Catherine ou Une vie sans joie (1924-1927)
Première fenêtre ouverte
Épatant, Catherine l’est à bien des endroits, même si cette expérience inaugurale de cinéma a suscité la déception de Jean Renoir. D’abord le jeune homme âgé alors de trente ans concocte une petite histoire à seule fin de mettre en valeur sa compagne, Andrée « Dédée » Heuschling devenue sur l’écran Catherine Hessling, celle qui lui a donné l’envie de délaisser la céramique pour le cinéma. Ce « chef-d'œuvre de banalité » comme il l’a qualifié lui-même lui a cependant donné la passion de la réalisation, qui est déjà manifeste dans un premier essai financé par ses soins et tourné avec quelques amis. Coécrit avec l’ami d’enfance Pierre Lestringuez, Catherine n’aura été projeté qu’en privé, avant qu’Albert Dieudonné, qui a réalisé le film à partir des instructions de Jean Renoir (il joue le rôle bref de Maurice Laîné et a été la même année Napoléon pour Abel Gance), n’en propose un nouveau montage, intitulé Une vie sans joie et distribué en 1927 par Pierre Braunberger qui produira entre autres Tire-au-flanc (1928), La Chienne (1931) et Partie de campagne (1936).
C’est une histoire toute simple, celle d’une fille de charge du midi qui connaît la déchéance sociale avant d’être rattrapée du bord du précipice par un ancien maître prêt à abandonner sa position bourgeoise par amour pour elle. À partir d’un canevas convenu, Catherine n’en est pas moins inventif, surtout dans sa première partie (la satire bourgeoise est déjà féroce) et son finale spectaculaire (un tramway lancé à pleine vitesse dans une descente mortelle). Le film n’est certes pas sans défaut, l’élan retombe dans sa seconde partie, mais il passe cependant la rampe, offrant le portrait d’une jeune fille perdue jouée par une actrice envisagée comme David W. Griffith regardant Lilian Gish. Les mouvements de caméra sont nombreux ici, qui flinguent déjà la bêtise bourgeoise, avec une passion de la mobilité dialectisée entre verticalité (Catherine déchoit en tombant des hauteurs bourgeoises aux bas-fonds de la cité provençale) et horizontalité (le train des amoureux se substitue dans l’épilogue au dévalement accéléré du tramway). On relève encore quelques trouvailles de montage aux limites de l’expérimental, tantôt pour témoigner d’une montée de sang dans la tête jusqu’à la crise d’épilepsie, tantôt pour marquer les échanges de coups entre sous-prolétaires. Grossière ou raffinée, la violence gît dans le hiatus au carré des sexes et des classes.
Quand on considère enfin ce premier essai de façon rétrospective, il est impossible de ne pas voir à quel point Catherine est déjà renoirien : les vues documentaires sur les habitants du village, la charge antibourgeoise dans ses rapports à la domesticité, la fenêtre ouverte pour faire passer un air de liberté, le carnaval qui se renverse en danse macabre, les travellings-avant nocturnes, les pulsions sexuelles qui vrillent la tête. Pour finir, deux moments remarquables : un travelling-avant sur des rails menant au bord du vide et un poème d’un sentimentalisme ridicule qui associe caniche et acrostiche. Il est du sous-préfet que joue Jean Renoir, l’acteur amateur jubile et nous avec lui.
26 mars 2020
La Fille de l’eau (1924)
Ondoyer entre les contraires
Catherine avait été un coup d’essai qui n’avait guère été montré en dehors du cercle privé avant le remontage d’Albert Dieudonné et sa distribution par Pierre Braunberger en 1927. La Fille de l’eau se veut au contraire le premier long-métrage de Jean Renoir, avec Catherine Hessling en vedette. C’est une sorte de péniche avançant à la surface d’eaux moins cristallines qu’il n’y paraîtrait au premier abord. L’héritage impressionniste se mêle au mélodrame griffithien, les séquences heurtées par un montage rapide sont dignes d’Abel Gance, tandis qu’une ambiance doucement surréelle éclate comme l’orage le temps d’un cauchemar dont les artifices, trucages et ralentis, anticipent La Petite Marchande d’allumettes (1927). Une historiette est vite écrite avec le copain Pierre Lestringuez qui joue sous pseudonyme l’infâme oncle Jeff, le frère Pierre Renoir fait aussi une première apparition, ainsi que le peintre André Derain dans le rôle d’un patron du café. Surtout, la Nicotière qui est la propriété du fils de Paul Cézanne à Marlotte en Seine-et-Marne offre un cadre idéal pour faire ondoyer la fiction entre les rives opposées du naturalisme et de l’onirisme.
La forêt de Fontainebleau, Jean Renoir l’a regardée ainsi, comme un fond sous-marin rempli de navires engloutis dont les mâts en seraient les arbres. Cette image de rêve qui explosera dès l’ouverture de La Femme sur la plage (1947), elle s’impose déjà dans un film qui, sous couvert de donner à Catherine Hessling un nouveau rôle d’innocente brutalisée, trace une diagonale entre des formes hétérogènes comme un fil dans le chas de plusieurs aiguilles différentes. C’est après tout le sort même de Gudule, fille de l’eau qui passe de lieu en lieu (la péniche de son père dans laquelle sévit l’oncle pervers, la roulotte des gitans La Fouine et Roussette qui l’ont recueillie, la propriété du fils de famille Georges Raynal qui l’aime et l’emmène au loin), balançant entre une installation heureuse retournée en captivité et une fugue pour aller s’installer ailleurs. Jean Renoir multiplie ainsi les figures, la péniche qui avance, l’oncle qui marche en sens inverse dans un beau surplace et le père qui chute et se noie, le chien qui court et le vélo qui tombe, l’incendie de la roulotte par les villageois et la bagarre finale entre Georges et Jeff qui tombe à l’eau, pour extraire une dynamique de dialectisation des contraires, jour et nuit, haut et bas, eau et feu, impressionnisme des scènes de nature et onirisme quand Gudule, irradiée par la surexposition, rêve de reptiles et de serpent.
Premier film dédié à cette poétique de l’eau à l’œuvre dans tant d’autres films, entre autres Boudu sauvé des eaux et Partie de campagne, L’Étang tragique et L’Homme du sud, Le Fleuve et Le Déjeuner sur l’herbe, La Fille de l’eau ouvre le cours d’un désir de cinéma original et sinueux, s’écoulant là où la nature humaine ne va plus de soi, les pulsions bestiales côtoyant la facticité des illusions, le mélodrame naturaliste à côté du conte de fée. Le réalisme n’a été désiré par Jean Renoir pour autant qu’il faille de fond en comble le réinventer.
26 mars 2020
Nana (1926)
Folie de femme
Enthousiasmé par Folies de femmes (1921) d'Erich von Stroheim, rêvant alors de faire de sa compagne Catherine Hessling une star de cinéma, Jean Renoir se lance après La Fille de l'eau (1924) dans la production coûteuse de l'adaptation du roman d'Émile Zola, Nana, y sacrifiant pour cela la vente de plusieurs toiles héritées de son père. L'échec commercial est sévère, faisant passer pour un bon moment au jeune réalisateur le goût de produire ses propres films. Zola, il y reviendra cependant avec La Bête humaine (1938), tandis qu'éclate avec Nana sa grande veine naturaliste, cruelle et noir qui se poursuivra au début du parlant avec des films comme La Chienne (1931) ou encore Madame Bovary (1933), plus tard encore avec Le Journal d'une femme de chambre (1946) et Le Testament du docteur Cordelier (1959).
Nana demeure le meilleur film de Jean Renoir de sa période « muette », le naturalisme allégé par un impressionnisme au fil de l'eau laissant place dorénavant à la pente grotesque d'un monde sous cloche dont les plaisirs matelassent le lit d'une jouissance autodestructrice. Bien sûr, l'adaptation est sur le plan narratif elliptique. Elle est pourtant riche de notations satiriques comme autant de frappes sadiques attestant comment une ronde masculine de gens bien nés est si facilement satellisée par les manières outrancières d'une cocotte qui roule du derrière et dont la vulgarité est en dernière instance la leur. À cet égard, Catherine Hessling est vraiment remarquable dans le rôle-titre, son jeu est excessif, maquillée comme une poupée de porcelaine japonaise, la bouche en cœur comme en cul, les yeux de chat étincelant de cruauté, elle se dandine et roule du bassin avec une absence insolente de vergogne. Avant la Lulu de La Chienne, la Nana d'après Zola respire le sexe et y succombent les hommes distingués comme les comtes Muffat et Vandeuvres. Ils s'y abandonnent en brûlant pour l'occasion les derniers restes d'une civilité aristocratique rendue obsolète à l'époque décadente du Second Empire, qui consacre avec sa défaite le triomphe des simulacres kitsch de la bourgeoisie.
D'un côté, trois travellings-arrière dévoilent le faste des grands appartements dans lesquels se joue un théâtre plus mauvais encore que sur les scènes parisiennes. De l'autre, l'unique travelling-avant parachève l'enflure de la maladie qui ravage l'héroïne, agonisant comme le monde qui en aura rendu les monstrueux excès possible. Jean Renoir a bien retenu les leçons du baroque ironique du maître Stroheim, en attendant de le faire jouer un autre représentant d'une civilité disparue dans La Grande illusion (1937). Il l'aura très tôt prouvé, il est un cinéaste de la cruauté, dans la manifestation des pulsions (les cheveux sur le peigne de l'héroïne, le bassin d'eau sale après la toilette qui sera plus tard rempli du sang de Georges Hugon), devant l'exhibition des tares (le fétichisme de ce dernier, le sadisme de Nana, le masochisme de la plupart de ses prétendants), face à l'irrésistible appel de l'humiliation (Muffat faisant le toutou et s’effondrant – déjà – sur une peau d’ours) et de la dégradation (Vandeuvres qui se déshonore en trichant aux courses). La cruauté, c'est la pulsion qui commande à la vulgarité d'aspirer la civilité comme un vortex, la maladive passion qui corrompt les esprits et les corps aspirés dans le trou noir du désir nu dont Nana est l'incarnation la plus exemplaire, parce que la plus outrageusement bête.
Au début du film, Nana monte dans les cintres et descend du plafond comme un ange de pacotille, le dos relié à une corde qui se bloque en faisant de telle sorte qu'elle trotte quelques secondes dans le vide. Nana ne touche plus sol, ce n'est pas une vue de l'esprit mais un défaut de l'appareil social sublimé en illusion pour la foule des hommes qui s'abusent d'autant plus qu'ils sont nombreux à le faire. Le fantasme n'est pas le produit d'un seul mais un mirage collectif qui s'est donné un foyer nucléaire avec celle qui a moins compris que senti qu'elle était devenue une pure « monnaie vivante », la pouliche d'une course hippique comme son bookmaker, à la fois la marchandise et le commissaire-priseur.
La mauvaise comédienne se révèle la plus habile des courtisanes, elle est au fond la meilleure actrice d'un mauvais théâtre généralisé, celui d'une bourgeoisie qui tourne autour du sexe comme son hypocrite et indicible secret. Si Lulu et Emma Bovary en représenteront des variations mineures, en moins glorieuses et dispendieuses (il y a du potlatch chez Nana), la veuve vénusienne de Elena et les hommes (1956) en incarnera plus tard la sublimation rédemptrice.
18 mars 2020
La Petite Marchande d’allumettes (1927) et Sur un air de charleston (1927)
+ La P’tite Lili (1927) d’Alberto Cavalcanti
Catherine dans tous ses
états
Après Catherine (1924) et La Fille de l’eau (1925), Jean Renoir et Catherine Hessling se lancent dans l’ambitieux projet d’une adaptation du Nana (1880) d’Émile Zola, impressionnés par la découverte en 1921 de Folies de femmes d’Erich von Stroheim. Si Nana est un chef-d'œuvre de naturalisme noir qui excède l’académisme des films en costumes et des reconstitutions historiques, le film est néanmoins sanctionné par un échec commercial, laissant son auteur au bord de la ruine. Pourtant, le cinéaste et son actrice ont le cœur à travailler encore, à s’amuser aussi en se lançant dans plusieurs entreprises rien que pour l’année 1927. Outre la reprise de l’inaugural Catherine distribué en salles avec un nouveau montage d’Albert Dieudonné sous le titre de Une vie sans joie, Jean Renoir tourne avec Catherine Hessling deux films, La Petite Marchande d’allumettes et Sur un air de charleston, tandis qu’ils tournent ensemble dans La P’tite Lili d’Alberto Cavalcanti. Et tous sont portés par les arlequinades de l’actrice, tantôt corps burlesque, ange tragique, poupée érotique.
Ces trois films sont très différents mais on pourrait cependant les regrouper dans la catégorie hétéroclite des fantaisies dont la veine complique les affiliations habituelles au réalisme et au naturalisme, qui reviendra en force avec La Règle du jeu (1939) avant de rejaillir dans les raffinements du triptyque des années 1950 dédié au spectacle, Le Carrosse d’or (1952), French Cancan (1954) et Elena et les hommes (1956). La P’tite Lili consiste en l’illustration visuelle d’une chanson populaire de Louis Bénech et Eugène Gavel, dotée de la musique de Darius Milhaud dans la version sonorisée de 1930. S’il a provoqué l’ire de Jean Cocteau bousculé par l’insolence du ton, c’est que le film extrait de la tragédie d’une fleur des pavés fauchée par son souteneur d’un coup de couteau dans le dos des gags burlesques (la course sur place de la prostituée et son maquereau) et des accidents rigolos (la petite prostituée est un ange qui se vautre par terre). Inspirée par Charlot, Catherine Hessling y joue à fond les poupées mécaniques avant de connaître un sort tragique.
Parmi les spectateurs d’une gosse profanée dont l’âme monte au ciel, un gars des rues joué par Jean Renoir. Peut-être retient-il l’idée en réfléchissant à sa propre version du motif qu’il donnera avec La Chienne (1931), film qui allait consommer la rupture avec Catherine Hessling. Il se trouve aussi qu’il fait durant ce tournage la connaissance de deux femmes qui vont être déterminantes dans la suite de son existence, sur les plans relationnel et professionnel : Marguerite Houlé qui va être sa monteuse à partir du Bled (1929) jusqu’à La Règle du jeu en l’introduisant auprès du Groupe Octobre et du Parti communiste ; Dido Freire qu’il va retrouver sur le tournage de ce dernier film au titre de script et avec qui il se mariera à Hollywood en février 1944.
Un ange passe et se viande avant qu’il ne trépasse. Le sentimentalisme est ainsi cruellement renvoyé à sa caducité mais cela ne se fait ni sans tendresse (La Petite Marchande d’allumettes) ni sans excentricité (Sur un air de charleston). Dans le second film, Jean Renoir appartient d’ailleurs à un chœur d’anges qui se réjouit d’un spectacle des plus étonnants. En effet, dans un futur post-apocalyptique, le Paris de 2028 est en ruines. Y survit dans une colonne Morris une sauvageonne en guenilles accompagnée de son singe (enfin, un homme déguisé en singe comme Octave le sera en ours dans La Règle du jeu). La bacchante est la gardienne d’une antique danse, le charleston, dont l’ivresse est si communicative qu’elle fait la joie du scientifique venu d’Afrique centrale pour un voyage d’observation depuis les hauteurs de son aérostat d’acier (avant la montgolfière de Elena et les hommes). L’argument est de science-fiction et il est le prétexte à toute une série d’inversions dionysiaques préfigurées par plusieurs images inverses, la part du négatif supplantant alors celle du positif. Ainsi, la civilisation et la science sont africaines, la sauvagerie et l’animalité européennes. Et si la blanche est l’antique gardienne d’une danse inventée en réalité par des afro-américains, le noir est interprété ici par Johnny Huggins, danseur de claquettes afro-américain pourtant revêtu des oripeaux du blackface et issu de la Revue nègre créée en 1925 (sa vedette en était Joséphine Baker).
La frénésie érotique qui secoue le corps de la sauvageonne est incontestable comme n’est pas moins suggestive l’idée finale de prendre une hauteur africaine sur des ruines européennes. La catastrophe est celle d’une glaciation des terres et la glace est aussi ce qui recouvrira d’un linge blanc le corps de la petite marchande d’allumettes revenue d’un conte de Hans Christian Andersen. Jean Renoir l’a dit et répété, il aurait aimé multiplier les scènes de rêve mais ce sont les producteurs qui l’en ont empêché, même si l’on en trouve çà et là dans l’œuvre, déjà dans La Fille de l’eau, plus tard à l’occasion de la période hollywoodienne (L’Homme du sud et l’ouverture de La Femme sur la plage) et pour finir dans le premier sketch du testamentaire Petit Théâtre de Jean Renoir (1970), Le Dernier réveillon qui est également adapté d’Andersen (et ainsi la boucle serait bouclée). Dans ce film, la tonalité est différente que précédemment, le ballet mécanique des jouets animés en rêve par la marchande se déplace dans un onirisme tragique dont la ponctuation finale soulève le cœur.
Jean Renoir s’amuse en expérimentant beaucoup, animation image par image et projection, surimpression et ralentis, montage court et caméra mobile. Il tourne les intérieurs dans le théâtre du Vieux Colombier et les extérieurs dans les dunes de sable de Marly, il pense énormément aussi au cinéma suédois, en particulier à ce chef-d'œuvre qu’est La Charrette fantôme (1921) de Victor Sjöström. Lui s’amuse parce que la tragédie appartient à son actrice, son personnage déchiré entre le froid de l’hiver qui fige son corps endormi jusqu’à la mort et le chaudron festif de son rêve où l’inerte est mis en mouvement. L’inorganique est animé, l’organique figé. Celle qui a fait fondre la vitre gelée pour faire danser la compagnie des jouets finit recouverte des pétales de roses blanches qu’un dernier souffle onirique lui accorde en sublimant le linceul de neige qui recouvre son cadavre.
26 mars 2020
Tire-au-flanc (1928)
On purge les troufions
Tire-au-flanc est le chef-d'œuvre comique du Jean Renoir de la période muette. Si le film n’efface rien de tout ce qu’il doit au cinéma de Charlie Chaplin, en particulier Shoulder Arms – Charlot soldat (1918), l’hommage seul réduirait la portée d’un film adapté d’un vaudeville militaire d’André Mouézy-Éon et André Sylvane créé au théâtre Dejazet en 1904, dont les effets s’exercent indubitablement sur La Grande illusion (1937) et Le Caporal épinglé (1962). Le comique troupier est une tradition française de music-hall qui remonte à la fin du 19ème siècle, portée par les comédies de Georges Courteline et les chanteurs du café-concert comme Éloi Ouvrard, le premier d’entre eux et puis Bach qui a été le protecteur de Jean Gabin (leur ont succédé Maurice Chevalier et Raimu, Fernandel et Bourvil qui, tous, ont en effet débuté leur carrière comme comique troupier).
Après la Première Guerre mondiale, le genre connaît son déclin malgré des résurgences comme la chanson-sketch Les Tourlourous des Compagnons de la chanson ou les films de bidasses des Charlots. Dix ans après 1918, Jean Renoir se saisit contre tout académisme de la tradition pour l’azimuter avec une énergie enthousiasmante et une inventivité formelle déjà très marquée. Certes, Tire-au-flanc fonctionne par sketchs tous réussis (le bizutage de la bleusaille et les corvées de la chambrée, la vaccination obligatoire et les essais de masque à gaz, les exercices en plein air et la fête offerte au colonel). Le film n’en raconte pas moins une histoire écrite en travellings-avant et arrière, puisant dans le montage parallèle le meilleur moyen de savoir ce qui différencie structuralement un appelé de première classe d’origine bourgeoise (Jean Dubois d’Ombelles se pique de poésie) et un autre de condition prolétaire (l’ancien valet de la famille Joseph Turlot). Et ce n’est rien d’autre qu’un rapport aux plaisirs de la chair, contrarié pour l’un par les sublimations illusoires de la poésie, pour l’autre assumé au risque de contrevenir à la règle du jeu social.
Tire-au-flanc est un film burlesque, dont la préoccupation est le désordre, l’entropie, l’anarchie. Tous les rituels, du repas bourgeois inaugural à la fête déguisée finale en passant par le petit théâtre de la caserne, sont soumis à des énergies chaotiques qu’il n’est pas excessif de qualifier de dionysiaque puisque Jean, déguisé en faune quand Joseph l’est en sylphide descendant comme Nana des cintres, découvre à cette occasion l’ivresse de forces inconnues dont le déchaînement lui permet de mettre au pas le gros bras qui lui mène la vie dure. Quand on dira que l’un est joué par Georges Pomiès (il interprétera un avatar du même personnage d’écrivain fanfaron dans Chotard & Cie) et l’autre par Michel Simon (dans son premier rôle d’un carré d’as ayant favorisé Jean Renoir à passer brillamment le cap du cinéma parlant puisque ont suivi On purge bébé, La Chienne et Boudu sauvé des eaux auquel il faudrait ajouter ce joker qu’est La Tosca achevé par Carl Koch en 1941). Des faunes et satyres peuplent en abondance le cinéma de Jean Renoir, l’ours Octave de La Règle du jeu inclus, qui incarnent les paradoxes réjouissants des appétits de la chair et des travestissements nécessaires pour les exprimer en allégorisant les contradictions de la nature humaine qui, jamais chez ce cinéaste, ne va de soi.
Le portrait de groupe que Jean Renoir fait des appelés au service militaire est riche de plusieurs enseignements dont certains vont porter à l’avenir leurs fruits (la relative mixité sociale dans La Grande illusion, la camaraderie révoltée plus forte que la déférence et la soumission dans Le Caporal épinglé). Les appelés sont des gosses excités comme des puces, ils ne pensent qu’au sexe et s’ils se chamaillent constamment en se jetant les uns sur les autres, c’est pour dépenser un trop plein de pulsions mal dégrossies quand se présente la moindre femme qui risque rien moins que le viol (ainsi Catherine Hessling deux fois). Outre la fonction sociale de mixité qui égalise relativement les conditions des appelés tous logés à la même enseigne, c’est la fonction cathartique de la caserne consistant à purger un excédent d’énergie dont bouillonne une jeunesse en rut. On frôle même le lynchage collectif quand Jean, le plus bourgeois d’entre eux, fait les frais du rituel du bizutage qui laisse voir les lointaines virtualités d’une passion criminelle qui explosera dramatiquement à la fin des Bas-fonds (1936) d’après Maxime Gorki et Le Journal d’une femme de chambre (1946) d’après Octave Mirbeau.
C’est le film muet de Jean Renoir qui possède aussi les cartons les plus remarquables, en forme de dessins et de sentences proverbiales marquées d’une irrésistible ironie (on pense à celle qui poétise la senteur des chambrées au moment du coucher). Quant à la fête donnée en l’honneur du colonel, c’est un sommet de burlesque, précédé d’une bataille de polochons dont les accents anarchisants auront dû forcément donner des idées à Jean Vigo quand il réalisera Zéro de conduite (1933). Non seulement le motif du travestissement avec des hommes habillés en femmes se retrouvera tel quel dans La Grande illusion, mais la surchauffe est si grande qu’elle fait déborder un petit théâtre amateur en carton dans la salle, le public saisi par les débordements dionysiaques du faune qui fait du costume le moyen performatif d’une insurrection vitale et virale. Jean Renoir dialecticien puisque le faux devient ici le moment de l’avènement du vrai. Le finale de French Cancan en reprendra d’ailleurs le principe du spectacle extensif tout en le raffinant, en raison d’une pacification des mœurs sexuels organisée à l’intérieur du Moulin-Rouge. De surcroît, Jean Renoir fait preuve alors d’une grande originalité filmique puisque de nombreux plans pris durant cette fête chaotique sont filmés caméra à l’épaule comme s’il s’agissait d’un reportage, d’une bande d’actualités du film que le spectateur est en train de regarder.
Au début de Tire-au-flanc, un travelling-arrière part de la représentation d’une fête galante pour ouvrir en tiroir l’espace d’un salon bourgeois où les domestiques travaillent tout en se lutinant. À la fin du film, nous retrouvons le même espace avec la même représentation. Mais, désormais, Jean trouve à la place des déclamations poétiques ampoulés des subterfuges pour embrasser sa compagne comme Joseph l’avait toujours déjà su. La caserne aura au moins servi à cet apprentissage-là, c’est-à-dire à permettre à un jeune bourgeois de retrouver le sens libertin et érotique des fêtes galantes toujours déjà compris par les prolétaires et les domestiques.
26 mars 2020
Pour lire la première partie, cliquer ici.
Pour lire la troisième partie, cliquer ici.
Pour lire la quatrième partie, cliquer ici.
Pour lire la cinquième partie, cliquer ici.
Pour lire la sixième partie, cliquer ici.
Pour lire la septième partie, cliquer ici.
Pour lire la huitième partie, cliquer ici.
Pour lire la neuvième partie, cliquer ici.