« Parce qu'on est ensemble dans le même poème »

(entretien épique avec Sylvie Pierre Ulmann)

Quatrième épisode

9) C'est l'évidence que ces cinq années brésiliennes ont continué et continuent encore d'exercer des effets importants dans votre trajectoire de cinéphile. A jeter un œil sur le site Ciné-Ressources recensant les articles dont vous êtes l'auteure, on pourra en déduire que les connaissances accumulées dans le poème épique de l'amitié avec les acteurs du Cinema Novo ont joué dans votre retour au sein des Cahiers du Cinéma à la fin des années 1970. Comment alors retrouvez-vous la revue et les amis que vous y aviez laissés avec votre départ en 1971 ? Comment renouez-vous avec elle et avec eux les liens de l'amitié cinéphile et de la critique ? Un article comme « Le four banal » publié dans le numéro 301 de juin 1979 témoigne aussi que vous n'avez pas été assignée à la seule place de l'expertise du cinéma brésilien, intervenant ainsi dans une discussion au tour polémique concernant la série télévisée Holocauste de Noam Chomsky dont l'un des spectateurs parmi les plus critiques, Claude Lanzmann, travaillait alors à la réalisation de Shoah (1985).

 

 

Bon, c'est simple, enfin presque. Quand je suis rentrée en France après mon séjour de cinq ans au Brésil, fin 1976, pour partager la vie de Georges Ulmann, ma première urgence ne fut pas de rentrer, comme vous dites, « dans le sein des Cahiers ». J'ai d'abord fait avec Georges une sorte de voyage de noces, en France. Il m'a conduite en voiture de Paris en pays protestant, dans les Cévennes, du côté de Saint-Ghuilem-le-Désert. Une promenade d'automne magnifique qui m'a permis de découvrir carrément un pan de l'histoire de France dont j'étais totalement ignorante : le dix-septième siècle cévenol, le moment et les lieux des persécutions protestantes, les dragonnades, la persécution religieuse. Toutes choses au sujet desquelles l'enseignement de l'histoire que j'avais reçu lors de mes études secondaires et même supérieures (la khâgne) ne m'avaient rigoureusement rien appris. Tout simplement parce que les persécutions contre les Protestants, durant le grand siècle de Louis XIV, sont un grand non-dit de l'histoire officielle de la France qu'on apprend aux enfants et jeunes gens. Il fallut que ce soit un Ulmann, fils de père et mère juifs et résistants, petit-fils de grands parents arrêtés, déportés et réduits en cendres à Auschwitz parce que juifs, qui me l'apprit. Pendant notre voyage, nous étions logés un soir dans une petite auberge de campagne où en cet hors saison du tourisme les clients étaient rares. La salle à manger aussi bien que le bar de l'auberge étaient essentiellement fréquentés par la famille de l'aubergiste ou quelques habitués du village. De nos jours on appellerait cela un « bistrot de pays ». A l'époque c'en était résolument un, lieu de vie dans un village désert mais sans étiquette ni repérage possible sur guide du routard ou site internet. Un peu intimidés d'être visiblement les seuls Parisiens dans cet oasis de calme et de vie locale, nous écoutions sagement les conversations autour de nous, que notre présence ne semblait pas trop gêner. Dans un coin de la grande salle, une très vieille dame, visiblement une grand-mère, toute de noir vêtue, faisait manger sa soupe à un bambin qui semblait être son petit-fils, et le grondait un peu, d'une voix bien méridionale et très audible, parce qu'il chipotait ou paressait à l'effort d'avaler les cuillerées de soupe qu'elle tendait patiemment vers sa bouche. Nous écoutions ce joli babil familial, amusés, charmés par l'accent rocailleux de la vieille dame, lorsqu'au cours du repas se déchaîna tout à coup un orage d'une extrême violence. Les murs et le toit de l'auberge en tremblaient. Le bruit du tonnerre fracassait les oreilles. La vieille dame se tourna alors vers son chipoteur de petit-fils et lui dit, elle aussi d'une voix tonitruante : « Tu vois, c'est Jésus, il te gronde ! ». Chez les protestants (soit dit en passant, Glauber Rocha était protestant) on ne plaisante pas avec le Dieu fait homme. Georges aimait cette leçon souriante à propos des affaires de métaphysique bien que jamais en quarante ans de notre vie commune vie je ne l'aie vu pratiquer la moindre religion pour son propre compte. Juif il l'était, jamais la pensée ou les mots pour le nier ne lui serait venue. Et cependant il n'en faisait jamais d'autre histoire que celle qui avait marquée sa famille, dont il lui suffisait d'être né pour la connaître et la respecter, mais élargissant cependant son respect pour l'idée d'une communauté à l'humanité toute entière des personnes qu'il trouvait sympathiques et avaient envie de fréquenter.

 

 

Dans la bibliothèque de Georges, qui nous devint commune lorsque nous commençâmes à vivre ensemble à Vincennes à partir de 1977, un rayon important était consacré à l'histoire de la Shoah. De mon côté, je n'avais pas attendu la lecture de ces livres liés à la bibliothèque conjugale pour m'informer, assez profondément, sur la « question juive », en tant que question d'histoire ayant profondément marqué le 20ème siècle où j'ai passé, déjà âgée de 56 ans en l'an 2000, le plus clair sans doute de ma vie, en tout cas assez de temps pour avoir été marquée par une vision de la modernité, disons « agambenienne » [apparentée à celle du philosophe italien Giorgio Agamben]. Et c'est une question de cinéma également pour moi, bien entendu, car j'avais bien vu, et bien regardé, en sa forme austère et magnifique, Nuit et Brouillard d'Alain Resnais, qui naturellement aux Cahiers du Cinéma faisait partie de nos grandes admirations basiques, et même constitutives de notre cinéphilie. Nous l'avions même présenté, sans lien avec l'actualité de sa production puisque le film est de 1956, je crois vous l'avoir déjà dit, lors d'une mémorable « Semaine des Cahiers » en 1969 au Portugal, où le film était interdit de projection publique, comme tout autre film, lors de la dictature de Salazar. J'ai raconté cela à l'historienne et philosophe Sylvie Lindeperg, qui en a intégré le témoignage dans son très beau livre sur le film d'Alain Resnais, paru il y a quelques années [« Nuit et brouillard ». Un film dans l’histoire, éd. Odile Jacob, 2007].

 

 

Autre priorité absolument urgente pour moi lorsque je suis rentrée du Brésil : gagner ma vie, trouver un emploi. Tant qu'à faire, vivre à deux engage de partager les dépenses, j'ai toujours trouvé cela normal et un seuil imprescriptible de la vie en couple. C'est le principe fondamental de ma conception non pas féministe mais équitable du couple. Et j'ai eu de la chance, en me décarcassant pas mal il est vrai, de trouver assez vite. C'était beaucoup plus facile aussi à cette époque. Mais j'ai quand même ramé en mes démarches, y subissant d'ailleurs pas mal d'humiliations, comme tout le monde. Car la recherche d'un emploi, c'est gratiné comme épreuve pour l'ego. Et tous ceux qui ont honte (ou qui n'ont pas honte) de n'en avoir aucun à vous donner ne vous épargnent pas leurs horreurs pour vous l'écrabouiller, l'ego en question. Il en faut de la résistance personnelle dans l'épreuve. D'autant que j'avais à présenter sur le marché du travail un C.V au parcours vraiment bizarre et apparemment très incohérent : critique de cinéma aux Cahiers du Cinéma, puis professeure de cinéma (un trimestre mémorable sur Sergueï Eisenstein et le montage) à la Cinémathèque du Musée d'Art Moderne de Rio de Janeiro, puis traductrice luso-français au bureau de Rio de l'Ambassade d'Algérie au Brésil, puis, à Brasília, secrétaire de l'Ambassadeur d'Algérie au Brésil (en réalité m'envoyant tout le boulot de secrétariat de cette petite Ambassade où j'ai été très bien traitée avec amitié et respect et heureusement jamais en butte à des problèmes d'abus ou inconvenances sexuelles ou promotion canapé dont j'ai toujours su me défendre comme une grande ma vie durant).

 

 

J'ai quand même trouvé ce boulot, j'y ai gagné raisonnablement ma vie, il a été vraiment passionnant pour moi, j'y ai travaillé pendant 32 ans, prenant ma retraite en 2009. J'ai créé un (modeste) département de communication audiovisuelle à l'ADEME (l'Agence de l'Environnement et de la Maîtrise de l'Énergie), qui a démarré par une constitution de photothèque et cinémathèque avec de minuscules moyens du bord (des duplicatas de diapositives recueillis dans tous les bureaux des ingénieurs) à la Délégation aux Énergies Nouvelles en 1977, laquelle s'est ensuite transformée en établissement public nommé Commissariat à l'Énergie Solaire (le COMES) sous Giscard. Puis le COMES s'est intégré à l'Agence pour les Économies d'Énergie pour se transformer en Agence Française pour la Maîtrise de l'Énergie (AFME), création de François Mitterrand en 1982, laquelle AFME, de nouveau par fusion avec d'autres établissements publics comme l'ANRED (l'Agence Nationale traitant les questions de gestion et élimination des déchets hors nucléaire) ou l'AQA (Agence pour la Qualité de l'Air), est devenue l'ADEME en 1992. J'ai donc commencé ce travail dans une équipe de 8 personnes, et quand j'ai cessé de d'y travailler, nous étions plus de 1000 personnes. Pendant ces trois décennies, j'ai énormément appris sur ce qu'on appelle « l'audiovisuel ». Y compris la profonde mutation induite en ce domaine par le passage de l'économie analogique des images à celle du numérique. Y compris son usage institutionnel qui naturellement met en jeu, spécifiquement, un rapport au pouvoir, au sens le plus concret du terme, soit l'organisation hiérarchisée du domaine public, financièrement, socialement, politiquement, idéologiquement, etc. J'ai adoré faire ce travail, ce qui ne veut pas dire que je n'y ai pas connu aussi quelques difficultés, déceptions, horreur de certaines expériences, intellectuelles ou humaines, liées précisément à la question du pouvoir. Car les établissements publics ne sont rien d'autres que des terminaisons (au sens nerveux) des systèmes de circulation du pouvoir, depuis ses données prescriptives – appliquer telle politique énergétique ou environnementale en l'occurrence – jusqu'à ses pratiques d'application par des efforts de l'État en faveur d'actions dites de Recherche et Développement ou de soutien à des pratiques innovantes (les énergies nouvelles, la gestion intelligente des déchets dans une perspective de développement durable, les technologies non polluantes, etc.). Ce qui impliquait aussi bien sûr des politiques régionales, internationales, européennes, et des actions de communication où je me trouvais directement impliquée lorsqu'il s'agissait d'y employer le pouvoir de conviction, de propagande peut-être bien, du discours des images et des sons.

 

 

Dès 1982 cependant, j'ai éprouvé le besoin, comme on dit, de garder du temps pour moi et de continuer un travail dont je sentais aussi personnellement l'urgence que celle de la nécessité du gagne-pain. Après la mort de Glauber Rocha j'ai « repris mes études » universitaires, arrêtées en 1965 avec une licence et une maîtrise de lettres interrompue (dommage) avec Gérard Genette, un passionnant bonhomme, dont le beau sujet, vraiment je regrette, était « le comique dans La Recherche du temps perdu de Proust ». Je suis entrée aux Cahiers du Cinéma en 1966 et cela m'a suffi comme Université. Il faut dire que j'y ai eu de très bons profs : Jean-Louis Comolli, Jean Narboni, Jacques Bontemps, Jean-André Fieschi et mon maître vénéré Jacques Rivette.

 

 

Donc en 1982 j'ai recommencé une maîtrise, mais cette fois de cinéma, et au sujet de Glauber Rocha, sous la direction de Jean Rouch, dont je suivais avec beaucoup de plaisir les cours qu'il donnait le samedi matin à la Cinémathèque de Chaillot, avec son complice Xavier de France et sa fidèle collaboratrice François Foucault qui l'aidait à articuler ce travail avec celui du Musée de l'Homme. Car bien sûr, je vous l'ai dit, la préoccupation du cinéma brésilien ne m'avait pas quittée, et tous les amis brésiliens passant à Paris pendant ces années-là ne manquaient jamais de passer des moments avec moi, moi et Georges avec eux, voyant leurs films, les défendant, etc.

 

 

Et puis j'ai repris aussi très vite à mon retour du Brésil un contact amical avec certains amis des Cahiers du Cinéma que j'avais toujours : Jean Narboni, Jean-Louis Comolli et compagnie.

 

 

Aux Cahiers, en plus, j'étais actionnaire de la Société des Éditions de l'Étoile, depuis le rachat à Filipacchi en 1969 qui fut compliqué et parfois houleux, y recevant pour généreux dividendes de ma participation de plus en plus modeste à son capital maintes fois élargi la gratuité d'un abonnement à la revue et le précieux envoi de très beaux livres édités par la revue (mes amis Jean Narboni, puis Patrice Rollet, puis Claudine Paquot en furent successivement responsables) ou de très beaux numéros spéciaux sur divers sujets ou auteurs de cinéma.

 

 

J'ai publié mon livre sur Glauber Rocha en 1987 dans la collection « Auteurs » des Cahiers avec l'aide décisive de Jean Narboni et de Claudine Paquot.

 

 

Donc mon lien avec cette revue est resté très fort : Serge Daney, comme moi, frère de mon âge, est un enfant des Cahiers et de l'après-guerre. C'est lui qui m'a demandé de le rejoindre dans le travail de Trafic. Mon voyage au long cours au Brésil, ça l'avait un peu bluffé, car le déplacement dans le monde c'était pour lui fondamental.

 

 

Donc mes relations avec les Cahiers sont restés excellentes, elles se sont même améliorées quand je n'y ai plus passé ma vie 24 heures sur 24 avec eux. Au lieu d'y être salariée comme avant le départ, j'y suis devenue pigiste occasionnelle d'un côté et membre des conseils d'administration de l'autre. Sympathique disproportion des choses.

 

 

A propos de la fiction télévisée Holocauste, je n'ai pas, que je me souvienne, participé à des débats. J'ai juste écrit un papier et je l'ai appelé « Le four banal », un peu par provocation. J'ai trouvé cette série, en fait, tout à fait honorable. Il fallait sortir un peu, justement, de la dévotion lanzmanienne aux privilèges de l'indicible qui sont tout de même finalement un recours à la parole, de ce puritanisme judaïque à propos de la représentation de la Shoah, un peu terroriste du fait de ses pouvoirs d'intimidation. La fiction peut se mesurer à tout de l'histoire et lui faire, à la Dumas, tous les enfants qu'elle veut quand elle la viole ou la bouscule en allant mettre son nez dans ses jupes et ses dessous – et j'irais presque jusqu'à dire ses colifichets aussi bien que ses manteaux d'apparat les plus nobles. J'aime la fiction, paradoxalement parce que cela peut être un outil documentaire. Un peu comme les images d’Épinal sont de somptueuses représentations (d'après coup d'ailleurs) des campagnes napoléoniennes par exemple. La fiction, c'est comme un droit de l'homme : les mythes s'y installent toujours, tant mieux. Est-ce qu'on reproche à la tapisserie de Bayeux ou aux chroniques moyenâgeuses d'être des créations pleines de mythologies ? C'est d'ailleurs bizarrement ce « feuilleton » (oui, c'en était un, une famille qu'on suit, comme celle des Soprano) qui aurait, à ce qu'on dit, mis enfin le nez des Allemands eux-mêmes, le vulgum pecus de la majorité pas trop bavarde, dans les culpabilités et zones d'ombres de la nation (nous, en France, on a si peu de bons films faits sur la Guerre d'Algérie).

 

 

Shoah, un très grand film,

 mais pas plus que ça

 

 

Après avoir parlé de Holocauste dans les Cahiers, j'ai remis ça, beaucoup plus tard, dans Trafic, avec un dialogue avec mon ami Pierre Léon au sujet du film de Steven Spielberg La Liste de Schindler, que je considère comme un grand film – même si Claude Lanzmann le déteste et si son Shoah est également, mais pas plus que ça, un très grand film. N'empêche que mon juif de mari s'y est endormi sans remords en le regardant le soir après son boulot, pendant que sa goy de moitié (c'est-à-dire moi-même) se calait les paupières avec je ne sais quelles énergies de l'obligation de la veille attentive, coûte que coûte, pour regarder cela courageusement et in extenso de je ne sais plus combien d'heures de sa durée globale. Au fond j'ai regardé pour lui, et lui a dormi pour me reposer du Shoah de Claude Lanzmann dont la durée est aussi belle et nécessaire qu'insupportable. Il y a une justice, une sagesse là-dedans.

 

 

J'ai aussi écrit aux Cahiers lors des années 80 d'autres trucs intéressants sur la découverte du trésor (abondant) de matériel filmé par les armées alliées en 1945 lors de la découvertes des camps d'extermination. Pas seulement les images magnifiques (un monde de dire ça, que ces images sont magnifiques, et pourtant elles le sont) des Américains, celles des Russes, celles des Anglais, terrifiantes, à Bergen-Belsen. La dimension de l'extermination, l'énormité : visible. Le quantitatif hallucinant de tous ces corps martyrisés. Beaucoup de cet ensemble d'images a d'ailleurs servi de base au montage présenté au procès de Nuremberg. Lequel, une fois monté précisément, n'était qu'une sorte de florilège, de morceaux choisis de l'extermination. Mais il fallait montrer ça pour « confondre » ces salopes de nazis. Une partie d'entre eux au moins pour le tout du phénomène et anticiper les réactions négationnistes.

 

 

Évidemment la question de l'image de l'horreur comme preuve, ou alors comme illustration de l'abjection, c'est une question théorique au fond insondable. Mais je pense que votre question me parlait surtout de mon « retour aux Cahiers » : eh bien je ne suis pas revenue « dans leur sein », mais comme compagne de leur route, jusqu'au moment où avec la création de Trafic en 1992, j'ai eu d'autres compagnons de route, juste pour continuer à avancer. Non pas pour faire sécession, dissidence ou je ne sais pas quoi, mais pour écrire en me mouillant peut-être un peu plus dans l'effort d'écriture. Jean-Claude Biette, Serge Daney et Patrice Rollet, ils venaient eux aussi comme moi des Cahiers.

 

 

10) Au cours de votre passionnante conversation (en anglais) avec Bill Krohn pour Senses of Cinema surgit entre autres inflexions la proposition conceptuelle d'un « dialectical braudelism », soit d'un « braudélisme dialectique » qui innerverait vos articles particulièrement consacrés à la télévision et publiés dans Trafic. Fernand Braudel est un historien qui vraisemblablement compte pour vous, vous-même rappelant d'ailleurs à votre interlocuteur et ami ce fait biographique que l'historien a vécu et enseigné au Brésil. A cette adresse d'un « braudélisme dialectique », vous répondez notamment avec ces mots, exactement : « All is History, all is history » soit « Tout est Histoire, tout est histoire ». Histoire(s), grand H et petit H ? Ce propos pourrait alors faire, même lointainement, écho avec ce que vous venez de dire précédemment en posant en effet que « la fiction peut se mesurer à tout de l'histoire ». Dites-nous, c'est quoi pour vous ou il recouvre quoi, dans l'écriture des rapports entre cinéma, histoire et télévision, ce fameux « braudélisme dialectique » ?

 

 

Aïe, aïe, aïe... J'avais vraiment oublié que j'avais inventé cette notion de « braudélisme dialectique », sans doute un jour que j'étais très en forme de la pensée pensante, et peut-être pour faire ma maline devant un grand ami américain comme Bill Krohn. Chez le Français, il y a toujours une petite pulsion de « ramenage de sa fraise » quand il s'adresse à un « étranger », surtout lorsque celui-ci, comme c'est le cas de Bill, est de toutes façons marqué par une estime pour la culture européenne, et connaît bien en particulier la française. C'est plus fort que nous : nous aimons montrer que nous pensons, nous appuyant sur de grands penseurs de chez nous.

 

 

En vérité, ce qu'il y a de sûr est que les questions d'histoire tout simplement me passionnent, et que je me demande toujours comment peuvent s'articuler leurs longues et leurs courtes durées, leur rapport au temps de l'événementiel, datable, et des grands acteurs, nommables, de l'histoire, mais aussi leur rapport à ses structures, à ses fondamentaux appartenant à l'ordre des civilisations – lesquels bien entendu sont des affaires de longue durée, comme l'ont très bien vu les historiens dits « nouveaux », à parti de l'École des Annales, Braudel, et d'autres, les Bloch, les Duby, les Leroi-Gourhan. Et puis il y a l'histoire des sujets, le grand H et le petit h : ce qui fait Histoire, ce qui fait des histoires.

 

 

Le cinéma a un rapport au temps et à l'histoire qui est particulièrement passionnant. Théoriquement et pratiquement. De tous les arts jamais conçus par l'inventivité humaine générale depuis l'aube de l'humanité, il me semble que le cinéma introduit cette dimension spécifique d'un rapport au temps de sa production, ipso facto marquée par sa datation dans le cinéma et son histoire réelle. Et aussi parce que le cinéma offre à ses spectateurs, comme l'avait très bien écrit Jean-Louis Schefer, non sans une certaine condescendance d'ailleurs, comme si c'était la seule vraie qualité du cinéma : « une autre expérience du temps ». Toutes les productions artistiques ou textuelles sont marquées par leur propre temps, techniquement, esthétiquement, symboliquement, etc. Mais le cinéma, lui, dans la mesure où il est fait avant tout d'enregistrement (l'ami Comolli a bien vu ça), prend au temps dont il est le contemporain une marque spécifique dont ni la peinture, ni la musique, ni l'architecture, etc., ne possèdent d'autre marquage que celui des matières et des formes qu'ils emploient : le cinéma lui prend automatiquement et littéralement la trace enregistrée de son moment. Et il la donne à vivre, selon un vecteur temporel de l'expérience, à des spectateurs. Au cinéma on voit du temps filmé, que ce soit celui mis à sortir des usines Lumière ou bien mis à ce qu'une action dramatique ou poétique soit « performée » et articulée entre les plans. Ce qui prend du temps, celui de cette performance. Et on en éprouve la durée en le voyant, d'une manière très spéciale car le cinéma est aussi montage et il crée son propre temps, une expérience du temps pour le spectateur, différente du temps que celui-ci vit habituellement dans sa propre vie : intensifiée, concentrée en ses systèmes sémantiques, articulée, restructurée par une logique de narration, ou d'émotion, ou de discours plus ou moins explicite.

 

 

Pour ce qui est donc de l'histoire, et de comment elle marque le cinéma, il y a d'abord l'évidence qui s'impose de la nature analogique du cinéma, liée à sa composante photographique, qui est toujours essentielle même si la technique de prise de vue est numérique. Il y a quelque chose qui fut à un moment présent dans le temps devant la caméra (même si c'est un artefact d'image de synthèse ou de dessin animé), qui enregistre directement le temps dans le film. Lorsque le cinéma fait apparaître l'avenue des Champs-Élysées dans un film par exemple (soit un décor qu'il est assez rare que le cinéma se donne la peine de construire en studio), eh bien le cinéma intègre, inscrit dans le film, comme un prélèvement d'histoire, un document en quelque sorte, un morceau de temps historique de la ville de Paris en telle année, avec des bagnoles de tel ou tel modèle. Donc on peut préciser le marquage chronologique : c'est de l'histoire. Le visage des acteurs, c'est de l'histoire aussi, en direct : c'est du document d'histoire. Jean-Paul Belmondo dans A bout de souffle, c'est de l'histoire, et c'en est aussi bien d'ailleurs dans Le Guignolo, et on peut en déduire des choses concernant le cinéaste, l'acteur, plein de choses. Le temps marque le cinéma parce qu'il a été réalisé à tel moment du temps et que ça se voit tout de suite, dans le plan. La Joconde, on voit l'époque, mais il n'y a pas dans le tableau tel jour de telle année enregistré en même temps que son visage. Au cinéma, l'époque du décor, qu'il soit naturel ou de studio, est marquée dans le plan. L'époque des préoccupations du public, de son goût, de son type d'érotisme. Davantage que dans la peinture, où on voit beaucoup cela aussi, mais pas de manière aussi rigoureusement inscrite. La nature photographique, machinique, de l'image cinématographique y inscrit le temps comme une sorte de contenu immédiatement signifiant de lui même.

 

 

Ce qu'il y a donc de dialectique là dedans, ai-je donc voulu dire un jour et votre question m'oblige à y réfléchir à nouveau, c'est que ce temps inscrit dans le cinéma est à la fois du temps lié à l'événement daté de la prise de vue et de l'ensemble de la réalisation du film, mais aussi du temps longue durée de la civilisation où s'est trouvé pratiqué tel commerce (spectaculaire ou autre) avec le spectateur du film. Lequel peut avoir connu ses transactions imaginaires à l'époque même du film ou longtemps après. Le temps du cinéma est un temps court qui va de sa réalisation à sa projection, fortement marqué par le temps de sa réalisation, où s'anticipait d'ailleurs le temps espéré de sa projection prochaine à un public. Mais cela peut aussi être un temps long, de sa réalisation et projection, à un autre temps où il se montrera encore, ou plus du tout, ou autrement. Le cinéma est d'autant plus marqué par cette histoire du temps long et du temps court que la durée de vie elle-même de sa matière, de son support (pellicule ou tous supports ultérieurs, présentant d'ailleurs une tendance à se dématérialiser de plus en plus pour ne plus exister un jours probablement que sous forme d'archive numérisée, disponible ou pas) est une question qui fait ré-entrer dans le fameux débat rohmérien entre « le Celluloïd et le marbre » [du nom d’une série de cinq articles signées Eric Rohmer et publiée par les Cahiers du Cinéma en 1955 suivie par une émission de télévision éponyme réalisée en 1966 pour la série Cinéastes de notre temps] : le cinéma est une matière fragile, on le sait, elle s'abîme, se perd, se dénature avec le temps. Son histoire est courte. Si Fernand Braudel a pu s'occuper des longues durées de la civilisation méditerranéenne, c'est parce que Rome et Venise et Bagdad sont toujours des villes vivantes aujourd'hui, bien qu'en ce qui concerne les villes dites moyen-orientales, les villes ont certains pris un sacré coup de vieux ou de jeune qui les ont considérablement transformées. Le cinéma n'enjambe les longues durées du temps qu'avec une ampleur de l'enjambée dont, pour le moment, on ne peut pas savoir si elle aura l'endurance des temples de l'ancienne Égypte ou de la Grèce. On verra. Ou plus probablement on sera mort avant de voir. Un contenu numérique, c'est fragile.

 

 

Le cinéma bouleverse quand il est grand,

 mais parfois aussi quand il est petit

 

 

J'aime en tout cas pour ma part que le cinéma nous parle toujours du temps de l'histoire, qu'on lui mette ou ne lui mette pas un grand H. Le temps est une dimension intime aussi bien de l'humanité tout entière que de chaque sujet qui y inscrit sa vie et sa mort certaine, et les péripéties de son cœur ou de son porte-monnaie. Le cinéma me bouleverse quand il est grand, mais parfois aussi quand il est petit, parce que c'est une pratique et une expérience du temps, ordinaire et extraordinaire, celui qu'il nous prend pour être vu, qu'il nous donne à percevoir. Hier, je revoyais pour la énième fois sur mon grand petit écran télé le grand Casque d'Or de Jacques Becker, ou avant-hier Le Guépard de Luchino Visconti : quel voyage dans le temps de la France cruelle du 20ème siècle, toute moderne de ses propres douleurs, injustices sociales ou peines du cœur, ou bien dans l'Italie, toute éternelle et longue, de sa misère sicilienne, où se trouve une île qui porte encore aujourd’hui le nom d'un prince, Lampedusa. Pauvre île de Lampedusa, mais glorieuse et sublime transposition des temps entre celui de Garibaldi, celui d'un très grand livre, et celui de Visconti, et le nôtre. Les cynismes sociaux et politiques, les opportunismes, le temps où rien ne change même si tout y est bouleversé : le cinéma en témoigne, il en enregistre tout ce bazar temporel, « pour la suite du monde », comme disait le génial documentariste québécois Pierre Perrault. S'il y a une suite du monde et si la trace du cinéma perdure.

 

 

(à suivre...)

 

 

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