On rit beaucoup dans les films de Marco Ferreri, sardoniques à souhait, on s'en est toujours réjouit. Les vagues font cependant monter les larmes discrètes d'un adieu aussi silencieux que le rire philosophique de Michel Foucault. Non des larmes de tristesse mais celles d'une profonde mélancolie parce que passe la figure de ce monde et on ne voit pas pourquoi l'Homme avec une grande hache y résisterait.
Comme beaucoup d'hommes, Alfonso a cru jouir de sa femme Regina comme il jouirait de ses biens ou de ses droits. Il découvre soudain que sa femme jouit aussi et que sa jouissance à elle est ce dont il est l'objet et non plus le sujet. L'homme du devoir apprend alors qu'il y a, logée au cœur de la loi morale, la sévérité autoritaire du surmoi. Il comprend ainsi pourquoi Kant a eu pour contemporain Sade.
Le Lit conjugal c'est l'histoire d'une reine des abeilles traversée du bourdon du faux bourdon, un bourdon aussi profond que le rire du philosophe. Le rire de l'homme dont le visage s'efface sur le sable en sachant que ce visage-là, c'est aussi le sien.
Les plages
Les pages qui concluent Les Mots et les choses de Michel Foucault déposent une image indiquant la modernité critique de l'époque, celle de la fin de l'homme dont l'humanisme classique s'est longtemps fait le porteur et la promesse. La fin de l'Homme avec sa majuscule exclusive dont la destitution invite aujourd'hui à repenser la diversité de la figure humaine dans un rapport au milieu et au vivant – à l'archipel du vivant – qui ne soit plus celui d'une exploitation dont l'anthropocène est un nom possible et que précise celui de capitalocène quand la prédation tourne en déprédation. « L'homme est une invention dont l'archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine » commence à poser le philosophe avant de continuer ainsi : « Si ces dispositions venaient à disparaître comme elles sont apparues, si par quelque événement dont nous pouvons tout au plus pressentir la possibilité, mais dont nous ne connaissons pour l'instant encore ni la forme ni la promesse, elles basculaient, comme le fit au tournant du XVIIIe siècle le sol de la pensée classique –, alors on peut bien parier que l'homme s'effacerait, comme à la limite de la mer un visage de sable. » (Michel Foucault, Les Mots et les choses, éd.Gallimard-coll. « Tel », 1966, pp. 353-354).
L'homme au sens de l'humanisme classique est un visage de sable dont l'effacement a lieu à la limite, entre la plage et la mer. La métaphore semble inépuisable, elle est ineffaçable. Quand bien même elle a pour objet l'effacement de l'homme, sa disparition qui n'est pas l'abolition de l'humanité même si elle en est désormais capable, mais l'invention d'une autre humanité, d'un nouvel usage d'un monde usé par l'anthropologie productiviste et exclusiviste du genre humain. Cet effacement-là, Marco Ferreri l'aura filmé plus souvent qu'à son tour, sans nostalgie aucune mais avec la mélancolie de celui qui s'émeut de ce que quelque chose s'en aille et dont il est après tout l'une des figures. Une mélancolie qui est comme le sentiment océanique dont s'entretiennent Sigmund Freud et Romain Gary dans une lettre datée du 5 décembre 1927. Son humeur enfle, elle coule et se retire déjà comme le roulement des vagues, leur épanchement pour citer Saint-Exupéry.
Le roulement vagues qui viennent et reviennent dans tant de films de Marco Ferreri, Le Harem (1967), La Semence de l'homme (1969), La cagna – Liza (1972), La Dernière femme (1976), Rêve de singe (1977), Pipicadadodo (1979), Conte de la folie ordinaire (1981), La Maison du sourire (1991), etc. Ses films comme des plages.
On rit beaucoup dans les films de Marco Ferreri, sardoniques à souhait, on s'en réjouit. Les vagues font cependant monter les larmes discrètes d'un adieu aussi silencieux que le rire philosophique de Michel Foucault. Non pas des larmes de tristesse, on le répète, mais de mélancolie parce que passe la figure de ce monde et on ne voit pas pourquoi l'Homme y résisterait.
Le devoir, un labeur à mort
On rit beaucoup dans les films de Marco Ferreri, particulièrement dans Le Lit conjugal (1963) ponctué de plusieurs plages romaines dont les passages sont des stases provisoires convertissant la détente vacancière en désœuvrement existentiel. Coécrit par l'écrivain espagnol Rafael Azcona avec qui le réalisateur italien a déjà troussé une formidable passe de trois films tournés à Madrid entre 1959 et 1960, L'Appartement, Les Enfants et La Petite voiture, Le Lit conjugal investit la banalité de la vie de couple comme un virus insidieusement le ferait. La conjugalité y perd de sa sacro-sainte immunité quand ses devoirs s'y révèlent des injonctions contradictoires, des ordres autoritaires. Les plaisirs (masculins) du sexe s'y montrent soumis à la loi (féminine) d'une procréation dont le caractère matriciel est une machine d'assimilation de la modernité dans le ventre des vieilles traditions qui persévèrent.
Alfonso a la petite quarantaine. Le concessionnaire a bien profité d'un célibat prolongé, le temps est désormais à se ranger. Regina sera la parfaite épouse, elle est de bonne famille, catholique et vierge, habitante avec sa famille d'un appartement à proximité du Dôme de Saint-Pierre à Rome. De surcroît elle est très séduisante et, malgré son inexpérience apparente, sait très bien y faire au lit. Regina incarne dès lors pour Alfonso le meilleur des partis et l'accord semblerait tout trouvé entre un homme qui trouve dans le mariage son compte de plaisirs sexuels garanti et sa compagne ne les acceptant qu'à la mesure d'en tirer la matière pour faire un enfant qui réjouira sa famille soucieuse de perpétuer sa lignée. Et si l'enfant ne vient pas, il faudra alors redoubler d'efforts, c'est ainsi que le devoir conjugal qui inscrit dans la loi maritale la prérogative masculine sur le sexe des femmes devient un labeur, une corvée à éviter à tout prix, une fatigue grandissante qui conduit à la dépression et l'alitement perpétuel. Un épuisement mortel.
Les acteurs principaux du Lit conjugal sont admirables. Ugo Tognazzi dans le rôle d'Alfonso a le génie de faire affleurer une émotion inattendue alors que son personnage de petit-bourgeois quelconque croit en sa virilité (il couche avec Regina dans un pré en lui assurant qu'il peut facilement contenter vingt femmes) tout en ne s'épargnant pas la lâcheté des fuites nécessaires à la reprise de son souffle (il rejoint au débotté un groupe d'amis le temps d'un séminaire spirituel vécu comme une incartade à la loi). Alfonso abandonne cependant la maîtrise de la situation et il tire de sa fragilisation la beauté insoupçonnée d'un désœuvrement nouveau, un amollissement qui le rend pensif et contemplatif. Sa faiblesse est la condition d'une sensibilité renouvelée, comme une enfance retrouvée. Alfonso est ainsi sensible aux vagues comme à la petite chienne qu'il vient d'adopter, Diana, et qui le trouble et l'émeut quand il avoue à son copain (Riccardo Fellini, frère cadet de Federico) qu'il n'avait jamais aimé les animaux auparavant.
En 1964 Ugo Tognazzi a reçu pour ce rôle le Ruban d'argent décerné par le Syndicat italien des critiques de cinéma quand, un an auparavant, Marina Vlady a été récompensée par la Palme d'or de la meilleure interprétation féminine. L'actrice d'origine russe excelle à cultiver l'opacité de son personnage, qui n'est pas une séductrice manipulatrice mais une femme tenant fermement à son désir en ayant barre sur celui de son conjoint. Ses traits fins et gracieux la prédisposent à une douceur confinant à l'étrangeté, tandis que ses bras charnus démontrent une force qui, par un effet de contraste comique, souligne le petit gabarit d'Ugo Tognazzi.
Comme beaucoup d'hommes,
Alfonso a cru jouir de sa femme comme il jouirait de ses droits ou de ses biens. Il découvre soudain que sa femme jouit aussi et que sa jouissance est ce dont il est l'objet et non plus le sujet.
L'homme du devoir apprend alors qu'il y a, logée au cœur de la loi morale, la sévérité autoritaire du surmoi. Il comprend ainsi pourquoi Kant a pour contemporain Sade, son démon gémellaire.
Vrai faux bourdon
Le titre original du Lit conjugal est Una storia moderna: l'ape regina, autrement dit Une histoire moderne, celle de la reine des abeilles. Certains ont voulu y voir une critique bien sentie du matriarcat mais le film de Marco Ferreri est bien plus fin et plus subtil en exposant sans fard les contradictions d'une époque qui veut à la fois jouir du nouveau (le sexe) tout en voulant continuer à profiter de l'ancien (le mariage, la famille). Parce que la nouveauté c'est aussi le désir féminin, son surgissement qui bouleverse la donne équilibrée des peines et des plaisirs dont les hommes croient en dominer l'économie (voir Benedetta de Paul Verhoeven). Un désir dont les hommes ignorent tout (qu'il est savoureux d'entendre Alfonso s'étonner du mystère des femmes vierges et si expérimentées quand un clin d'œil échangé entre Regina et une bonne sœur en dit long sur le secret des apprentissages féminins du sexe). Un désir qui est aussi un savoir plus grand sur le désir de l'autre quand il machine pour son profit la combinaison de l'ancien et du nouveau, à la fois morale traditionnelle et consumérisme. C'est ainsi que l'église se modernise à l'ère du boom économique en intégrant à l'éventail de ses préceptes la libéralisation des choses du sexe sur lesquelles tant de ses docteurs ont déjà écrits.
Mieux que paradoxale, la modernisation est une dynamique contradictoire en déstabilisant ceux qui s'en pensent les gagnants. Elle profite ainsi aux femmes qui ont le désir d'avoir du pouvoir sur ce qui leur arrive comme elle dessert les hommes qui croyaient en profiter en découvrant qu'ils sont assujettis aussi à une double journée, travail salarié et sexe devenue une corvée.
Si Marco Ferreri exerce un regard lucide sur la réalité d'une reconfiguration des rapports entre les hommes et les femmes comme entre la tradition morale et la modernisation des mœurs, sa lucidité tient autant de l'enquête sociologique que d'une poétique entomologiste qui le rapproche, cela a été dit et redit, de Luis Buñuel et Claude Chabrol, ces autres chroniqueurs avisés des absurdités d'une espèce qui, étant la plus rationnelle et la plus appareillée, s'aveugle autant sur le sens de ce qu'elle dit et fait.
L'histoire moderne livrée ici est un conte moral puisant ses connaissances dans la biologie comparée et ses images invitent à penser, celle des roses ou des orchidées dont les couleurs attirent les abeilles et les guêpes qui butinent en travaillant à la reproduction de leur butin (voir Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Mille plateaux, éd. Minuit-coll. « Critique », 1980, p. 264). L'histoire aussi des abeilles fécondées par ces abeilles mâles que l'on appelle les faux bourdons, ces rares élus sur beaucoup d'appelés qui ne survivent pas à la copulation. Quand Regina se lisse les bas, bat des cils ou s'applique du parfum sur la poitrine, la séduction prend une tournure quasi-animale. Cette animalité-là, Alfonso n'y résiste pas mais, y sacrifiant sa virile autorité, s'ouvre à une autre sensibilité. Celle qui lui fait voir la mer avec la pitié d'un enfant qui vient de naître, et qui lui fait nourrir aussi pour sa petite chienne une amitié qui est celle d'un homme sentant qu'il n'aura jamais été aussi vivant en approchant la mort d'aussi près.
On doit rappeler ici que le titre original de Rêve de singe, l'un des plus beaux rôles de Gérard Depardieu, c'est Ciao maschio.
L'autre bourdon
Les personnages ferreriens sont des obsessionnels. Il y a les obsédés sexuels du sketch Le Professeur du film collectif Controsesso (1964) mais aussi de Conte de la folie ordinaire et du Journal d'un vice (1993). Il y a les fétichistes de La Petite voiture, Break up, érotisme et ballons rouges (1965), Dillinger est mort (1969) et de I Love You (1986). On doit compter encore sur les suicidaires de La Grande bouffe (1973), La Dernière femme et Rêve de singe, de Pipicadadodo. Et l'on n'oublie pas les sadomasochistes de Liza et Conte de la folie ordinaire. Il y en a même un qui ressemble à l'ingénieur kafkaïen du Château comme dans L'Audience (1971) et il y en a un autre qui pense que l'amour c'est du miam-miam tel l'anthropophage de La Chair (1993). L'anthropophagie est un cliché raciste qui ailleurs livre la vérité obsessionnelle et fantasmatique du délire humanitaire mâchouillée par Y a bon les blancs (1988).
Dans la galerie des obsédés de tout poil, Marco Ferreri n'est pas le moindre. Parmi ses obsessions il y a entre autres la conjugalité à laquelle il a consacré plusieurs films, et déjà son tout premier tourné en Espagne, L'Appartement (1959). Ont suivi L'Adultère pour le film à sketchs Les Femmes accusent (1961), Le Lit conjugal donc, et puis quelques autres à l'instar de Marcia nuziale (1966), Dillinger est mort (1969) et Liza, La Dernière femme et Rêve de singe, Le Futur est femme et La Chair. On aimerait encore évoquer Le Mari de la femme à barbe (1964) qui expose la monstruosité conjointe d'un couple uni dans le même délire et La Semence de l'homme qui projette la question conjugale dans un monde post-apocalyptique où toute l'humanité ou presque a disparu. Le cinéma de Marco Ferreri est un banquet (il a adapté en 1989 des dialogues de Platon pour la télévision italienne). Un festin dont la maxime serait Faictz ce que vouldras comme le titre du film hommage à Rabelais tourné en 1994, son antépénultième. Le banquet d'un obsessionnel insatiable avec les maniaqueries et autres idiosyncrasies qui font le sel de nos vies.
Dans ce banquet il y a à boire et à manger. On peut toujours y risquer l'indigestion mais c'est que la faim est son sujet, qui est à l'évidence un grand sujet pour le cinéma italien, Federico Fellini et Sergio Leone, Carmelo Bene et Pier Paolo Pasolini. La faim chez Marco Fererri est celle d'un homme qui rit avec tout son ventre, en accueillant ici les braiments de l'âne quand Alfonso veut donner une leçon de virilité à Regina, qui ailleurs donne à comprendre que s'il se laisse pousser la barbe, c'est peut-être pour ressembler à Sainte Lia à qui Dieu a donné des poils au visage afin d'éviter le viol (c'est déjà l'amorce du Mari de la femme à barbe). L'homme riant est autant tenaillé par une grande mélancolie, toutes les plages qu'il y a dans son cinéma en témoignent. Il y a un rire immense chez lui comme il y a une mélancolie. C'est l'autre bourdon, un bourdon aussi silencieux que le rire philosophique de Michel Foucault, le bourdon de l'homme dont le visage s'efface sur le sable en sachant que ce visage-là, c'est aussi le sien.
24 décembre
2021
Le fantasme abêtit et le désir ensauvage. La femme-singe répond aux simagrées de son bateleur. Le spectacle des singeries cache une histoire d'amour réelle, donc tordue. Maria fait le singe pour faire plaisir à Antonio et, en plus, elle prend son pied. Sur scène elle s'éclate, sortie de la honte qui la vouait aux arrières-cuisines d'un couvent. Et si bien qu'Antonio finit par l'épouser en faisant avec elle un enfant.
Voilà peut-être ce qui trouble le plus dans Le Mari de la femme à barbe : l'intimité qui exhibe ses propres monstruosités, l'extimité qui ajointe à la bêtise des affaires cyniques l'idiotie des passions amoureuses. Le fantasme abêtit mais le désir est l'ensauvagement de cet abêtissement. La pilosité électrise des attractions irrésistibles, c'est bête mais c'est ainsi. L'amour c'est simagrées et compagnie.
L'amour est un monstre quand un homme a besoin de l'exhibition foraine des poils de sa femme pour se mettre à nu en foutant son désir littéralement à poil.
Antonio Facaccia est un homme de spectacle napolitain, un peu minable mais toujours avisé quand il s'agit de flairer un bon coup. D'abord il organise des projections de films ethnographiques coloniaux dans un couvent avant d'y rencontrer Maria dont l'excessive pilosité lui donne quelques idées. Maria sera la femme-singe qu'il exhibe dans une baraque foraine et ce spectacle d'un goût plus que douteux va connaître un succès qui va même les entraîner à Paris. L'exhibition, on le sait, est toujours le sort des monstres, des freaks exposés dans le spectacle d'une monstruosité qui serait d'autant plus rassurante qu'elle ne serait que leur affaire et rien que leur affaire. Mais l'exhibition démontre aussi que la monstration concerne tout le monde en débordant les scènes du spectacle lui-même.
La monstruosité passe la rampe ; la monstruosité, c'est la rampe elle-même et elle peut être particulièrement glissante.
Le monstrueux, personne n'y échappe quand la femme-singe fait des simagrées qui projettent le reflet inversé des singeries des bateleurs de foire, des imprésarios et des spectateurs. Le monstrueux, sa vérité est spectaculaire, forcément spéculaire aussi.
Différence monstre
Inspirés de l'histoire vraie de Julia Pastrana, une mexicaine atteinte d'hypertrichose congénitale, surnommée « la femme la plus laide du monde » et décédée à Moscou en 1860 à l'âge de 25 ans, Marco Ferreri et son fidèle allié, le romancier espagnol Rafael Azcona, s'amusent comme des fous en tournant Le Mari de la femme à barbe. Pourtant le film n'a pas marché. Pire, sa fin a été censurée, remplacée par deux fins alternatives, une fin française où la naissance de l'enfant d'Antonio et Maria se solde par un retour à la norme et une fin italienne où Antonio finit seul après que sa compagne soit morte en couches. Les deux fins déçoivent cependant quand la fin censurée pousse quant à elle très loin le bouchon de l'horreur. En effet Antonio récupère les cadavres de Maria et de son bébé pour en exhiber les corps à l'occasion d'un nouveau spectacle mais le numéro est troublé par l'idée que le cynisme de l'affaire n'arrive pas à étouffer entièrement la sincérité de l'homme qui n'a pas trouvé pour vivre son deuil d'autre moyen que de persévérer dans son être de petit entrepreneur de spectacles dégradants. Après tout, il ne sait rien faire d'autre.
Marco Ferreri a le rire souvent gras mais celui-ci n'entache jamais la tendresse d'un regard porté sur une bêtise moins congénitale que transcendantale. La bête exhibée a, il est vrai, pour condition la bêtise au carré de ses bateleurs comme de ses spectateurs.
Le Mari de la femme à barbe dispose à l'évidence d'un puissant sujet. L'histoire est aussi simple qu'édifiante en faisant monter sur la scène du spectacle la femme deux fois monstrueuse parce qu'elle ressemble à un animal en ressemblant comme tel aux sauvages africains colonisés. L'homologie structurale des rapports de domination n'a plus alors qu'à faire le reste, sexisme et racisme, colonialisme et spécisme. L'argument fellinien d'un spectacle qui déborde ses scènes privilégiées au nom des freaks que nous sommes tous devenus a pour contexte une sociologie critique de la différence quand elle sert à stigmatiser les subalternes. Sauf que l'on sait bien que la différence n'est pas un attribut ou une substance mais une relation qui est inconsistante s'il lui manque l'un de ses termes.
Si la femme est différente du point de vue masculin, elle devient la différence elle-même dans la perspective d'un masculinisme sexiste. La femme est l'autre de l'homme qui serait le même, bien sûr. Moyennant quoi, la femme est le sujet supposément naturel d'une altérité qui la relie aux races colonisées ainsi qu'à une nature bestialisée.
Le différentialisme est un discours de la différence hyperbolique, différence monstre. Le différentialisme montre ainsi sa propre logique monstrueuse. Cela ne se démontre pas mais se monstre, c'est donc une affaire de représentation. À la monstration de forcer les convictions.
Le festin jusqu'à l'autophagie
Si Le Mari de la femme à barbe succède immédiatement et logiquement au Lit conjugal, la femme-singe venant en effet après la reine des abeilles, le film appartient à une série qui inclurait aussi Liza (1972) où Catherine Deneuve accepte de jouer sur une île au large de la Corse la chienne de Marcello Mastroianni. Elle inclut également Touche pas à la femme blanche (1974) qui rejoue les guerres indiennes de Custer et Buffalo Bill dans le trou des Halles qui est celui de la disparition des classes populaires du centre de Paris. La série inclut également Rêve de singe (1977) avec l'adieu au macho Gérard Depardieu qui rejoint King Kong dans le musée des vanités occidentales et phallocratiques et, comme on le verra aussi, Y a bon les blancs (1988).
L'archipel des films de Marco Ferreri fait ainsi éclater le continent des autorités anciennes et modernes au nom des désirs ensauvagés : sauvagerie du désir féminin rompant les amarres de la bienséance bourgeoise comme d'un féminisme moral ; sauvagerie désir masculin épuisé dans la gestion du phallus.
Le début du film de Marco Ferreri est drôlissime à souhait. Les photos coloniales sont projetées dans un couvent par Antonio sous les vivats des nonnes et des moines. Elles racontent pourtant une histoire, celle de l'occidental revêtu du casque blanc du colon dont les explorations rappellent à l'ethnographie ses origines raciales. Et cette histoire est une allégorie qui se finit à la fois tragiquement (le colon est mangé par les colonisés) et comiquement (on reconnaît le visage de l'homme décapité par les indigènes, c'est celui de Marco Ferreri). On comprend alors qu'il y a deux festins et le festin des anthropophages répond à celui des anthropologues, clichés savants contre stéréotypes populaires. Cela, Marco Ferreri le racontera une seconde fois à l'époque du triomphe de l'idéologie humanitaire, ce néocolonialisme des années publicitaires dont Y a bon les blancs aura la voracité de ne faire qu'une bouchée. Le festin demeure, c'est une grande obsession pour un réalisateur obsessionnel, de La Grande bouffe (1973) à l'hommage à Rabelais avec Faictz ce que vouldras (1994) en passant par Le Banquet (1989) d'après Platon et La Chair (1991).
Le festin n'indique pas seulement la congestion d'un capitalisme de la consommation, il montre aussi l'autophagie d'une société qui est pour elle-même à la fois Prométhée et l'aigle lui dévorant le foie. Le festin c'est celui des spectacles anthropophages et des images cannibales (c'est, dans un autre contexte, la question de La Zerda ou les chants de l'oubli d'Assia Djebar). Le festin c'est aussi celui du cinéma de Marco Ferreri qui n'est cependant jamais meilleur quand l'engorgement débouche, avec la production des excréments (les stéréotypes savants et les clichés ordinaires), sur la débâcle et le vide. La débandade a commencé avec les ballons de Break-up (1965) en se disséminant ensuite au bord des plages où s'efface dans le sable le visage de l'Homme, cette chimère monstrueuse qui a longtemps vécu en bouffant à de nombreux râteliers, femmes et animaux, races et biodiversité.
Le ménage est une ménagerie
On peut préférer au Mari de la femme à barbe des films plus poétiques (Break-up et Conte de la folie ordinaire en 1981), plus dingues (Dillinger est mort en 1969 et I Love You en 1986), plus radicaux (La Grande bouffe et Y a bon les blancs), plus foutraques (Touche pas à la femme blanche et Rêve de singe), plus désespérés (La Dernière femme en 1976 et Pipicadadodo en 1979). On peut lui préférer aussi Le Lit conjugal parce que son monstrueux est plus subtil dès lors qu'une femme qui représente la persévérance du vieux monde traditionnel s'adjoint avec perversité les services du sexe alors toujours plus libéralisé.
C'est le paradoxe dont souffre un peu Le Mari de la femme à barbe, le film étant victime du génie de son sujet en prédisposant son auteur à en suivre les développements avec un laisser-aller assez peu inventif (mais la légèreté comique peut être préférable aussi à la démonstration de force de Vénus noire d'Abdellatif Kechiche en 2009). Les deux films partagent pourtant la même obsession que l'on retrouvera évidemment dans Liza : le ménage qui désigne la vie ordinaire du couple moderne relève du spectacle zoologique.
Le ménage est une foire, une exhibition obscène, un festin. Le ménage est une ménagerie.
Le fantasme abêtit et le désir ensauvage, ce n'est pas la même chose. La femme-singe répond aux simagrées de son homme. Le spectacle des singeries cache une histoire d'amour tordue, mais réelle. Maria fait le singe pour faire plaisir à Antonio et, en plus, elle prend son pied. Sur scène elle s'éclate, sortie de la honte qui la vouait aux arrières-cuisines d'un couvent. Et si bien qu'Antonio finit par l'épouser en faisant avec elle un enfant. Voilà peut-être ce qui trouble le plus dans Le Mari de la femme à barbe, l'intimité qui exhibe ses propres monstruosités, l'extimité qui ajointe à la bêtise des affaires cyniques l'idiotie des passions amoureuses. Le fantasme abêtit mais le désir est l'ensauvagement de cet abêtissement. La pilosité excessive électrise des attractions irrésistibles, c'est bête mais c'est ainsi. On a toujours pas dit qu'Ugo Tognazzi et Anne Girardot sont formidables parce qu'ils savent aussi ouvrir leur jeu à la bêtise nécessaire des rôles, lui qui est veule mais sympathique, elle qui passe de la honte à la reine de la savane.
L'amour est un monstre quand un homme a besoin de l'exhibition foraine des poils de sa femme pour se foutre littéralement à poil.
21 janvier
2022
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