s’en est suivi, Twin Peaks. Fire walk with me (1992). Notons également que le principe d’un lieu ayant abrité plusieurs faits divers horribles, et dont le souvenir objectif influencerait de manière rémanente l’agir individuel présent, est amplifié dans l’hôtel Overlook de Shining (1980) de Stanley Kubrick qui joue aussi sur les mêmes ressorts esthétiques de l'actuel menacé par un faisceau de virtualités narratives et interprétatives discordantes et conflictuelles. Enfin, la question de la domination masculine, quand elle conduit à la psychose des femmes impuissantes à contenir symboliquement une violence résultant de l’ordre oppressif existant, ou quand elle s’appuie sur des représentations collectives qui pèsent autant sur le comportement des dominants que sur celui des dominées, imprègne fortement les films de Roman Polanski, comme elle est déterminante pour comprendre Possession (1981) du réalisateur d’origine polonaise Andrzej Zulawski, et Antichrist (2009) de Lars von Trier. User de la vieille formule sexiste de « sexe faible » s'agissant de la classe des femmes, c'est alors bien signifier leur affaiblissement au nom de la hiérarchisation des genres, et leur arraisonnement au bénéfice de la classe dominante : celle des hommes.
Si on insiste donc pour envisager ensemble (c'est-à-dire pour mettre en vis-à-vis, pour disposer face à face) ces deux films de Roman Polanski, c’est parce qu’ils partagent de nombreux traits communs, au point de les considérer légitimement comme deux variations autour d’un objet commun (un appartement abritant ou prolongeant un dérive ou un délitement psychique propre à un personnage féminin autant en proie à ses démons intérieurs qu'aux fantasmes venant de l'extérieur), voire pour le second comme l'amplification et le développement du premier. L’image fantasmatique et récurrente du viol, l’importance symptomatique de la figure de la religieuse, le judas cerclant les visages des voisins dont les traits sont grossis jusqu'au grotesque, les gammes au piano que l’on entend derrière les cloisons, le tic-tac du réveil dont le bruit dissocié du fond sonore rythme une angoisse exprimée au niveau phénoménologique, un sentiment grandissant d’« inquiétante étrangeté » (« das Unheimliche » dont a parlé Sigmund Freud en 1919 en fondant son analyse sur L’Homme au sable d’E. T. A. Hoffmann en 1817 – on rappellera que le cinéaste a mis en scène en 1992 à l'Opéra Bastille Les Contes d'Hoffmann de Jacques Offenbach composé en 1851) qui déborde et absorbe une femme au cœur même de ce qui constitue son quotidien rassurant (c’est l’appartement anglais d’Yvonne, la sœur de Carol dans Répulsion, et c’est encore l’appartement new-yorkais que les Woodhouse, un jeune couple récemment marié, dénichent et aménagent dans Rosemary’s Baby) : tous éléments qui manifestent l'intime communauté esthétique des deux films (et « das Unheimliche » se niche précisément dans le familier, l'intime, le chez-soi). En même temps, si l’on reprend l’image paradigmatique extraite du film Le Couteau dans l’eau des visions monoculaires dont le caractère hétérogène, dualiste, et alternatif ou successif s’oppose à la perspective moniste et synthétique proposée par la vision binoculaire habituelle, on devra alors considérer que ces deux films ne se recoupent pas complètement non plus, et qu’ils savent entretenir des spécificités leur assurant une relative autonomie esthétique. C’est par exemple dans Répulsion la combinaison éminemment originale d’une photographie dont le noir et blanc rappellent lointainement l’expressionnisme allemand, de plans tournés caméra sur l’épaule dans les rues londoniennes à la façon impressionniste des films réalisés alors par les tenants de la Nouvelle Vague (précédés en Angleterre par les partisans du Free Cinema à la fin des années 1950), d'un sens de la durée assurant l'originale jonction entre la temporalité faiblement événementielle du néoréalisme italien et la temporalité entropique du cinéma naturaliste, et de trucages dignes de Jean Cocteau visant à animer les décors d’une aberrante vie non-organique découlant de la psyché délirante de l’héroïne. Rosemary’s Baby s’inscrirait de son côté plutôt dans le registre esthétique du « Nouvel Hollywood » (Peter Biskind) marqué par une volonté de décentrement hors-les-murs (si les séquences en intérieur ont été tournées dans les studios californiens, les séquences en extérieur l’ont été dans les rues new-yorkaises sur un mode filmique rappelant là encore la Nouvelle Vague), et de modernisation sociale et formelle des récits (le personnage de Guy Woodhouse, le mari sautillant et déconneur de l’héroïne qui essaie de poursuivre une carrière d’acteur cantonné dans des rôles de second plan, est interprété par le cinéaste indépendant new-yorkais John Cassavetes auteur de Une femme sous influence en 1975, et le « shit » qu’il prononce représente une première pour un film produit dans un régime économique qui a dû rompre en 1966 avec son code de censure actif depuis 1933 afin de maintenir son industrie à flot). Quant aux séquences oniriques qui enveloppent l'héroïne lors d'une nuit où elle subit à demi-consciente les assauts sexuels de son mari, elles manifestent un ensemble narratif hétérogène qui vient complexifier la trame diégétique générale. Malgré tout, les deux films convergent en se refusant à finir de manière pacifiée et convenue (la folie qui dans Répulsion a envahi Carol est sans retour – et deux cadavres en résultent, quand l'héroïne de Rosemary's Baby abandonne toute résistance en acceptant le délirant grand récit sataniste qui a incorporé son bébé et que lui imposent ses voisins, mari compris). La réconciliation n'aura pas eu lieu, car la catastrophe est advenue. Et Roman Polanski en aura rendu compte avec des images qui représentent en conséquence l'interface idéale entre le fond obscur de toute individualité psychique et le fond tout aussi obscur des collectivités au sein desquelles se tiennent et entrent en relation les individus.
Répulsion commence, à l’instar de Vertigo (1958) d’Alfred Hitchcock, par un œil (celui de l'héroïne en train de rêvasser) et se clôt par un autre (encore celui de l'héroïne mais quand elle était une enfant posant pour une photographie de famille et soutenant pour l'occasion un bien étrange regard). Si le premier plan renseigne sur une attention flottante, une suspension qui témoigne déjà, ne serait-ce qu'a minima, d'une conscience s'absentant d'elle-même parce que l'inconscient ne cesse pas de la trouer de part en part, le dernier plan du film semblerait désigner que le malaise viendrait d'encore plus loin, planté dans l'enfance du personnage. La perspective déployée par le cinéaste consiste alors moins à déplier la séquence primitive et traumatique vécue dans l'enfance et déterminant le comportement d'une personne devenue adulte (comme cela était le cas de Marnie en 1964 d'Alfred Hitchcock), qu'à montrer comment un choc traumatique initial dont rien ne nous sera jamais dit va connaître de terribles développements à partir du moment où l'exposition de la protagoniste à un certain (sur)régime de rapports sociaux (et l'on va voir qu'il s'agit de rapports de "sexage" pour parler comme Colette Guillaumin) est suffisamment accomplie pour déclencher une dérive psychotique et schizophrénique. La folie germe, comme les pommes de terre abandonnées dans la cuisine : et c'est un devenir-insecte, un devenir-rebut qui va progressivement absorber Carol, l'étrangère (c'est une actrice française qui joue en Angleterre une jeune femme belge travaillant à Londres), l'exilée, si proche alors de Grégoire Samsa, le héros de La Métamorphose (1915) de Franz Kafka (que Roman Polanski a adapté pour le théâtre en 1988). Ce devenir-cloporte, que Carol partage avec l'héroïne de The Hole (1998) du cinéaste taïwanais Tsai Ming-liang, s'inscrit aussi dans une dynamique durative où l'appartement, devenant terrain vague, dépotoir ou porcherie, entre dans des processus de dégradation valant comme des processus de ghettoïsation qui ne sont pas sans rappeler l'expérience du ghetto de Cracovie vécue par le cinéaste. Sur le plan de la matérialité objective, les tubercules poussent, le lapin dépiauté pourrit et attire à lui des mouches bourdonnantes, l'eau d'un bain oublié déborde de la baignoire, des miettes et autres détritus jonchent le sol, les vêtements ne sont plus rangés, les étagères en bois sont démontées et cassées pour servir à barricader la porte d'entrée. En même temps que cette série filmique expose la face matérielle et objective de la déréliction, une autre série filmique, à la fois parallèle et qui entrecroise la précédente, rend compte des effondrements psychiques affectant l'esprit de l'héroïne. Le tic-tac entêtant du réveil, le tintement des cloches du couvent d'à côté, et la sonnerie stridente du téléphone sont étrangement amplifiés ou bien un (ou plusieurs) homme(s) viole(nt) cette dernière sans un seul bruit (comme si le mutisme de la bande sonore accréditait l'idée d'un cauchemar hanté par un cri impossible à pousser, un cri étouffé par une horreur innommable et insurmontable), les murs se fissurent et les perspectives se distordent (ou bien le plafond tombe sur la tête de Carol, ou bien les pièces deviennent démesurément grandes) comme si Répulsion rejouait sur un mode cauchemardesque Alice au pays des merveilles (1865) de Lewis Carroll (et le lapin pourrissant vaudrait alors comme la dégénérescence du lapin blanc carrollien), la sensibilité des mains est altérée (la dureté du mur devient molle, pâteuse) et les hallucinations l'assaillent (ce sont des mains qui sortent des murs pour brutalement la saisir). Des gestes répétitifs (Carol se frotte la peau du nez frénétiquement, ses yeux fixent un point invisible, elle s'arrête soudainement et se fige comme une statue de sel après avoir croisé le regard d'une Méduse introuvable) sont alors comme autant de symptômes d'une maladie mentale en phase d'excroissance, et que personne autour d'elle n'est capable de lire et de comprendre. Enfin, le contact physique la rebute de plus en plus au point où une pince dans le salon d'esthétique où elle officie coupe le doigt d'une cliente, et où un chandelier ou un rasoir servent de moyens mortels de défense face à des hommes un peu trop entreprenants (et comme les meurtres sont filmés du point de vue de la subjectivité des victimes de Carol, le spectateur, surtout s'il est un homme, ne peut pas ne pas éprouver un malaise à subir les conséquences fantasmatiques de son attraction pour elle), qu'il s'agisse pareillement de l'homme présenté comme son sympathique amoureux (Colin, joué par John Fraser) ou du gras et libidineux gérant de l'appartement (Patrick Wymark). Pour le coup, Roman Polanski montre que les leçons de suspense prodiguées par Psycho ont été parfaitement retenues (le spectateur souffre de comprendre à l'avance ce qui va tomber sur la tête des personnages masculins qui se sont aventuré dans l'appartement-piège de Carol). Mieux, ces leçons lui permettent de réussir ce qu'Alfred Hitchcock a échoué à accomplir avec Marnie, à savoir le portrait d'une femme aliénée par une violence masculine passée qui se voit redoublée dans le présent.
Les références aux contes de fée (la blondeur artificielle de Carol comme de l'actrice qui l'incarne incite à ce qu'elle soit tour à tour comparée à Cendrillon ou à la Belle au bois dormant) sont détournées et subverties par le cinéaste, puisque nous n'avons pas affaire ici à la princesse menacée par un dragon que doit défaire le chevalier pour conquérir le cœur de la belle comme le montrent tant de représentations classiques (bien que certaines tableaux, tel Saint Georges et le dragon peint par Uccello vers 1470, montrent par exemple que le dragon, tué par le chevalier, ne menaçait pas vraiment la princesse, mais la protégeait peut-être des assauts du héros), mais à l'identification de la princesse et du dragon qui cause alors la perte des hommes qui veulent jouer aux héroïques chevaliers. C'est une semblable inversion critique des clichés que l'on retrouvera d'ailleurs dans Trouble Every Day (2001) de Claire Denis. Peut-être que Carol ressemble surtout à l'héroïne éponyme du conte populaire de Charles Perrault, Peau d'âne (1694) que Jacques Demy adaptera pour le cinéma en 1970 avec... Catherine Deneuve (alors que Les Parapluies de Cherbourg de Jacques Demy récompensé d'une Palme d'or offrait une célébrité internationale à une actrice censée représenter la jeune fille bien de son temps, le rôle de Carol dans Répulsion prouve une intelligence de la prise de risque professionnelle qui traverse et unifie quasiment toute son imposante carrière jusqu'à aujourd'hui). Peau d'âne, autrement dit la jeune femme qui perd les qualités ou les privilèges archétypiques de son appartenance de genre (exemplairement la beauté) à partir du moment où son père la désire sexuellement, qui éprouve la situation transitionnelle d'une infamie (son corps désormais sexué la rabat sur la position inférieure de l'animalité et de la saleté) afin de pouvoir reconquérir l'honneur perdue et gagner une place de choix (non plus l'objet endogamique du désir du vieux roi, mais l'objet du désir exogamique du jeune prince). C'est d'ailleurs tout le paradoxe d'une femme qui travaille à conserver une pureté symbolique opposée aux tentatives pronatrices des hommes qu'elle connaît ou rencontre, et qui s'enlise de plus en plus dans une dynamique de la souillure antithétique avec son souci premier de pureté. C'est l'anthropologue fonctionnaliste Mary Douglas qui a montré dans son ouvrage De la souillure. Essai sur les notions de pollution et de tabou (éd. La Découverte, 2005 [1971 pour la première édition française, 1967 pour la première édition anglo-saxonne]) que la culture est un ensemble structuré et structurant de grilles de distinction et de classification, de séparation et de hiérarchisation qui permet aux individus et aux groupes auxquels ils appartiennent de médiatiser et symboliser leurs expériences sensibles, et qu'en conséquence de quoi les manières de régler et réguler les échanges externes et internes propres à toute société frappent d'illégitimité symbolique toute infraction ou transgression de ces mêmes règles. L'excès de pureté pour Carol se mue ou se renverse en excès de pollution : dans les deux cas, c'est une même dynamique d'outrance de la règle retournée sur l'exception transgressive qu'elle masque, c'est une logique comportementale considérée à l'aune d'une circulation symptomatique des valeurs habituellement antagonistes (le pur et l'impur, le propre et le sale, l'ordre et le désordre, l'humain et l'inhumain, le symbolique et le diabolique, l'être et le non-être) qui doit exprimer la réalité de la domination masculine qui s'exerce physiquement et psychiquement sur et contre elle, et qu'elle ne peut plus supporter davantage. L'esthétique perspectiviste promue par Roman Polanski consisterait alors ici à établir les courts-circuits visant à rendre indistinct les partages symboliques habituels. Ce qui est symbolique devient littéralement diabolique : divisé, disjonctif, disruptif. Par exemple, la Tour de Pise représentée sur une carte postale envoyée par la sœur de l'héroïne verra en conséquence sa signification phallique attendue dans ce contexte subir un affaiblissement certain (la tour bancale édifiée sur un marécage) qui concorde avec le souci esthétique du cinéaste d'ébranler les certitudes habituelles et d'infléchir les normes conventionnelles dominantes. L'ultime ébranlement, c'est le cri inaudible de Carol qui exprimerait alors un désir immunitaire consacré par le registre transgressif de la souillure : que personne ne me touche – « Noli me tangere » pour reprendre le mot célèbre prêté au Christ ressuscité le dimanche de Pâques à l'adresse de Marie-Madeleine dans l'évangile de Jean. Mais ici comme si c'était la prostituée elle-même qui se réappropriait la formule immunitaire afin d'éloigner les tentatives pronatrices et dominatrices des hommes légitimées par le discours hypocrite de la pureté, et qui en conséquence use de la souillure afin qu’elle rejaillisse sur le visage collectif de ses oppresseurs (comme le firent les militants de l’IRA dans Hunger en 2008 par Steve Mac Queen) : « Scum » avait bien proféré Valérie Solanas dans son célèbre et tonitruant manifeste ! Merde, quoi ! Au sens aussi de : allez vous faire voir ailleurs !
Alors que se met en place à l'orée des années 1960 une industrie de la beauté de masse qui subordonne le paraître au commerce des marchandises, alors que les femmes sont deux fois les cibles privilégiées d'une telle industrie (en tant que consommatrices – et ce sont toutes ces femmes âgées qui fréquentent l'institut de beauté où travaille Carol, et en tant qu'ouvrières pour celles qui comme elle travaillent et sont exploitées à rendre plus belle et désirable les bourgeoises qui veulent se refaire une beauté), alors que les proches de l'héroïne (copine de boulot ou sœur chez qui elle habite faute de mieux) sont victimes du machisme quotidien de leur compagnon, alors que les hommes se croient autorisés à mater, interpeler, siffler, voire peloter les femmes qu'ils croisent sur leur chemin au nom de la domination du "sexage" (cf. Colette Guillaumin, Sexe, race et pratique du pouvoir. L'idée de Nature, éd. Côté-femmes, 1992, 239 p.), alors qu'une émulation collective les pousse à en faire toujours plus au nom d'une virilité à entretenir comme s'il s'agissait d'un capital symbolique à valoriser (et Colin, l'amoureux de Carol, n'échappe pas au rappel à l'ordre du virilisme que font retentir au pub ses amis), la classe des femmes (pour emprunter la terminologie des chercheuses Christine Delphy, Monique Wittig, Paola Tabet et Colette Guillaumin) se doit en conséquence de subir les multiples formes de la domination masculine (formes symboliques, mais également violences physiques), comme si elle avait affaire à la reconnaissance sociale d'une condition subalterne malgré tout censément légitime et justifiée, décrétée désirable et estimable. D'où que la souillure résulte paradoxalement d'une volonté de pureté : la pureté, invention masculine dans une société genrée, est alors retournée en salissure afin de résister aux grilles normatives d'une culture divisée par les rapports sociaux de sexe (comme de race aussi). L'hyperesthésie, le délire de l'immunité par la souillure et la pente schizophrénique de Carol, si elles sont largement déterminées par la violence masculine, trouveraient une source obscure et inépuisable dans le regard perdu de l'enfant qu'elle a été, et qu'une photographie a immortalisée : cette gamine, dont le visage dur et le regard fixe et peut-être déjà un peu fou anticipent extraordinairement sur celui de Mia Farrow dans Rosemary's Baby, juge peut-être durement un oncle ou un ami de la famille situé à droite de l'image, l'auteur d'un inceste (motif au centre aveuglant de Chinatown en 1974) ou d'un viol possible dont l'image traumatique ne cesserait alors pas de hanter ses nuits, et qui expliquerait une fascination pour les religieuses habitant le couvent en face de l'appartement de la sœur de l'héroïne. On retrouvera dans le film de 1968 la figure de la bonne sœur, celle qui appartient à un ordre religieux qui relaie sur le plan théologique la domination des hommes sur les femmes, en même temps que le couvent aura également représenté pour des femmes brisées par leur subordination à l'économie domestique propre au patriarcat un havre spirituel, un retrait valant comme une retraite protégée, loin de la violence inhérente à la pronation sexuelle masculine. Le motif du craquèlement, articulant masques d'argiles de femmes contraintes à la séduction malgré leur déclin physique, murs défraîchis d'un appartement que Carol ne loue même pas et qui du coup renseigne sur une stabilité sociale faiblement assurée, et hallucinations subjectives manifestant l'éclatement schizophrénique dont elle est la victime, exemplifie la dynamique de précarisation objective et de fragilisation subjective dont écope la classe des femmes dans les rapports de sexage que structure l'ordre symbolique et économique de la domination masculine. Et Carol, famélique, décharnée, dévorée par les hallucinations, n'est alors pas si loin de ressembler au personnage de Charlot dans La Ruée vers l'or (1925) dont lui parle dans l'un des rares moments de détente du film sa camarade de travail. Une figure de la catastrophe, comme il en existe tant d'autres dans le cinéma de Roman Polanski.
Alors que Répulsion réussit à tenir les deux bouts d’une violence structurée à partir de ses conditions objectives (la domination masculine) et structurant d’insupportables contradictions psychiques, Rosemary’s Baby élargit le champ de vision des effets de l’oppression de genre et du sexage en inscrivant notamment son récit au sein d’une grille interprétative ménageant plusieurs lectures possibles. Avons-nous affaire à une jeune femme délirante qui croit avoir affaire à une secte de satanistes qui comptent ses voisins et inclut son mari convaincu par ces derniers ? Ou bien est-elle follement paranoïaque, au point d’éprouver la séparation psychotique du réel et de son imaginaire, et ainsi d’avoir inventé toute cette histoire ? Ou bien encore l’héroïne serait-elle la victime très réelle des légions du Diable lui-même ? On peut enfin s’amuser selon ses propres appétences à agencer en les entrecroisant les pistes interprétatives ainsi soulevées, en considérant alors la fiction à l’intersection d’un délire collectif (les voisins satanistes), d’une dérive psychotique (la folie de Rosemary), et de l’existence fantastique de Satan s’incarnant (ou se réincarnant) dans le fils de l’héroïne. Evidemment, s’abandonner à croire en l’incroyable, c’est possiblement subordonner la question légitime de la croyance (comme mode anthropologique d’investissement désirant et affectif articulant l’imaginaire et le réel et à partir duquel se dressent tous les régimes du symbolique) sur la bêtise régressive de la crédulité. Et cette pente est précisément celle que finit par emprunter Rosemary, cédant au final sur son désir initial de refus d’être incorporée dans le récit fabulé par son entourage au bénéfice du désir collectif qui s’est cristallisé autour d’elle, et sur elle – à son corps défendant. Autrement dit, indexer le film de Roman Polanski sur le genre fantastique, ce serait s’abandonner soi-même comme spectateur au récit délirant de personnages fanatiques qui a réussi à contaminer l’esprit de l’héroïne. Ce serait faire le jeu de l’aliénation (et le jeu au sens du latin illusio extrait de ludus comme le rappelait Pierre Bourdieu, autrement dit de l’illusion). Ce serait donner du crédit à la crédulité. Ce serait abolir le sens dans un non-sens qu’aime à côtoyer sans y succomber le cinéaste (c’est son goût du grotesque assumé, que l’on retrouve dans certaines de ses interprétations, tel Moustique dans Quoi ?, dans son adaptation cinématographique de Macbeth d’après William Shakespeare en 1972, dans sa mise en scène en 1976 de l’opéra Rigoletto de Giuseppe Verdi créé en 1851, ou encore dans le rôle de Minnie Castevet ici). En même temps que l’art cinématographique doit montrer au risque du rejet et de l’incompréhension l’absurdité plutôt que d’en rajouter sur le confusionnisme ambiant (cf. l’allégorique court-métrage Deux hommes et une armoire en 1958). Et c’est bien pourquoi le cinéaste n’a jamais pratiqué le genre fantastique (même s’il a souvent flirté avec, à l’instar de Claude Chabrol), et que le recours au comique parodique dans Le Bal des vampires peut alors se comprendre comme une forme de protection symbolique face aux potentialités irrationnelles de l’esprit humain. La question la plus importante à poser face à Rosemary’s Baby, un film on ne peut plus matérialiste (autrement dit, préoccupé des rapports à partir desquels se constituent des individualités et des réalités), concerne par conséquent et plus particulièrement le personnage principal féminin. Il s’agira ici moins de se demander pourquoi des individus forment société à partir de représentations fallacieuses ou de croyances archaïques qui ne sont pas autre chose que la reconduction d’une crédulité malgré la montée de la rationalité instrumentale dans les sociétés sécularisées occidentales, mais d’analyser quelles sont les dispositions structurant le psychisme et l’agir de l’héroïne afin de l’autoriser à succomber et à croire ce qu’on lui raconte. Ce serait d’ailleurs là une différence d’importance entre Rosemary’s Baby et La Neuvième porte (1999) qui, s’ils partagent plusieurs enjeux fictionnels (le satanisme comme résultante de la désagrégation du vaste fond imaginaire chrétien et comme capture irrationnelle du désir de croire des sujets), divergent pour le reste. En effet, là où le second film montre les processus de constitution progressive d’une crédulité à laquelle n’échappe pas le personnage cynique interprété par Johnny Depp, le premier film rend manifeste le fond obscur préexistant à partir duquel peut prendre (comme on dit d’une mayonnaise qu’elle « prend ») la crédulité de l’héroïne, comme on va maintenant s’en apercevoir.
« Il n’y a pas de délire d’interprétation, puisque l’interprétation est elle-même un délire » a dit un jour le philosophe Clément Rosset. Formule peut-être maximaliste, mais qui interroge les capacités humaines à multiplier les récits ou les représentations illusoires visant à doubler le réel afin de lui substituer une réalité plus à même de répondre aux désirs imaginaires du genre humain. Ceci étant compris, la précision analytique avec laquelle Roman Polanski considère les éléments balisant formellement la trajectoire de son héroïne exprime une confiance dans les vertus moins de l’explication (et encore moins de l'adhésion) que de la compréhension. Ce serait une autre déclinaison du perspectivisme polanskien, dont le souci de brisure schizoïde de la synthèse binoculaire au profit de la lutte disjonctive des visions monoculaires antagonistes débouche sur le désir de rendre compte à la fois de la confusion (sinon la folie) subjective et des causalités logiques et objectives qui la sous-tendent. On retrouvera donc dans la continuité de Répulsion une femme qui est hantée par les fantasmes antithétiques de la pureté religieuse (c’est à nouveau la figure de la bonne sœur) et de la souillure diabolique (l’assaut sexuel de son compagnon comme s’il s’agissait de Satan, la crème au chocolat de Minnie à l’arrière-goût calcaire qu'elle renverse dans sa serviette), une femme aliénée sexuellement car clivée psychiquement. Une femme intérieurement divisée entre d’une part sa volonté consciente de combiner la libéralisation des pratiques sexuelles de son temps (c’est elle qui propose à son époux de faire l’amour la première fois qu’ils passent la nuit dans leur nouvel appartement) et le goût d’un projet familial plus traditionnel que doit consacrer et concrétiser le bébé, et d’autre part ses fantasmes inconscients qui la portent à craindre et redouter la sexualité masculine. Le mari de Rosemary serait-il l’entremetteur à partir duquel le diable lui-même userait de son ventre comme d’un véhicule pour réaliser l’avènement de l’Antéchrist ? Ce qui est certain, c’est que Guy Woodhouse est un homme véritablement diabolique s’il a décidé de jouir sexuellement (et brutalement – pour preuve, les griffures marquant la peau de l’héroïne) de son épouse alors inconsciente au moment d’un acte qui relève alors intégralement d’une appropriation unilatérale, sans consentement ni condition. D'un viol. Un acte diabolique donc, parce qu’il fissure et craquèle la symbolique de l’union conjugale, de la confiance mutuelle et affective entre conjoints, et de l’accord contractuel transcendé par le cadre marital. Le jeu moderne de John Cassevetes n’empêche pas son personnage de vivre difficilement les moqueries de son épouse s’agissant de sa carrière d’acteur, elle qui rappelle d’emblée lors de la visite de l’appartement que Guy n’est acteur que pour la télévision et la publicité. En réaction, il peut tranquillement profiter de la division genrée des rôles dans l’espace domestique pour rappeler à l’ordre patriarcal sa compagne dans ses tâches de ménagère (l’entretien de la sociabilité avec un voisinage visiblement richement doté en capital social et dont souhaiterait bénéficier son mari), comme de future mère. On comprend d’ailleurs que Rosemary domine partiellement son mari, elle qui semble être une probable héritière vivant de rentes familiales permettant de payer le loyer d’un appartement bénéficiant d’un cachet ancien (une vue en plongée en début et fin de film inscrit d’ailleurs le bâtiment dans le registre architectural gothique), et de l’aménager plutôt luxueusement. Et c’est cette domination économique sur son conjoint qui détermine son assurance à moquer d’entrée de jeu sa situation professionnelle. La violence physique lors de la nuit de la conception du futur bébé vaudrait donc comme le rappel de la domination masculine qui inclut l’appropriation sexuelle (on le sait maintenant qu’existent les études scientifiques menées par des chercheuses féministes, l’endroit le plus dangereux pour les femmes est autant la rue que l’espace domestique). Et cette appropriation, qui se double toujours d’une expropriation (le savoir médical masculin ayant dévalorisé les pratiques populaires féminines s’agissant des questions de grossesse et d’accouchement – cf. Elsa Dorlin, La Matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la nation française, éd. La Découverte, coll. « Textes à l’appui », 2006, p. 137-155), se prolonge dans l’incorporation de la procréation et plus généralement de la génération dans un grand récit eschatologique pour lequel une figure messianique négative (l’Antéchrist) devant se substituer à une autre figure messianique censément positive celle-là (Jésus Christ) demeure toujours structuralement assignée au genre masculin (un enfant va naître, et tout le monde autour de la génitrice s’accorde significativement à penser qu’il s’agira naturellement d’un garçon). Christianisme ou satanisme : il s’agira toujours de masculinisme, autrement dit de la défense des intérêts matériels et symboliques (ou diaboliques) des hommes constitués sur le dos des femmes – ou, pire, à leur corps défendant.
Que les décès soudains et les accidents intempestifs se multiplient dans l’entourage de Rosemary relèvent d’une pure chaîne hasardeuse, ou bien qu’ils ressortissent d’une série logique résultant de l’agir criminel d’un groupe d’individus qui travaillent sérieusement à donner corps à leur fantasme grotesque (bande à laquelle s’est finalement rangé Guy parce qu’il a compris le rôle du capital social nécessaire au coup de pouce pour relancer sa carrière et dont l'accumulation se cachait derrière des voisins initialement considérés comme pittoresques), à chaque fois une femme se trouve subjectivement et/ou objectivement disponible pour s’abandonner à un délire qui est ou bien le produit de son esprit dérangé, ou bien celui du cerveau collectif malade qu’offre son voisinage, ou bien les deux. Cette disponibilité s’appuie sur des dispositions dont son habitus (en tant que générateur intériorisé de pratiques et de représentations) est tramé, et dont témoignerait sous la forme symptomale le matériel onirique recouvrant le viol conjugal dont elle est la victime la nuit de la conception de l’enfant. Les motifs du couvent avec ses religieuses (motif déjà présent dans Répulsion) et du bateau (motif que l’on retrouve dans Le Couteau dans l’eau, Pirates ou encore Lunes de fiel qui réitère les sensations d’isolement autrement exprimées par le motif paradigmatique de l’appartement ou de l'île de The Ghost Writer) s’hybrident dans les courts-circuits propres à l’espace du rêve, pendant que Guy Woodhouse se recouvre de poils et de croûtes pour finir par ressembler à l’archétype démoniaque que toute une tradition picturale chrétienne aura véhiculé pendant plusieurs siècles (apparaît ici un fragment du plafond de la chapelle Sixtine peinte par Michel-Ange, précisément La Création d'Adam tirée de La Genèse). Si l’identification structurale entre le mari et le diable relève d’une représentation de la violence masculine passée au tamis du régime représentatif issu de la culture iconologique chrétienne dominant le monde occidental, l’articulation entre l’enfance de l’héroïne, sa scolarité et le couvent des religieuses semblerait bien attester d’une éducation catholique qui autorise Rosemary à être disposée à croire qu’elle est victime d’un complot sataniste. Une façon comme une autre de se donner de l’importance dira-t-on, comme de justifier celle-ci à l’époque de l’établissement du type subjectif narcissique et pathologique propre au capitalisme consumériste, et de l’inflation publique des thèses complotistes après les assassinats du président des Etats-Unis John Fitzgerald Kennedy le 22 novembre 1963, de Malcolm X le 21 février 1965, de Martin Luther King le 04 avril 1968, et de Ted Kennedy le 05 juin 1968 (le film de Roman Polanski est sorti aux Etats-Unis exactement une semaine après l’assassinat de ce dernier, le 12 juin 1968). Pourtant, la constellation figurative mêlant dans le cauchemar de Rosemary des femmes prenant ensemble un bateau, la peur d’un enfantement monstrueux condamné par les autorités catholiques, et l’héroïne elle-même écartant les jambes afin d’être soumise à un examen probablement gynécologique donnerait à penser que cette dernière, si elle demeure sous l'influence des représentations catholiques, serait hantée par le pire des péchés (qui est aussi le pire des clichés) : avoir avorté (dans la clandestinité des eaux extérieures à la compétence territoriale étasunienne). C’est une hypothèse, mais qui semblerait obscurément déterminer les dispositions sociales et psychiques autorisant une femme, très probable héritière issue d’une famille catholique en rupture de ban après un avortement clandestin (un viol ? un inceste ? – sachant qu’il ne s’agit là que de pistes suggérées par certains détails du récit, et de la comparaison avec Répulsion), à s’abandonner à la crédulité délirante de son entourage, et partant à croire qu’elle va accoucher du démon. Quand on pense que des spectateurs ont certifié après la projection du film de Roman Polanski avoir vu le bébé diabolique (qui demeure strictement hors cadre, invisible), probablement leurrés par ce rapide fondu enchaîné qui fait apparaître furtivement la gueule du démon revenant du cauchemar de l’héroïne au moment du viol, on se dit que sont réellement mésestimés les effets (et, pour certains d’entre elles, il s’agit de méfaits) des croyances collectives dont l’efficacité symbolique ne connaîtrait donc pas de totale neutralisation avec l’assomption de la raison instrumentale. Ce constat recoupe aussi celui, scientifique, de l’ethnologue Jeanne Favret-Saada qui, dans Les Mots, la mort, les sorts (éd. Gallimard, 1977 [coll. Folio Essais, 1985]), en menant son enquête sur les pratiques de la sorcellerie dans le bocage normand (et particulièrement mayennais), a dû s’engager au-delà de l’idéale position de l’observatrice neutre pour connaître dans les dérangements de son corps et de son esprit (elle a par exemple été victime de surdité) la puissance affective d’un imaginaire opératoire, structurant et médiatisant les relations sociales autant observées que vécues pour mieux les comprendre.
Si les gammes au piano que l'on entend au travers des cloisons des appartements de Répulsion comme de Rosemary’s Baby peuvent alors se comprendre sur le mode de la montée symbolique des marches de la folie concomitante de la tout aussi symbolique descente des marches de la raison, on se dit surtout que l’on a affaire à un cinéaste qui à cette époque a parfaitement su maîtriser les gammes, les codes et les conventions de genres de cinéma alors considérés comme mineurs (épouvante, fantastique). Et s’agissant de tels portraits de femmes aliénées et clivées par les contradictions de leur temps, Roman Polanski n’aura jamais réussi à faire aussi fort, ni avec Tess (1979) d’après Thomas Hardy, un film contrit par son académisme culturel, ni avec La Jeune fille et la mort, certes marqué par le souvenir des dictatures d’Amérique du sud des années 1970, mais dont le caractère politique souffre des abstractions d’un récit trop facilement théâtral et allégorique. D’un autre côté, cette maîtrise esthétique, débouchant sur l’exposition subtile des contradictions structurelles de sociétés qui vantaient leur modernisation et leur libéralisation alors même qu’elles n’avaient pas rompu avec les imaginaires archaïques conditionnant particulièrement les rapports de sexage entre les hommes et les femmes, se trouve largement bornée, pour ne pas dire débordée, par le hors-champ des films directement branché sur la vie privée du cinéaste. On a déjà évoqué le souvenir du ghetto de Cracovie qui irise le récit de Répulsion. L’assassinat en juillet 1969 de Sharon Tate ainsi que quatre autres personnes sur Cielo Drive à Los Angeles, toutes victimes de la secte de jeunes désaffiliés (« la Famille ») illuminés par le charismatique Charles Manson, aura vérifié dans l’horreur du réel la justesse analytique du constat dressé avec Rosemary’s Baby (Sharon Tate était alors enceinte de huit mois). Et c’est enfin en 1977 cette affaire de viol commis par le cinéaste sur Samantha Geimer, une jeune fille de 13 ans qu’il avait droguée aux abords de la propriété de Jack Nicholson (star de Chinatown, le plus grand succès hollywoodien du cinéaste qui est aussi son dernier film réalisé aux États-Unis). Ce viol qualifié euphémiquement d’affaire de mœurs par les médias et qui a vu le cinéaste, après avoir plaidé coupable pour rapports sexuels illégaux sur mineure (en échange de l’abandon de charges plus graves comme le viol justement), se soustraire à la procédure judiciaire entamée pour ne jamais plus remettre les pied aux États-Unis (une demande d'extradition court toujours), administre également la preuve que faire les films parmi les plus incisifs sur les questions de la violence masculine exercée contre les femmes (le motif du viol incestueux constituant peut-être le noyau aveuglant de Répulsion, comme de Rosemary’s Baby) n’est pas suffisant pour empêcher de reproduire dans la réalité ce qui aura été si finement représenté sur les écrans de projection. Ne pas pleurer, mais comprendre disait Spinoza. Mais comprendre, ce n’est hélas pas automatiquement appliquer ce qui a été compris. Peut-être résideraient ici les limites éthiques – la fissure, la non-réconciliation schizoïde – du cinéma de Roman Polanski.
Mercredi 17 novembre 2010
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