La Bête humaine (1938)
Plus d'une fêlure
La « fêlure héréditaire », voilà le grand sujet du cycle romanesque des Rougon-Macquart écrit entre 1870 et 1893 par Émile Zola, champion littéraire du naturalisme aux côtés de Guy de Maupassant et des frères Goncourt. 17ème volume du cycle, La Bête humaine en serait l'un des chapitres les plus exemplaires, ce roman à la fois criminel et ferroviaire qui arrache l'épopée de la modernité industrielle depuis la décomposition d'une époque qui est celle du Second Empire. C'est sûrement l'une des raisons pour lesquelles Jean Renoir, qui avait déjà adapté Nana (1926), accepte la commande de Raymond et Robert Hakim. D'autant qu'y insiste la vedette masculine choisie par les frères producteurs, Jean Gabin, qui a déjà travaillé avec le cinéaste sur Les Bas-fonds (1936) et La Grande illusion (1937), en attendant de se retrouver plus tard avec French Cancan (1955).
Enfin, faire La Bête humaine aura consisté à bénéficier des riches moyens mis à disposition par une compagnie nouvelle résultant de la nationalisation des compagnies de chemins de fer instituée par convention en août 1937 : la SNCF. Une ligne et un train spécialement dédiés au tournage entre août et septembre 1938, une deuxième locomotive pour faire aller plus vite la locomotive principale, l'apprentissage par Jean Gabin (Jacques Lantier) et Bruno Carette (Pecqueux) de la conduite d'une locomotive à vapeur de type Pacific 231 sont les atouts dont peut s'enorgueillir un film qui répond tout à la fois à une commande de producteurs, une publicité de circonstance pour la nouvelle SNCF et des rêves de gosse pour le cinéaste, ainsi que ses acteurs.
La fêlure héréditaire fracasse le cerveau de Lantier, qui sait avoir hérité des tares d'une ivrognerie vieille de plusieurs générations, l'homme qui, d'un côté, connaît la bête livrée aux aiguillons de la pulsion et qui, de l'autre, s'en remet pour se calmer aux exigences de la locomotive féminisée et divinisée (la Lison), la violence du second servant d'étouffoir à la première. Pour Gilles Deleuze, la fêlure nomme la faille constitutive du nouveau naturalisme propre à Émile Zola, qui envisage le destin de ses personnages dans la double perspective de la tragédie avec l'hérédité des instincts et de l'épopée avec l'hérédité de la fêlure (« Zola et la fêlure » in Logique du sens, éd. Minuit-coll. « Critique », 1969, p. 373-386). Tragédie schizo qui fait entendre le boucan des instincts mais seulement en bordure d'un silence plus grand et plus profond, la grande fêlure par où passe la mort comme un train fonce dans la nuit et, dans un voile de vapeur irréel, disparaît dans un tunnel qui allégoriserait le pressentiment de la chape de plomb qui allait bientôt fondre sur l’Europe.
Si Jean Renoir a écrit son scénario en seulement douze jours en actualisant le roman, il n'en a pas moins tout compris de Zola. Les moments sublimes sont ceux des vacillements brefs, des courtes décharges pulsionnelles, des ivresses comme des flashs aveuglants, quand Jean Gabin qui parle avec une rare douceur, presque en sourdine, soudain crispe ses mâchoires et fait passer dans ses yeux l'éclat de l'acier. La première fois, un train passe, c'est un ordre silencieux qu'il est le seul à entendre, la locomotive est le moderne surmoi qui extirpe à l'arrachée le héros de la tragédie pour le ramener dans les rails de l'épopée. La seconde fois, il n'y a aucun train pour retenir Lantier de passer à l'acte et tuer Séverine comme Maurice Legrand tue Lulu dans La Chienne (1931). La pulsion plus forte que tous les projets criminels d'une femme sublime et froide, qui n'aime l'amour plus qu'en idée, désensibilisée par un mari violent qui la bat en l'associant à ses plans meurtriers et un riche protecteur qui l'a violée enfant et qui est peut-être son géniteur (l'inceste, autre tare héréditaire).
La fêlure traverse autrement le film de Jean Renoir, très concret dans ses séquences ferroviaires où la fiction a appris à se mouler à l'intérieur des contraintes du documentaire, un peu trop abstrait cependant dans sa passion stylisée vouant Séverine et Lantier à la solitude dépeuplée des studios. La boiterie renoirienne a trop de jeu et les contrepoints comiques de Carette ne suffisent pas à retenir le film de trop sacrifier à l'aura tragique de sa vedette comme au thème du fatalisme caractéristique du réalisme poétique d'alors. Peu de fenêtres, pas de ligne de fuite (à part Cabuche joué par le cinéaste en bouc émissaire) pour sortir des rails un train d'enfer qui annonce des catastrophes inévitables. Mais aussi, ailleurs, le film noir hollywoodien (Simone Simon est déjà la Féline de Jacques Tourneur et Fritz Lang avec Désirs humains en fera un remake qui sauve le destin de la fatalité).
20 mars 2020
La Règle du jeu (1939)
La peau de
l'ours
La Grande illusion est à sa sortie un triomphe public et critique, d'emblée adopté comme un chef-d'œuvre du cinéma humaniste. Deux ans plus tard, le 7 juillet 1939, La Règle du jeu est éreinté par la plupart des journaux, surtout la presse d'extrême-droite. Le film souffre d'une mauvaise distribution imposant des coupes qui le rendent toujours plus incompréhensible, il divise le public qui pense alors plus à la guerre qu'à se divertir au cinéma. L'humanisme tant vanté du cinéaste semble s'être volatilisé dans un film qui, s'il aura été son plus décrié, ne cessera plus ensuite d'être réévalué, déjà lors de deux premières rééditions, en 1945 et 1948. Le succès commercial n'est toujours pas au rendez-vous tandis que les cinéphiles vont l'ériger en credo totémique. Parmi eux, Jacques Maréchal et Jean Gaborit rachètent les droits du film en 1959, découvrent des bobines et reconstituent presque intégralement le film voulu par Jean Renoir, bouleversé par la valeur rédemptrice de sa restauration. Ovationné à la Mostra de Venise en 1959, La Règle du jeu prouve alors qu'il est contemporain du nouveau cinéma représenté entres autres par François Truffaut et Claude Chabrol, parmi les meilleurs défenseurs.
La Grande illusion est le film classique plébiscité par le consensus public, La Règle du jeu celui du dissensus originaire et de la modernité incomprise, davantage privilégié par les spectateurs et les réalisateurs cinéphiles. Les deux partagent pourtant la même ambition, celle de faire un film de guerre sans guerre sauf que le camp allemand de prisonniers a laissé place désormais au château dans le Loiret. Les deux mondes semblent en bien des points dissemblables, ils se rejoignent cependant dans l'idée de réunir provisoirement une variété sociale, remuante et bruyante de figures qui se croisent en renouvelant l'expérience paradoxale des affinités qui éloignent et des antagonismes qui attirent.
En écrivant son scénario, Jean Renoir cherche à tourner le dos au naturalisme (il vient d'adapter Guy de Maupassant, et Émile Zola déjà par deux fois). Il pense alors aux auteurs classiques du théâtre comique français, surtout Les Caprices de Marianne (1833) d'Alfred de Musset (on y trouve déjà un Octave en intercesseur libertin d'un ami amoureux d'une femme du monde pour se révéler son démon quand l'ami meurt à sa place). Il songe aussi aux pièces de Molière (les rapports maîtres-serviteurs), de Marivaux (la camériste Lisette vient directement du Jeu de l'amour et du hasard en 1730) et La Folle journée, ou le Mariage de Figaro (1778-1784) de Beaumarchais cité en exergue du film. Sans oublier, enfin, Mozart dont la musique altière a cette perfection cruelle qui sont comme des piqûres de rappel que la liberté coûte cher. C'est pourtant un double renversement qu'aura manigancé le cinéaste : d'une part en puisant dans un matériau de comédie classique de quoi raconter la tragédie d'un monde qui danse et rit afin d'oublier sa propre déroute ; d'autre part en montrant comment la puissance révolutionnaire d'une littérature ayant fait le pari de l'égalité des intelligences malgré les différences sociales se retourne dans les simulacres d'une impuissance réactionnaire dont les jouissances obscènes mènent à la débâcle pulsionnelle et à la mort.
Au début de La Chienne (1931), les marionnettes d'un théâtre de Guignol se moquaient de savoir si le film serait un drame social ou bien une comédie morale. La Règle du jeu radicalise ce genre d'oppositions schématiques en se qualifiant dans le générique d'ouverture de « fantaisie dramatique », plus tard par Jean Renoir lui-même de « drame gai ». Le verrou des distinctions catégoriques de genre saute plus fort encore désormais.
Ainsi, le rival se révèle l'ami (le Marquis Robert de la Cheyniest pour l'aviateur André Jurieu, le garde-chasse Schumacher pour le braconnier Marceau) et le meilleur ami cache le plus innocent des ennemis (Octave pour Jurieu). Ainsi, le juif qui s'offre les signes extérieurs de l'aristocratie, épouse viennoise comprise, a plus de goût et de classe qu'une grande-bourgeoisie dont la décomposition a des relents antisémites (Marcel Dalio joue un Rosenthal comme dans La Grande illusion). Ainsi, les femmes gagnent des marges de liberté sexuelle en imitant l'hypocrisie conjugale de leurs maris (Christine de la Cheyniest) ou bien en préférant la domesticité à la vie maritale (Lisette). Ainsi, la partie de campagne se transforme en partie de chasse (et en massacre prophétique pour Jean-Luc Godard) et la fête galante en danse macabre (avec la musique de Camille Saint-Saëns). Ainsi, le classicisme le plus accompli équivaut à la preuve éclatante d'une modernité suffisamment en avance sur son temps pour n'être à l'heure qu'avec l'avènement de la Nouvelle Vague (c'est le film préféré de François Truffaut) et du cinéma de la « rive gauche » (La Règle du jeu est l'une des obsessions cinéphiles d'Alain Resnais).
Moderne, La Règle du jeu l'est d'entrée de jeu, avec son ouverture qui semble inventer avant l'heure le direct télévisuel, tirant un câble entre le dispositif cinématographique et celui nécessaire à cette journaliste de Radio-Cité au milieu des badauds sur le tarmac de l'aéroport du Bourget, présente pour interviewer l'aviateur André Jurieu qui vient de battre le record de Charles Lindbergh de traversée de l'Atlantique en moins de 24 heures. Moderne, le film l'est encore quand il montre le héros du jour et nouveau maître de l'air s'abêtir en pleurer face au micro qu'on lui tend parce que la femme qu'il aime n'est pas venue le féliciter pour son exploit. Écho de la grande scène de l'escarpolette de Partie de campagne (1936) où le soulèvement du cœur se solde par la descente et la retombée au sol, écho de la fêlure héréditaire de La Bête humaine (1938) où le héros de l'épopée industrielle échoue à ne pas régresser dans la bestialité de l'hérédité. L'exploit de l'homme moderne n'a plus rien d'épique quand sa machine amplifie sa bêtise puérile d'amant délaissé comme un enfant abandonné.
Le monde s'alourdit d'un poids inorganique qui se prolonge encore dans la collection d'objets du Marquis de la Cheyniest, automates, horloges, boîtes à musique, instruments et piano mécanique qui plongent les convives dans la neurasthénie et fait danser les spectres. Et puis le limonaire, chef-d'œuvre de la collection du marquis couronnant une vie d’amateur en tout, comme un enfant au bord de l’orgasme. Avant que la partie de chasse en Sologne, dans son montage extrêmement découpé, impose au rituel aristocratique sa logique industrielle d'administration de la mort. Robert Bresson y reviendra à sa façon au début de Mouchette (1967) même si le contexte social et historique n’est plus le même.
En 1939, les
faisans qui tombent du ciel et les lièvres fauchés dans leur fuite sont les premiers êtres vivants exterminés avant que l’extermination ne se retourne contre l’humanité. Jean Renoir dédie alors
un plan bouleversant au lapin agonisant (le plan a été coupé lors de la première sortie du film), y voyant la métaphore du destin de ce pauvre oiseau de Jurieu. Aussi, l'image possible du
braconnier qui a la bouille de lapin, très carrollien le lapin, de Carette est l'image virtuelle de tous les avatars du paria chaplinesque. La lucidité de Jean Renoir
coupe le souffle en montrant comment la destruction de la vie animale précède les grands massacres que l'espèce humaine est capable de s'infliger à elle-même. Comme la leçon n'est pas comprise,
elle sera réitérée, par Milan Kundera dans L'Insoutenable légèreté de l'être (1984), par Damon Lindelof dans la première saison de The
Leftovers (2014-2017).
La virtuosité est si grande, elle déploie comme une intensité inégalée la multiplicité des scènes enchâssées, via la longueur de certaines prises, dans la profondeur de champ et les couloirs du château. Un simple panoramique fait ainsi pivoter à partir d'un seul couloir à carreaux cinq niveaux d'arrière-plan du côté gauche, puis cinq autres du côté droit. Un travelling latéral joue ailleurs des entrées et sorties de champ comme autant de passages coulissants qui trouent l'unité de la scène en la reliant à une myriade d'autres, dans une dynamique d'abord extensive (toujours plus d'espaces et de scènes) et intensive (il y a une égalisation relative des figures malgré la différence de classe et son opérateur est la jouissance désirée et contrariée). La scénographie à la puissance X vire ainsi à la chorégraphie généralisée, entre jeu de l’oie grandeur nature et sarabande endiablée. Le son participe à la fête en poussant la polyphonie jusqu'à la cacophonie et Joseph de Bretagne, l'un des plus grands ingénieurs du son du parlant rencontré par Jean Renoir sur On purge bébé (1931), accomplit des prodiges qui fascineront Robert Altman.
Le château en fête est pourtant le chaudron d'une dynamique entropique. La fièvre est celle d'une crise mimétique dont la résolution se paiera de l'élimination de qui maîtrise le moins la règle du jeu. Le héros du jour est le plus faible, celui qui croit en un savoir-vivre qui ne s'applique plus dans le monde faisant encore croire pourtant qu'il en est la plus exemplaire légataire. La règle est à la simulation de la civilité dans un univers régi par l'individualisme et l'égoïsme des passions : « Le plus terrible dans ce monde est que chacun ait ses raisons », la sentence proverbiale d'Octave prendra en 1945 une terrifiante résonance avec les fonctionnaires nazis banalisant le mal radical.
La Règle du jeu a en mémoire aussi L'Âge d'or (1931) de Luis Buñuel et Salvador Dali. En attestent la présence de Gaston Modot, ses scènes de chasse et le jardin nocturne où les statues sont environnées d'un pullulement de grenouilles plongeant dans le marais des pulsions. Luis Buñuel saura à son tour se souvenir du chef-d'œuvre des chefs-d'œuvre renoiriens en réalisant L'Ange exterminateur (1962) qui lui rendra la pareille. Enfin, le huis-clos abritant les scènes de la décomposition bourgeoise a pour animal fétiche un ours qu'un homme probablement imite et il est tenant de se dire alors que son spectre se serait peut-être parmi d'autres glissé dans un couloir du labyrinthe de Shining de Stanley Kubrick.
L'ours et sa peau : Octave qui joue le plantigrade dans un petit spectacle proliférant monstrueusement ne peut se défaire de sa peau. Idée géniale : la peau de l'ours, animal par excellence du carnaval médiéval, tapisse une pente bouffonne et grotesque dont l'issue traditionnelle est un procès. Le procès est ici un drame gai ou une fantaisie dramatique auquel son démiurge ne saurait lui-même échapper. L'incitateur des séductions bucoliques dans Partie de campagne est entre-temps devenu en effet le démon sacrificateur de l'ami, le bouc émissaire dont la mort accidentelle est un homicide collectivement consenti.
« Nous dansons sur un volcan » : remontant à l’époque de Charles X, la citation peut-être apocryphe que Jean Renoir donne dans le documentaire que Jacques Rivette lui a consacré en 1966 dans la série Cinéastes de notre temps résumerait l’essentiel, qui peut encore se dire autrement : au bord du volcan, « les inculpabilisables dansent » (Milan Kundera). Ils ignorent ce que savent les fantômes perpétuels de L'Invention de Morel (1940) d'Adolfo Bioy Casares, à savoir qu'ils sont tous déjà morts et aucun d'entre eux ne semble être au courant.
21 mars 2020
Swamp Water – L'Étang tragique (1941)
Le marais de
la justice
L'insuccès cuisant de La Règle du jeu (1939) démoralise Jean Renoir, apaisé par la relation avec Dido Freire qui, recommandée par Catherine Hesling, a fait la script sur le tournage. Se présente alors l'opportunité de partir en Italie pour y tourner une adaptation de La Tosca, une pièce de Victorien Sardou. Mais, à cause de la guerre, le cinéaste doit rentrer en France et il n'a eu le temps de mettre en boîte que les premières scènes d'un film terminé en 1941 par son vieux complice allemand Carl Koch aidé par Luchino Visconti. Par opportunisme, Jean Renoir tente d'intégrer l'industrie du cinéma français sous contrôle de Vichy et rédige pour cela deux lettres imprégnées d'un antisémitisme de circonstance quand on sait à quel point Céline haïssait l'auteur de La Grande illusion (1937) et La Règle du jeu pour y avoir reconnu un « ami des métèques et des juifs ». Les lettres n'en restent pas moins condamnables et Robert Flaherty, qui a beaucoup d'estime pour lui, milite pour l'obtention d'un visa pour les États-Unis délivré en juillet 1940. Avec Dido (et Antoine de Saint-Exupéry dont il fait alors la connaissance), Jean Renoir quitte Marseille en octobre et s'installe à Hollywood en janvier 1941 pour y tourner six films jusqu'en 1947. Si le réalisateur de Nanouk (1922) a incarné pour le cinéaste une diagonale d'évasion, l'exil représente une fêlure irrémédiable et la reprise de la carrière française de French Cancan (1955) au Petit Théâtre de Jean Renoir (1971) ne l'a pas empêché de rester vivre à Beverly Hills jusqu'à sa mort le 12 février 1979.
Les tractations sont longues et Jean Renoir met un certain temps à s'acclimater aux méthodes hollywoodiennes qui risquent de rogner sur sa liberté de mouvement. Heureusement, l'un des scénaristes de John Ford, Dudley Nichols, fait l'intercesseur entre le cinéaste et Daryl F. Zanuck pour la 20th Century Fox en proposant le sujet de Swamp Water – L'Étang tragique. D'un côté, le résultat final ne convainc Jean Renoir qu'à moitié, déçu qu'on lui ait imposé le tournage en studio de scènes qu'il aurait voulu intégralement filmées dans les marais d'Okefenokee en Géorgie, peiné aussi par l'obligation du happy-end, mais se félicitant tout de même d'une excellente distribution, particulièrement les aînés Walter Brennan et Walter Huston (outre Dana Andrews et Ann Baxter, on retrouve aussi quelques seconds couteaux fordiens, Ward Bond et John Carradine). On remarque pourtant à quel point Swamp Water, qui à bien des égards anticiperait Louisiana Story (1948) de Robert Flaherty, s'intègre aisément dans l'univers renoirien. En effet, la poétique élémentaire de l'eau (le film s'inscrit dans la série ouverte par La Fille de l'eau et poursuivie par Boudu sauvé des eaux, Toni, Partie de campagne, en attendant L'Homme du sud, Le Fleuve et Le Déjeuner sur l'herbe) témoigne d'une nature indifférente aux conflits humains (les animaux sauvages comme l'alligator et le mocassin d'eau se distinguent des bêtes humaines telle la méchante fratrie des Dorson ou le paria Tom Keefer ensauvagé dans sa solitude au milieu des marais).
Tout part d'un chien de chasse, Trouble, qui disparaît dans les marais et que son jeune maître, Ben Ragan, veut retrouver, tombant par hasard sur le vieux Tom Keefer recherché depuis plusieurs années pour un meurtre qu'il n'a pas commis. Boudu se mettait aussi en mouvement pour retrouver son chien et il n'y a rien de plus propre au génie renoirien que de montrer comment la vie fuit entre les doigts de ceux qui tentent de la retenir pour se réinventer ailleurs, dédiant le dernier plan à ce même chien comme il ne ratait rien de l'agonie des lapins dans La Règle du jeu. Le marais constitue ainsi une zone extérieure et paradoxale où la nature violente du milieu originaire protège aussi par éloignement la victime des injustices du monde secondaire de la société. Jean Renoir affine ainsi ses penchants naturalistes, nature (environnementale et animale) contre nature (bestiale, autrement dit sociale).
La nature est divisée, la nature originaire ensauvage l'homme isolé qui risque la folie, la nature humaine prédispose à mentir et trahir la loi. Les scènes de bal et de chasse deviennent des métaphores réciproques, les victimes émissaires prolifèrent comme les rivalités mimétiques, les culpabilités s'échangent et la tourbière engloutit ceux qui échouent à rester à la surface de l'eau. Seul Ben fait pour Tom ce qu'ont fait avant lui Robert Flaherty et Dudley Nichols pour Jean Renoir, soit faire le passeur entre les gens et les mondes, tirant des diagonales d'évasion pour un père rigidifié par l'autorité patriarcale et un faux coupable naufragé dans le marais.
La diagonale d'évasion est une ligne de chien. Et si le chien est un animal pour lequel Jean Renoir nourrit une grande affection, de Black (Boudu) à Linda (Le Roi d’Yvetot) en passant par Trouble (L'Étang tragique) et Zoomie (L’Homme du sud), il est non moins vrai que Tom ressemble à Boudu qui ressemble à Diogène comme à un frère.
21 mars 2020
This Land is Mine – Vivre libre (1943) et A Salute to France (1944)
La vraie vie
Parti de France en octobre 1940 depuis Marseille et dans le même bateau qu’Antoine de Saint-Exupéry, Jean Renoir s’installe avec sa compagne Dido Freire à Hollywood le 10 janvier 1941. En février 1944 ils se marient à Los Angeles avec pour témoins deux amis, Dudley Nichols et Charles Laughton. Le premier est l’un des scénaristes hollywoodiens les plus reconnus. Dudley Nichols, par ailleurs un grand amateur de littérature française, travaille avec John Ford à partir de Hommes sans femmes (1929), en signant à ses côtés quatorze scénarios durant les années 1930, parmi lesquels La Patrouille perdue (1934), Judge Priest (1934), Le Mouchard (1935) et La Chevauchée fantastique (1939). On retrouve encore son nom aux côtés de Howard Hawks (L’Impossible Monsieur Bébé et La Captive aux yeux clairs) et René Clair (C’est arrivé demain et Dix Petits Indiens), Leo McCarey (Les Cloches de Sainte-Mary) et Fritz Lang (Chasse à l’homme et La Rue rouge, remake de La Chienne). Quant Charles Laughton, l’acteur d’origine anglaise est, outre un comédien et metteur en scène de théâtre à la solide réputation, l’un des plus grands acteurs de sa génération. On le retrouve en vedette des Révoltés du Bounty (1935) de Frank Lloyd, de L’Extravagant Mr. Ruggles (1935) de Leo McCarey, de Quasimodo (1939) de William Dieterle, de La Taverne de la Jamaïque (1939) d’Alfred Hitchcock, il tourne dans I, Claudius (1937) qui est l’un des films inachevés de Josef von Sternberg, enfin auteur en 1955 d’un film dans tous les sens du terme unique, La Nuit du chasseur.
C’est ensemble qu’ils conçoivent Vivre libre, un film dédié aux héros qui s’ignorent courageux jusqu’à ce que le courage puisse dans le jeu mêlé des raisons et des affections trouver moyen de passer de la puissance à l’acte (le titre original This Land is Mine infléchirait une histoire qui se veut d’abord française dans le sens culturel humaniste et folk d’un Woody Guthrie, auteur en 1940 de la chanson « This Land Is Your Land »). Le premier film hollywoodien de Jean Renoir, L’Étang tragique, avec un scénario déjà signé de Dudley Nichols, n’a pas convaincu la 20th Century Fox de Daryl F. Zanuck. On recommande alors au cinéaste français de s’intéresser à des sujets français, de circonstance comme l’occupation nazie et la résistance. Jean Renoir s’exécute en tournant coup sur coup Vivre libre et A Salute to France. Si le premier film est une production hollywoodienne classique (Jean Renoir retrouvera la RKO avec La Femme sur la plage), le second film est produit au début de l’année 1944 par le United States Office of War Information, l’agence gouvernementale de propagande expliquant au peuple étasunien les raisons de l’engagement dans la guerre, qui a notamment produit la série Pourquoi nous combattons dirigé par Frank Capra entre 1942 et 1945.
A Salute to France a été co-réalisé par Garson Kanin, co-écrit avec le scénariste Philip Dunne et l’acteur Burgess Meredith (que l’on retrouvera dans Le Journal d’une femme de chambre), bénéficiant enfin d’une musique de Kurt Weill. Comme La Vie est à nous (1936) produit par le PCF juste avant la victoire électorale du Front Populaire, A Salute to France est un film de propagande proposant pendant 36 minutes un montage de bandes d’actualités et de saynètes fictionnels, tourné en deux versions, anglaise et française, pour préparer au Jour J du débarquement en Normandie. La première version instruit les GI que le peuple français ne forme pas une nation de collaborateurs, tandis que la seconde version informe les spectateurs français que l’armée étasunienne ne vient pas pour conquérir le pays comme l’a fait l’armée nazie mais, au contraire, pour le libérer. Quand la propagande ne sert pas trop la vis, tout en incluant l’URSS et les communistes, dans le front sacré contre le nazisme, Jean Renoir s’amuse des clichés nationalistes dont il fait relativement la peau (de lapin ou d’ours) en demandant à ses trois acteurs (Claude Dauphin dans le rôle du soldat français, Burgess Meredith dans celui du soldat étasunien, Philippe Bourneuf dans le rôle du soldat britannique) de jouer différents rôles en fonction des sketchs. La théâtralité y est plus qu’assumée (on aimerait presque dire qu’il y aurait déjà un petit côté Smoking / No Smoking d’Alain Resnais). Avec « Le Chant du départ », la commedia dell’arte est là, triomphant dans Le Carrosse d’or(1952).
Au tout début de Vivre libre, un monument dédié aux soldats de 14-18 tombés se veut un symbole de paix entre les nations mais un travelling-avant suit pour indiquer, avec la une d’un journal déposé à ses pieds, que l’invasion hitlérienne est une conséquence directe de la Première Guerre mondiale. Le film de Jean Renoir conservera tout du long cette simplicité expressive. Outre une séquence d’action imprégnée de film noir lors de la fuite d’un résistant dans une gare (La Bête humaine avait bien annoncé l’ambiance du genre à laquelle se prête le décor ferroviaire), Vivre libre est un film concentré, avec la stylisation frôlant l’abstraction des arrière-plans, sur l’essentiel des convictions qui ne vont pas de soi, qui s’arrachent des réflexes de conservation, qui jaillissent des manières et logiques routinières et font exception à l’ordre des situations. On pourrait dire que le film de Jean Renoir est un grand film didactique comme l’est son contemporain, Les Bourreaux meurent aussi (1943) de Fritz Lang co-écrit avec Bertolt Brecht. À ceci près, cependant, que leur didactisme respectif se joue dans des registres diamétralement opposés. Le film de Fritz Lang est didactique à partir d’un pragmatisme des situations comme une immense partie d’échecs entre les résistants et les nazis, et au milieu le peuple des indécis apprenant progressivement qu’aucune neutralité n’est plus permise. Le film de Jean Renoir indexe quant à lui son didactisme sur un dispositif plus théâtral et théorique, servi par les dialogues magnifiques de Dudley Nichols et le jeu génial de Charles Laughton. L’instituteur qu’il interprète, bonhomme lâche et timide qui vit encore chez sa maman, y est le sujet d’une conversion éthique. C’est ainsi que l’abstraction formelle débouche, même théoriquement, sur le constat très concret des raisons qui motivent des conversions du regard, et ces raisons sont des idées pour autant qu’elles sont pratiquement corrélées à des affections.
Vivre libre est une leçon qui, tout à fait dialectiquement, se joue en trois temps. Le premier temps appartient à l’instituteur sympathique et dévoué, mais l’autorité d’Albert Lory est défaillante face à ses élèves turbulents, qui chahutent sa classe comme les appelés fichent la pagaille dans la caserne de Tire-au-flanc (1928). L’homme enrobé est fait un animal d’habitudes, comme le chat de la voisine dont il s’occupe en contrevenant aux injonctions de sa maman, une femme autoritaire qui s’occupe tellement de son fils en pesant ainsi largement sur sa fragilité psychologique. En passant, si le personnage de la mère peut vaguement faire penser aux grands-mères ronchonnes de Partie de campagne (1936) et L’Homme du sud (1945), elle annonce aussi, en plus populaire, la mère Lanlaire du Journal d’une femme de chambre (1946) interprétée par Judith Anderson, la fameuse gouvernante Mrs. Danvers dans Rebecca (1940) d’Alfred Hitchcock. Le courage ne vient à Albert Lory que pour aller chercher sa mère et l’emmener dans une cave d’une maison du quartier lors des bombardements mais c’est elle qui le rassure en faisant rigoler les gamins de sa classe. Première leçon : le courage ne se théorise pas, il se vit sans se dire, ce n’est pas encore une idée claire mais une affection si spontanée que sa naturalité n’est pas encore rendue intelligible.
Le deuxième temps est celui de l’affirmation des antagonismes. Les grandes conceptions s’y trouvent divisées : il y a la dignité défendue par l’ami et modèle d’Albert Lory, le professeur Sorel, qui en appelle à l’exemplarité de ceux qui refusent de céder devant la terreur et il y a celle promue par l’officier nazi qui parie sur sa soumission au jeu des intérêts et à la conservation des positions ; il y a la grande culture qui s’insinue dans les tracts appelant à la résistance et il y a l’érudition du même officier nazi qui lit Shakespeare et reconnaît avec la référence à Tacite la signature de leur auteur (qui, comme chez Fritz Lang, se serait du coup trahi). Dignité et culture n’échappent donc pas à l’antagonisme qui détermine le rapport à l’occupation nazie, opposition (formelle avec l’institutrice jouée par Maureen O’Hara qui dit ce qu’elle pense et réelle avec son frère passé dans la résistance) ou acceptation (faible avec Albert Lory ou forte avec le fiancé de l’institutrice interprété par Georges Sanders). Ce qui fait la différence commence avec des affections concrètes (la mère commence à haïr les nazis parce qu’ils ont cassé sa porcelaine) et se poursuit avec des idées incarnées (le professeur Sorel assassiné et qui, avant son exécution, adresse un salut fraternel au héros). Dans l’intervalle, la mère veut sauver son fils en trahissant indirectement le frère de l’institutrice dont il est secrètement amoureux et le fiancé de cette dernière a dénoncé directement son beau-frère. Ces deux-là figurent des vacillements dont certains sont rattrapables (la honte de la mère qui se tait désormais) et d’autres non (la honte du fiancé délateur qui se suicide).
Le troisième moment de la leçon de Vivre libre assoit la vérité des affections qui, dans le corps de l’instituteur sans autorité, vont lui faire à la fin préférer le courage exemplaire à la lâcheté moutonnière. Les idées ne convainquent qu’à désirer les incorporer et les affections y sont non seulement pour beaucoup mais elles sont décisives dans la conversion des convictions. Comme, de façon antithétique, c’est le cas de l’officier nazi qui, sans ambages, explique que ses convictions qui sont des passions se sont construites dans la haine du syndicalisme révolutionnaire, la répression des ouvriers récalcitrants et l’extermination des démocrates antinazis. L’instituteur a appris. Il est capable désormais de dire clairement ce qui a changé dans son corps altéré par les affections qui s’y sont imperceptiblement exercées. Il sait qu’il y a des fêlures en tout être humain, tous lâches et courageux, les uns courageux à l’extérieur et lâches à l’intérieur, les autres le contraire. Et la fêlure bouge en fonction du jeu jamais réglé et fixé des héritages et des circonstances, des raisons et des affections. Avant de mener aux métamorphoses monstrueuses du Testament du Docteur Cordelier (1959), la schizophrénie est tout à la fois individuelle et sociale, elle marque les disjonctions entre ce que nous sommes et ce que nous désirions être. Albert Lory le sait désormais et veut produire lui-même l’affection qui sera à la fois exemplaire et mimétique. Il sera la dignité incarnée, le courage qui donne envie même aux gosses de s’opposer à la machine d’oppression et de mort nazie.
L’instituteur ordinairement chahuté accède enfin à l’autorité. Pour cela, il lui faut un discours pour énoncer ses idées et une scène pour les incarner. C’est comme un triptyque dont le premier volet est sa première intervention dans le tribunal où il est accusé à tort de la mort du personnage de Georges Sanders. Le deuxième volet du discours est la seconde partie de son discours dont l’audace consiste notamment à s’aliéner les membres du jury en rappelant qu’il y a parmi eux des notables qui ont intérêt à l’occupation nazie. La troisième et dernière partie consiste en la lecture en classe des premiers articles de la Déclaration des Droits de l’Homme (vraiment, Jean Renoir est un fils de la Révolution française). Avec ferveur, les élèves l’écoutent pour la première fois, certains sont en larmes. Ce discours est l’un des plus beaux du cinéma produit durant la Seconde Guerre mondiale, avec le discours final du Dictateur (1941) de Charlie Chaplin et celui de La Fille du puisatier (1940) de Marcel Pagnol. Parmi ses puissances discursives, il y a entre autres celles-ci : l’être humain est un animal d’habitudes qui trouvera toujours de bonnes raisons de préférer la reproduction de son confort à l’inconfort d’un courage affrontant le risque de la mort ; l’honneur et la dignité sont des idées qui s’incarnent dans des corps affectés et elles s’accomplissent dans les décisions qui font exception à l’ordinaire de la situation et la banalisation de l’immonde ; la Déclaration des Droits de l’Homme est un texte important que les jeunes gens doivent lire et apprendre par cœur pour pouvoir aussi le réécrire et l’améliorer à l’avenir.
Malgré un Oscar pour ses qualités sonores, Vivre libre n’aura guère intéressé. Le film annonce pourtant Le Caporal épinglé (1962), en particulier la mort du personnage de Ballochet. Y est avéré aussi que l’humanisme renoirien, s’il est réel, ne vaut qu’à célébrer les épousailles de Platon et Spinoza. Albert Lory aura vécu les derniers moments de son existence sous la condition de quelques idées éternelles, liberté, dignité. Même assassiné, l’immortel est celui qui aura vécu la vraie vie.
28 mars 2020
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