De la tranchée au travelling-avant

(Chaplin, Kubrick, Collet, Spielberg, Mendes)

« Si très tôt, la caméra a pris place au-dessus du canon des mitrailleuses de la chasse aérienne pour faciliter, avec l'acquisition d'objectif, l'homologation officielle des ennemis abattus, c'est parce que, dès l'origine, la fonction de l'arme et celle de l'œil se sont confondues dans la visée, l'œilleton des fusils, les collimateurs de l'artillerie à longue portée. » (Paul Virlio, Guerre et cinéma 1. Logistique de la perception)

 

 

Si le premier travelling, à proprement parler ici latéral ou parallèle, aura été mis au point par un opérateur des frères Lumière, Alexandre Promio, mandaté par ces derniers pour aller filmer les canaux à Venise (Panorama du Grand Canal vu d'un bateau en 1896), ce mouvement physique de la caméra a commencé à être systématisé à l'époque des premières grandes fresques cinématographiques de l'histoire du cinéma : le péplum célèbre Cabiria (1914) de Giovanni Pastrone (avec son opérateur monté sur un chariot appelé alors le carello) puis ses répliques hollywoodiennes génialement conçues par David Wark Griffith, Naissance d'une nation (1915) et Intolérance (1916).

 

 

Le travelling-avant en particulier donne l'illusion cinématographique de creuser l'espace malgré la planéité de l'écran, en ouvrant l'image à une troisième dimension qui, en peinture, avait déjà été expérimentée par la perspective introduite en peinture à l'époque du Quattrocento. Ici, et à la différence technique du zoom qui est un travelling optique découlant d'une manipulation des objectifs, c'est le mouvement physique qui soutient l'illusion mimétique d'une perspective autrement déployée avec l'usage des caméras à objectif grand angle ou à focale courte. La question du champ filmique et du creusement de sa profondeur est évidemment importante, notamment quand on la met en rapport avec le creusement stratégique des tranchées pendant la Première Guerre mondiale qui, par l'immense mobilisation matérielle qu'elle exigea, poussa également au développement des caméras au service des propagandes des camps antagonistes, rivales et mimétiques.

C'est précisément à ce moment-là qu'intervient le génial film de Charlie Chaplin, Shoulders Arms connu en France sous le titre de Charlot Soldat qui, tourné en 1918, marque un tournant dans la carrière de celui qui, non seulement était alors la plus grande vedette comique de cinéma de son temps, mais était en train de devenir aussi une star mondiale. Après un début de carrière dans les studios Keystone, Essenay et Mutual ente 1914 et 1917, Charlie Chaplin inaugure avec la First National Pictures un partenariat commercial entre 1918 et 1922 qui lui aura offert, en plus d'un studio rien qu'à lui, de luxueux moyens disponibles pour la réalisation de ses films. Charlot Soldat est donc son troisième film pour ce studio (Une vie de chien fut le premier et Le Pèlerin le dernier de cette série et ils forment ensemble la passe de trois indiscutables chefs-d'œuvre), une proposition par ailleurs risquée tant le film, tout juste tourné avant que la guerre ne soit terminée (il est sorti en octobre 1918 aux États-Unis), a fait grincer des dents ceux qui craignaient alors de faire rire d'un conflit ayant entraîné la mort de plusieurs millions de personnes. Pourtant, Charlot soldat aura été un énorme succès, avérant la grandeur d'un artiste dont la vision est indissociablement comique et tragique (Charlie Chaplin mettra à nouveau en scène la Première Guerre mondiale mais en prologue ouvrant son Dictateur en 1940, comprenant ainsi que la Seconde Guerre mondiale a eu notamment pour fondement les contradictions accentuées ou non résolues caractérisant le conflit précédent).

La séquence en question de Charlot soldat est déjà en soi un plan-séquence (une seule scène tournée en une prise) qui, faisant succéder à un premier travelling-avant un travelling-arrière, montre une tranchée sur laquelle tombent les bombes pendant que le héros vaque tranquillement à ses occupations, malgré la violence du contexte. La force de la séquence ne cesse toujours pas d'enthousiasmer, le cinéaste refusant par exemple la coupe pour tout inscrire dans un seul et même champ, logeant dans un seul et même tenant l'horreur et le rire, le réalisme et l'irréalisme (des panneaux indicateurs indiquent des destinations rêvées à l'instar de Broadway). Des séquences issues respectivement des Sentiers de la gloire (1957) de Stanley Kubrick, du Jour de gloire (2007) de Bruno Collet et de Cheval de guerre (2011) de Steven Spielberg témoigneraient à l'évidence que tous ces cinéastes s'inscrivent dans le sillon littéralement tracé par la caméra dans la séquence résolument inaugurale du film de Charlie Chaplin. Certes, le film Stanley Kubrick, qui subit d'ailleurs des pressions diplomatiques afin de décourager les distributeurs de le sortir en France, ne sortant finalement qu'en 1975, systématise le recours au principe du plan-séquence reposant sur l'alternance savamment réglée de travellings-avant et de travellings-arrière. Ce recours systématique s'étirant sur une grande partie du film révèle ainsi les automatismes d'un machinisme militaire programmé pour que son efficience se redouble d'une indifférence à l'égard de l'indicible souffrance des soldats que relaient çà et là quelques regards-caméras.

 

 

Des ressemblances épistémiques fatales

 

 

Le réalisme mimant le reportage de guerre tourné dans les tranchées, dont par ailleurs on sait grâce à L'Héroïque cinématographe (2003) d'Agnès de Sacy et Laurent Véray qu'il n'aura de fait ainsi jamais été tourné, écarte en conséquence le versant comique caractérisant le dispositif chaplinesque (Michaël Gaumnitz en aura pour sa part proposé sa version imaginaire et fantasmatique avouée comme telle avec Premier Noël dans les tranchées en 2005). Encore que l'on retrouve, de Charlie Chaplin à Stanley Kubrick, la même idée d'une insensibilisation rationalisée et technicisée face aux chocs concrets de la guerre, déclinée tantôt sur le versant de l'innocence angélique ou « idiotique » caractéristique du héros comique (Peter Sloterdijk), tantôt sur celui de l'extrême professionnalisation servant à l'officier à préférer les abstractions des stratégies militaires le prémunissant personnellement des « orages d'acier » (Ernst Jünger). En même temps que cette systématisation atteste chez Stanley Kubrick une réflexion plus globale sur les implicites internes à l'idée de la projection comprise comme conquête et appropriation, pas seulement symboliques et visuelles, accomplies dans l'intrication technique des dispositifs (les appareillages de la guerre et du cinéma, du viseur du fusil et de celui de la caméra s'exposeront avec plus de frontalité encore dans Full Metal Jacket en 1987).

Le travelling-avant ou arrière dans les tranchées est devenu depuis un topos de la représentation cinématographique de la Première Guerre mondiale. Un lieu commun que Bruno Collet reprend en toute connaissance de cause dans son court-métrage d'animation ironiquement intitulé Le Jour de gloire afin de l'inscrire justement dans une histoire des formes cinématographiques qui dure depuis un siècle désormais, avec le souci circonstancié de relier ici le cinéma des prises de vue réelles avec celui des images animées. Enfin, Steven Spielberg aura actualisé avec Cheval de guerre la reprise du topos en la poussant dans des retranchements particuliers, en multipliant changements d'axes et trucages numériques (dont un travelling aérien en plongée oblique sur la scène de guerre) afin de radicaliser sur son versant allégorique la représentation de la course d'un cheval devenu fou par la guerre. Très éloigné du premier travelling du genre, essayé par un opérateur tremblant sur un flanc de colline et montré dans L'Héroïque cinématographe, ce plan libéré de toute attache documentaire virerait à la fantasmagorie qui le rapprocherait des anamorphoses du cinéma d'animation, en s'apparentant en particulier à l'imaginaire du tableau intitulé La Guerre (1894) et peint par le douanier Rousseau, très exactement vingt avant le début historique du conflit.

 

 

De Charlie Chaplin jusqu'à ses successeurs, entre autres Stanley Kubrick, Bruno Collet et Steven Spielberg, insisterait alors, certes avec une conscience inégale, une interrogation épistémique, au croisement spécifique des industries de la guerre et du divertissement, et qui reconnaîtrait dans la mimesis cinématographique des homologies fatales avec les techniques de masse de la guerre moderne : « L'invention par Nadar, en 1858, de la première photographie aérostatique, celle du fusil chrono-photographique par Marey en 1882, l'industrialisation systématique de la photo-interprétation aérienne lors de la Grande Guerre, ont d'ailleurs parfaitement illustré cette dimension cinématique de destructions opérées à l'échelle de régions entières, incessant bouleversement d'un paysage qu'il fallait aussitôt reconstituer à l'aide de clichés successifs, poursuite cinématographique de territoires incertains où le film succédait aux cartes d'état-major... » (Paul Virilio, Guerre et cinéma 1. Logistique de la perception, éd. Cahiers du cinéma/Éditions de l'Étoile, 1984, quatrième de couverture).

 

 

 11 novembre 2014

Post-scriptum immersif : L'ingratitude d'Hermès (1917 de Sam Mendes)

 

 

 

« Je trouve que les films les plus parfaits maintenant sont précisément aussi les films les plus ennuyeux photographiquement» (Jean Renoir répondant à Jacques Rivette, ORTF, 1961)

 

 

 

L'esthétique immersive, qui a le vent en poupe depuis les cartons des Mexicains de Hollywood comme Alfonso Cuarón et Alejandro González Iñárritu, connaît une nouvelle apogée avec 1917 (2019) du réalisateur britannique Sam Mendes. Son terrain d'expérimentation est aujourd'hui la France de la guerre des tranchées, boyau de paysages souterrains ou de plein air traversé par deux jeunes soldats britanniques en charge de transmettre l'ordre de l'état-major permettant de sauver la vie de tout un bataillon.

 

 

Il ne s'agit plus comme à l'époque de Rope – La Corde (1948) d'Alfred Hitchcock d'inventer une théâtralité strictement cinématographique reposant sur huit plans-séquences suturés par des raccords peu visibles comme autant de nœuds coulants menant à la corde autour du cadavre caché dans le coffre du salon. Au contraire, le plan-séquence à l'âge des effets spéciaux numériques accentue le réalisme kubrickien mis au point avec les travellings dans les tranchées de Paths of Glory – Les Sentiers de la gloire (1958) en l'acclimatant désormais au jeu vidéo de survie en mode first-person shooter (FPS). Le sentiment d'une seule coulée spatio-temporelle donne ainsi à l'expérience vécue des soldats une facture phénoménologique si spectaculaire que sa manière ostentatoire absorbe et recouvre tout. Si la mort peut faucher l'un des deux soldats tué d'un coup de couteau par un aviateur allemand qu'il voulait pourtant sauver, rien en revanche ne peut arrêter la caméra pilotée par Roger Deakins dont la mobilité totale constitue dans la virtuosité de ses arabesques une publicité pour l'Alexa et ses techniciens. Cette volonté de toute-puissance technique, non seulement contredit la fragilité des soldats surexposés aux tireurs ennemis embusqués, mais elle alourdit également sa vocation phénoménologique de lourdes références picturales (la nuit dans les ruines en feu, entre romantisme noir et expressionnisme) et symboliques (les pétales de cerisier accueillant le survivant hanté par le souvenir, le pathos qui s'appuie sur la musique en torrent, la rencontre avec une tendre française et des chansons tellement significatives).

 

 

 

Au passeur on ne passe rien

 

 

 

L'esthétique immersive est toujours fallacieuse, qui vend au spectateur du « comme si vous y étiez » alors que, dans les faits, il n'y est jamais, pas davantage dans l'espace (Gravity) ou à Auschwitz (Le Fils de Saul). La mimesis à l'âge de la simulation numérique et vidéo-ludique, certes, intensifie la participation affective (Einfühlung), elle n'incite évidemment pas au recul réflexif (Erfahrung). Il y a de quoi résister un peu aux sirènes bruyantes du pompiérisme wagnérien affligeant l'opération en s'amusant par exemple à repérer les raccords lissés et camouflés à chaque transition spatiale comme à chaque passage de corps ou d'objet devant la caméra. Quand on convient à la fin que l'hyper-réalisme consiste aussi à tordre le cou à des réalités élémentaires au nom de leur représentation inflationniste et spectaculaire (la figure du messager inspiré par le grand-père du réalisateur traverse à peu près tous les paysages et survit à toutes les situations en quelques heures seulement). La caution de l'inspiration biographique en prend un sérieux coup. Il y a pourtant quelque chose de réellement émouvant à la fin de 1917 qui d'ailleurs ne doit absolument rien aux fastes tapageurs de son dispositif. Sur les deux soldats, un seul survit et il est le messager chargé de transmettre un premier message puis, sans l'avoir voulu, un autre. L'ordre officiel de suspendre une attaque britannique qui se révèle en fait un piège allemand se double en effet d'un autre message, qui consiste à informer un soldat que son frère, l'ami poignardé du messager, est décédé au combat. Hermès est une divinité au fond ingrate. Le porteur du message est une figure si peu aimable malgré son réel héroïsme, tantôt parce qu'il déçoit le commandement rêvant que son jour de gloire est arrivé, tantôt parce qu'il apporte la mauvaise nouvelle d'une douleur personnelle sans rémission.

 

 

Dans l'antiquité, les porteurs de mauvaises nouvelles étaient purement et simplement assassinés, strictement confondus avec le message. Au terme de 1917, le messager découvre alors la vérité placentaire de son rôle de médiateur évanouissant : passer le message consiste à se faire oublier, à disparaître dans l'acte de médiation, sans gloire. Ingratitude à être obligé à jouer les Hermès. Le passeur est celui qui en faisant passer se sacrifie au nom de l'autre et, comme le disait Serge Daney, à lui on ne passe aucun plat. Témoigner pour lui c'est témoigner pour tous les passeurs méprisés et les messagers que l'histoire n'aura pas retenus. Témoigner pour l'ami originaire oublié dans l'impasse du messager funeste confondu avec le message néfaste, c'est témoigner enfin pour le compagnon gémellaire qui s'est sacrifié pour nous lorsque la nuit planante et fœtale a pris fin au moment de notre naissance.

 

 

 

13 février 2020



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