L'écriture automatique, lard et l'os
Les cadavres exquis sont une invention poétique des surréalistes et Luis Buñuel, qui a frayé avec eux dans sa jeunesse, s'en est inspiré à l'occasion de ses deux premiers films co-réalisés avec Salvador Dalí, Un chien andalou (1929) et L'Âge d'or (1930), seuls essais de surréalisme en cinéma.
L'écriture automatique s'est voulue un ouvroir ludique aux chimères étranges de l'inconscient, ces cadavres exquis rappelant au sens qu'il a pour condition le non-sens. Mais il existe un autre genre de cadavres exquis, ceux que déterre la pulsion, ce chien andalou qui court, frétille de la queue et mord la peau de la civilisation dont bourgeois et bigots se disent les meilleurs à en assurer le gardiennage. L'écriture des cadavres exquis raconte alors la coïncidence des jeux de l'inconscient avec les faux-semblants de l'idéologie. C'est le fil du rasoir qui tranche à vif dans la chair de la réalité, en séparant ce qui tient de l'imaginaire qui colle de ce qui revient au réel qui cogne – lard et l'os.
C'est un jeu d'images à deux faces, la duplicité typique de l'animal psychique par excellence qu'est l'être humain, qui est mieux équipé pour délirer sa vie que pour la vivre. Le surréalisme qualifie un côté des choses, l'autre versant est un naturalisme – lard et l'os. La nature humaine est un délire surréel, avec la production inventive de ses conventions sociales et historiques, et l'arbitraire qui est la vérité refoulée de leur supposée nécessité. Tout cela pour supporter l'intolérable, l'animal mortel que donc nous sommes et qui nous suit jusque dans nos rêves comme un chien de chasse andalou.
Ossuaire et bestiaire, rebuts et rébus
Les films de Luis Buñuel tiennent à la fois de l'ossuaire et du bestiaire. Y domine le figé, charognes, statues et squelettes comme y abondent les espèces vivantes, végétaux et animaux. Au milieu, jungle ou désert, la seule bête est l'humaine avec sa bêtise monumentale et puis ses ruines, symptômes et déchets, ses rebuts qui en sont les rébus – des cadavres exquis. C'est pourquoi ses films font rire parce qu'ils se dédient à nos drôleries, bizarreries et autres idiosyncrasies (la contradiction règne, et la mauvaise foi qui la justifie). C'est pourquoi ils angoissent aussi dans la saisie de nos répétitions compulsives, de notre propension au mauvais infini (l'oubli est le meilleur moyen de repartir de zéro mais la tabula rasa mène à l'éternel retour qui, si peu, se vit comme amor fati).
Les années 60 et 70 représentent un grand moment buñuelien. On y retrouve tout ce qui nous accable aujourd'hui, la crédulité ignorée des incroyants et les remontées acides du fascisme, la bourgeoisie et ses marcheurs qui nous font marcher en excellant dans la farce et attrape, les rêves aussi laborieux que l'existence des rêveurs, le cinéma français avec ses drôles de façons et l'actualité politique avec ses bizarreries, la différence sexuelle elle-même qui est une tragi-comédie, avec ses prothèses et ses fétiches. Toutes choses et manières passées à la moulinette d'une absurdité qui fait sens, la bêtise et l'arbitraire, le désir qui est son insatisfaction même et la frustration qui pousse au passage à l'acte pulsionnel.
L'écriture automatique n'est plus un jeu littéraire, c'est le nom générique de la conduite impersonnelle, fantasque et tragique de nos existences. On n'est pas sorti de l'auberge quand elle est espagnole, c'est-à-dire non oublieuse aussi d'une tradition picaresque et cervantine. Chacun y apporte son boire et son manger, viande à mastiquer et os à ronger de tout ce qui nous fait et défait.
8 avril
2023
La « période française » de Luis Buñuel compte un total de six longs-métrages produits la plupart par Serge Silberman (à l'exception de Belle de jour en 1967 produit par les frères Raymond et Robert Hakim) et tous sont co-scénarisés par Jean-Claude Carrière. Cette dernière période aura également été marquée par deux exceptions notables : Simon du désert (1965), un moyen-métrage tourné au Mexique trois ans après L'Ange exterminateur (1962) et Tristana (1970), le dernier film que le cinéaste a pu tourner en Espagne, moins de dix années après le scandale provoqué à l'occasion de la projection cannoise de Viridiana (1961) et la remise d'une Palme d'or partagée avec Une aussi longue absence de Henri Colpi.
D'un côté, Simon du désert préfigure La Voie lactée (1969) dans l'exploration naturaliste du christianisme sur son versant « tropical », comme une jungle riche en aberrations si peu « naturelles ». De l'autre, Tristana entre dans une constellation délibérée avec deux films précédents, Nazarin (1958) et Viridiana puisqu'il s'agit dans les trois cas d'une adaptation coécrite avec le scénariste Julio Alejandro d'un récit de Benito Pérez Galdós. Viridiana comme Tristana sont deux variantes (la première jouée par Silvia Pinal, la seconde par Catherine Deneuve) de la même jeune femme, prude et pieuse, confiée par le jeu des circonstances à un barbon obsédé sur les bords, oncle ou tuteur interprétés dans les deux cas par le fidèle Fernando Rey. Simon du désert comme Tristana attestent par ailleurs que le style digressif et zigzagant de Luis Buñuel ne caractérise pas uniquement le registre de la narration quand elle est débridée (des débuts expérimentaux dans la queue de comète de la dernière avant-garde française aux grands films modernes des années 1960-1970). C'est toute la carrière du cinéaste qui a été soumise aux accidents d'une histoire de cinéma tourmentée par les brisures du siècle, de l'Espagne pré-républicaine à la victoire franquiste en passant par la France et le Mexique (et aussi un passage étasunien avec The Young One – La Jeune fille en 1960).
Avec Simon du désert, Luis Buñuel en a eu fini avec le Mexique, de même pour l'Espagne avec Tristana (encore que Cet obscur objet du désir en 1977 y repasse faire un tour décisif). La solitude du stylite inspiré par son antique modèle syrien, et mis à l'épreuve de la tentation diabolique pour finir dans le tohu-bohu d'un night-club new-yorkais où la dernière danse à la mode s'apparente aux effets radioactifs de la bombe atomique, a pour fin qu'un désert chasse l'autre, dépeuplé puis surpeuplé. Les figures de la corruption ont changé, elles se sont modernisées et le saint dépossédé de sa colonne a perdu en dimension phallique. La modernité se présente comme une castration exigeant de céder beaucoup pour avoir un peu des jouissances promises, la Loi de l'Un altérée par des bouffonneries surmoïques.
A l'autre bout, c'est Tristana dont on hésite à savoir si elle va une nouvelle fois incarner, à la suite de Nazarin et Viridiana, l'impasse éthique d'un « service des biens » (Jacques Lacan) renvoyant l'intérêt au désintérêt altruiste à un fantasme pervers et caché de pureté souillée. Ou bien si elle rendra raison, comme la cinglante Célestine avec ses patrons dans Le Journal d'une femme de chambre (1964) d'après Octave Mirbeau, à l'hypocrisie environnante incarnée ici par Don Lope, exception libertine tolérée dans la société bigote et répressive offerte par Tolède en 1929. Mais c'est un autre chemin finalement emprunté par Luis Buñuel, plutôt aride en ce qu'il tourne exceptionnellement le dos à la drôlerie et la prodigalité des films français qui précèdent ou qui suivront, plus proche peut-être des vues de Tolède peintes par le Greco, plus proche également des souvenirs d'enfance de la rugueuse et rocailleuse Calanda où le cinéaste est né. Le chemin effectivement tracé vaudrait alors comme une ligne de continuité reliant par-dessus un demi-siècle d'histoire l'Espagne catholique d'avant la République à l'Espagne du franquisme vieillissant. Un long désert de pétrification du monde. Les figures respectives de l'innocence couplée à la beauté et de la liberté de penser et d'agir contre certaines conventions morales s'y lieraient moins pour vivre l'amour fou, le vrai, que pour dépérir ensemble, telles deux plantes entremêlées dont l'entortillement conduit à l'asphyxie.
Il y a évidemment de quoi s'amuser de la recension des contradictions diminuant les qualités distinctives de Don Lope. L'homme professe fièrement son anticléricalisme sans cependant ne rien remettre en cause des vieilles valeurs aristocratiques comme l'honneur au principe du duel. Il sait également se soucier de la répression policière d'une manifestation populaire, tout en se félicitant par ailleurs d'être ce rentier épargné de l'obligation de devoir travailler. Don Lope refuse l'idée de péché de chair tout en oubliant que le consensus social admet dans le cadre conjugal l'écart d'âge au seul bénéfice des hommes. Le même personnage qui ne veut pas voir faire le ménage la pupille qu'il a adoptée au sortir du couvent après le décès de sa mère sourcille évidemment moins quand elle s'occupe de lui en lui préparant les chaussons qu'elle lui glisse gentiment aux pieds. Prude et pieuse, même si sa jeunesse l'autorise à s'amuser avec les garçons sourds-muets qui lui collent la main aux fesses en montant l'escalier jusqu'au sommet d'un clocher, Tristana sait devoir s'en remettre aux obligations de son temps en finissant par accepter le mariage avec son vieux tuteur. Et le spectateur croyant pouvoir bénéficier de l'indiscrétion d'un travelling latéral de finir pour ce qui le concerne par être gentiment reconduit à la porte de la nuit de noces, comme le toutou de son maître.
Faire de nécessité vertu est le devoir des pauvres qui n'osent s'avouer que ce devoir est une plaie en rêvant alors la nuit de la mort de leurs oppresseurs en guise d'inconsciente contrepartie. Comme Tristana rêve en effet que la tête de Don Lope se balance au bout du battant de la cloche de l'église locale. Le rêve se répétera d'ailleurs dans l'insistance symptomatique de son ambivalence (la tête coupée est aussi comme la copule d'un battant on ne peut plus phallique). L'ambivalence se manifeste ainsi dans des boitements, d'abord en écho aux claudications de Don Lope lié par ses contradictions. Elle s'accomplit après une ellipse (Tristana rencontre un jeune peintre joué par Franco Nero puis disparaît avec lui pour ne revenir auprès de son mari qu'atteinte d'une septicémie) dans la boiterie affectant réellement l'héroïne (elle devra être amputée de la jambe droite qu'une prothèse remplace).
Du rêve de la tête coupée à la jambe amputée, il y a la balance des fétiches dont la série vaut dans l'ensemble de l'œuvre comme la scansion symptomatique de l'image-pulsion conceptualisée par Gilles Deleuze. La série commence avec l'œil coupé puis une main baladeuse dans Un chien andalou (1929) jusqu'aux têtes sanglantes du Charme discret de la bourgeoisie (1972) en passant par les fantasmes de morcellement de La Vie criminelle d'Archibald de la Cruz (1955) ou de coupure et de couture du héros de El – Tourments (1953), et la tératologie dans Viridiana (cf. Cinéma 1. L'image-mouvement, éd. Minuit-coll. « Critique », 1983, p. 173-186). Et l'on ne devra pas oublier non plus le jeune Saturno, fils turbulent de la servante aussi sourd-muet qu'une figure croisée dans La Mort en ce jardin (1956), et dont le handicap est une mutilation de la perception socialement accentuée par le mépris symbolique qui en accompagne la considération (Luis Buñuel lui-même a été affecté de surdité).
Autant de corps en morceaux font valoir à tous ceux qui cèdent sur leur désir qu'il n'y a pas d'autre volonté que de s'en remettre à l'aiguillon de la pulsion dont la vérité est qu'elle est la même pour tous, indifférente aux différences de genre comme de classe. La pulsion travaille au ventre riches et pauvres, hommes et femmes, tous en proie à une propension prédatrice jusqu'à l'autodestruction. L'artiste lui-même ne saurait y échapper. Le peintre amoureux de Tristana, au point de s'asseoir sur le sens de l'honneur de Don Lope en lui mettant son poing sur la figure, fait connaissance de l'héroïne devant un monceau de ruines qu'il était alors en train de représenter en voulant y associer le modèle qui se présente par hasard devant lui.
C'est alors que Tristana atteint au comble d'une fable qui pourrait avoir inspiré Insiang (1976) de Lino Brocka lorsque la figure de l’innocence opprimée se fait plus cruelle que méchante. La cruauté (sadienne) vaut alors comme le raffinement personnalisée d’une méchanceté impersonnelle et banalisée. Tristana rivée à sa chaise et abandonnée par son mari dans l'intervalle a fait le bonheur de Don Lope si elle n'avait pas souhaité lui revenir comme l'inaccessible objet de son désir. Le barbon pétri de contradictions ressemble de plus en plus à un pauvre vieux asséché par la cruauté offerte en réponse à son amour, tandis que la parangon de la vertu se mue en froide figure de cruauté et de perversité. Elle ressemble alors moins à l'héroïne éponyme de Susana la perverse (1951) qu'elle préfigure pour une large part la Conchita tout en duplicité de Cet obscur objet du désir (1977) d'après Pierre Louÿs.
La Susana mexicaine est une pauvresse subordonnant les atouts de sa féminité aux exigences de la survie. Séverine Sérizy (le premier rôle de Catherine Deneuve chez Luis Buñuel avant Tristana, la blonde vénusienne entre-temps devenue châtaigne sombre) est une bourgeoise vivant ses fantasmes masochistes sur le mode d'une dualité schizophrène. Tristana est une figure de ressentiment poussant la mortification jusqu'à la pétrification, le sadisme jusqu'au masochisme. Elle-même, après avoir été attirée par la statue d'un gisant, se transformera progressivement en statue japonaise (étrangement comme la Claude Jade de Domicile conjugal de François Truffaut en 1970). Toujours plus maquillée et apprêtée, Tristana s'exhibe en dénudant son corps mutilé devant Saturno, jusqu'à ce que la fascination sexuelle du jeune homme finisse en médusante sidération (la séquence est restée fameuse). L'héroïne à la fin va même jusqu’à pousser le vieux Don Lope à ne jamais se remettre d'une grippe en ouvrant en grand les fenêtres pour que le froid fige son visage dans un mélange de gris, de bleu et de marbre. La statue, de L'Âge d'or (1930) dont un orteil était suçoté par une jeune femme à celle du Fantôme de la liberté (1974) assommant un officier napoléonien, témoigne d'une propension générale au figement et l'immobilisation (c'est encore le reste ensablé du couple à la toute fin de Un chien andalou, c'est le mari cloué à un fauteuil roulant dans Belle de jour). Elle s'annonce avec l'amputation, la prothèse et le bruit que fait avec ses béquilles la boiteuse comme une pendule de la mort (parmi d’autres bruits du temps horloger, tic-tac de l’aiguille des montres ou réveils et cloches ecclésiales qui obsèdent l’oreille buñuelienne).
Tristana ressemble alors un peu à un mixte d'héroïne sadienne, qui jouit d'infliger la souffrance à autrui, et de variante espagnole de la dame fétichisée dans le cadre médiéval et chevaleresque de l'amour courtois, qui jouit pour sa part de son inaccessibilité même. Le barbon croyait encore à la vigueur de ses organes génitaux, le parangon de vertu représente la réponse inversée et pervertie de son désir en figurant le phallus érigé au prix de la négation sexuelle. Le cinéaste a ainsi consigné, sans psychologie et avec une grande sécheresse de trait, cette dégradation des êtres à qui s'impose l'élan commun d'un dépérissement partagé, la mortification en pétrification (et il est vraiment décisif que Tristana atteinte de septicémie préfère revenir chez Don Lope plutôt que de rester avec son mari).
L'ultime tour de Tristana est celui d'un retour en arrière en forme de résumé inversé de l'histoire, et soutenu par le son remixé à l'envers des cloches. Alors, le temps remonté jusqu'à l'origine du récit donne le sentiment, peut-être illusoire et forcément fantasmatique en sa nature rétrospective, que tout était encore possible pour la jeune fille. Tristana ignorait alors posséder à ce point d'intensité froide la passion cruelle de valoir pour l'autorité phallique qui l'opprime sa castration figurée de la façon la plus absolue, mortifiante et incarnée.
12 août 2017
L’antépénultième film de Luis Buñuel s’en tient à une scène, une seule – obsessionnellement. C’est une scène à laquelle tient le cinéaste et elle occupe déjà tout de façon plus naturaliste L’Ange exterminateur (1962) qui arrache d’une réception mondaine un naufrage digne des Aventures de Robinson Crusoé dont le récit de Daniel Defoe a été adapté par le cinéaste en 1954. Le cinéaste s’amuse désormais à en proposer des variations selon des enchaînements narratifs qui compliquent la fausse transparence du réalisme mimétique par les emboîtements parodiques de l’onirisme. L’une des conséquences de cette dynamique héritée du surréalisme consistera notamment à produire des effets d’aplanissement des différences entre le rêve et la réalité, la seconde vécue comme un rêve par ceux qui sont en rêvant rappelés à l’ordre d’une réalité déniée ou refoulée.
La scène en question est la suivante : des bourgeois exemplaires, les couples Thévenot et Sénéchal accompagnés de leur ami Rafael Dacosta, ambassadeur d’une république imaginaire d’Amérique latine, échouent à se retrouver ensemble autour d’une table, pour partager un repas, déjeuner ou dîner, même pour boire un verre. L’échec est toujours réitéré, symptomatique et systématique.
C’est que la scène perpétuellement rejouée du repas constamment échoué, saisie dans la déclinaison de ses variations (s’agissant de la nourriture préparée) ou de ses modalités (chez soi ou bien dehors), ressemblerait fort à ce que l’anthropologie structurale nommait alors un mythe. Le mythe est moins celui que se raconte à elle-même et en toute connaissance de cause une classe sociale (en l’occurrence ici la dominante) qu’il la raconte et se raconte à travers elle au croisement avérant l’identité structurale entre inconscient et idéologie. Et, comme l’a montré Claude Lévi-Strauss en étant à la fois l'héritier de Sigmund Freud et de Roman Jakobson, par exemple avec les quatre volumes de ses Mythologiques publiés entre 1964 et 1971, le mythe est moins un récit des origines qu’un opérateur logique permettant de passer de la série au système ou de l’histoire à la structure. Le mythe est donc moins ce qui demanderait à être interprété qu’il est lui-même la grille qui permet d'interpréter le réel et dont il faut alors chercher à formaliser les fonctions opératoires.
Luis Buñuel ne sonde l’inconscient de ses personnages qu’à être à la hauteur d’une sorte d’anthropologie sociale. La saisie d’un mythe s'y donne alors dans la guise d’une comédie nonchalante et distanciée, aussi amusée qu’angoissée par ce qu’elle doit raconter. Le ratage prendra dans Le Charme discret de la bourgeoisie plusieurs expressions. Il s’effectue tantôt par mauvaise synchronisation ou incompréhension (on ne s’entend pas sur la date ou bien les invités tirent de mauvaises conclusions du retard de leurs hôtes), tantôt par contrainte imposée (avec le décès du propriétaire d’une auberge ou bien avec le boucan de l'armée en manœuvre juste à côté), tantôt par manque de moyen (le salon de thé n’a plus aucune boisson à proposer à ses clientes), tantôt par des empêchements ou des contrariétés comprises après coup en relevant du rêve et de ses effets de coulissements (de la scène de repas se révélant scène de théâtre, du coup de feu éclatant à la suite d’un différend entre l’ambassadeur et le colonel ou bien de la rafale de mitraillette tirée par des gangsters abattant les personnages à la manière d’une exécution militaire). Par ailleurs, le cinéaste et son coscénariste privilégié, Jean-Claude Carrière, intercale d’autres épisodes (le fantasme d’un évêque voulant devenir jardinier et retrouvant par hasard le jardinier assassin de ses parents, les petits arrangements entre l’ambassadeur et ses amis corruptibles jusqu’à leur arrestation policière et l’intervention providentielle du ministre de l'intérieur, deux rêves racontés par de jeunes soldats et saturés de généalogie tourmentée, le mythe policier local du « brigadier sanglant »), tous inscrits dans une narration relâchée et zigzagante, essentiellement dominée par un style digressif.
L'auteur de Un chien andalou (1929) coréalisé avec Salvador Dali peut ainsi réussir à conjuguer le goût du coq-à-l’âne et des cadavres exquis cultivé par les surréalistes avec une veine romanesque, picaresque ou feuilletonesque qui relierait Miguel Cervantès à Denis Diderot et Lawrence Sterne à Raymond Roussel. Dans cette ultime période « française » marquée par deux exceptions « latines » (le mexicain Simon du désert en 1965 et l’espagnol Tristana en 1970), Luis Buñuel est cet immense cinéaste tenant les deux bords du cinéma français, de la marge au centre, aussi fin analyste des mœurs de la bourgeoisie que Claude Chabrol voire Claude Sautet, aussi expérimentateur que ses héritiers modernes Jean-Luc Godard, Glauber Rocha et Pier Paolo Pasolini. Et puis un si grand directeur d’acteurs qu’il convoque comme citations vivantes (Stéphane Audran et Jean-Pierre Cassel pour Claude Chabrol, Delphine Seyrig pour François Truffaut, Bulle Ogier pour Jacques Rivette et Michel Piccoli pour sa cinquième participation sur un total de sept). Des vedettes associées à de formidables acteurs de seconds rôles ou de télévision (Claude Piéplu, Julien Bertheau, François Maistre, Pierre Maguelon et du côté des femmes les fidèles Milena Vukotic et l’inoubliable Muni). Comme une troupe théâtrale invitée à prendre plaisir à rejouer et compliquer en ironisant les rapports de classes caractérisant l’actorat d'alors.
L’échec est donc une ritournelle obsessionnelle. Luis Buñuel n’a jamais cessé de la raconter par toutes les coutures afin d’en extraire une vérité mythique. Avec le ratage tout aussi structural que celui du repas serait l’échec du rapport sexuel partagé entre autres par le couple de Un chien andalou, l’ambassadeur et sa maîtresse dans Le Charme discret de la bourgeoisie et les deux personnages de Cet obscur objet du désir (1977). C’est que le ratage dans l’obligation du report de ce qui a été désiré, le manqué obligeant au différé fait série au point de valoir comme système en dissolvant tout grand récit unilatéral au profit du dégagement par pointes digressives, et touches délibérément mineures, de quelques structures fondamentales. Le comique de répétition du désir contrarié touchant au corps et à l’aiguillon de ses pulsions (alimentaires et sexuelles) débouche alors sur l’angoisse plus générale décrite par Freud dans les termes génériques d’un « malaise dans la civilisation ». C’est le mandat social de la bourgeoisie que de s’exposer et comparaître alors comme la classe de la sublimation par excellence. C’est son destin anthropologique de se donner à elle-même comme aux autres classes dominées le spectacle (y compris dénié sous la forme géniale du rêve pirandellien de la scène de théâtre) qu’elle est la classe de l’excellence dans la sublimation.
Ce qui reste une fois opérée la rétention du réel de l’aiguillon des besoins et ses nécessaires contretemps, c’est la propension mythique d’une société qui rêve de dissoudre la mortalité de ses membres voués à pourrir dans l’éternité imaginaire de ses artifices, de ses manières symboliques, précieuses et distinctives – au risque de l’obséquiosité. Dans son arbitraire aussi, dont le maniement comme on le voit avec le personnage du colonel est gage d’un rapport de domination dans la maîtrise consentie du pouvoir symbolique, revêtu du voile du consensus. Échouer à manger ne saurait donc en rien empêcher la classe dominante de se donner collectivement la scène théâtrale perpétuellement rejouée d’une réussite dans l’ordre supérieur de la socialité ou civilité.
Son « gestus » comme l’aurait dit Bertolt Brecht se voit dès lors ressaisi dans l’explication des bonnes manières de préparer le dry-martini (une boisson aimée du cinéaste qui ne feint pas d’ignorer le lieu d’où il parle), puis dans le test avérant que les inférieurs ne le sont qu’à ne pas détenir les techniques supérieurement distinctives (le chauffeur invité à goûter ladite boisson l’avale ainsi sans l’avoir préalablement « mâchée »). Il faut encore apprécier comment la maîtresse de maison s’approprie symboliquement le travail réel des cuisinières reléguées derrière la porte de la cuisine, expression domestique de l’extorsion de la plus-value marxiste. Et il faudra autant apprécier comment le reste des copulations du couple Sénéchal se dissémine dans des sublimations aussi subtiles que coquines, des pelouses traitées par l’évêque-jardinier (car, après tout explique ce dernier, la mode est bien aux prêtres ouvriers) à la soupe aux herbes du jardin offerte aux invités.
Si l’ambassadeur échoue à copuler avec sa maîtresse qui se débrouille pour ne tromper son mari que symboliquement, il peut déjà se réjouir de la politesse du mari cocu qui n’a pas besoin de réaliser ce qui nuirait à la réalité d’une amitié profitable en toute réciprocité. Il pourra ensuite jouir de l’humiliation qu’il inflige cruellement à la militante gauchiste à qui il rappelle sa puérilité par le fait qu’il possède toujours un coup d’avance concernant l’usage de la violence Quand le même ambassadeur se voit régulièrement tancé à propos des atteintes aux droits humains et démocratiques dans la République de Miranda, il sait également que les codes de la bienséance et partagés lui permettront de réfuter en prenant élégamment congé. D’autres se chargeront de toute façon, et surtout sans avoir l’air d’y toucher, de donner le change en changeant de conversation.
C’est d’ailleurs l’occasion d’un gag aussi génial que celui de la scène de théâtre, à la fois très daté (l’accentuation artificielle des bruits afin de couvrir le propos des protagonistes moque ici comme déjà dans Made in USA de Jean-Luc Godard la censure gaullienne de l’époque) et générique (la censure est l’indice d’une autorité surmoïque qui doit s’appliquer systématiquement, y compris dans le registre de l’imaginaire puisque la République de Miranda, déjà croisée dans La Fièvre monte à El Pao en 1959, n’existe pas). Le vide structural et surmoïque de la censure, qui doit fonctionner même pour rien, est l’un des plus beaux symptômes offerts par Le Charme discret de la bourgeoisie, avec les scansions de l’inconscient faisant de la violence le spectre qui hante la classe par excellence de la sublimation. La violence policière s’y présente comme une culture et le piano lui servant à s’accomplir n’échappe pas plus que ceux de Un chien andalou au morcellement de la pulsion, matérialisé par les plis maternels d’une penderie ou par une fournée de cancrelats.
Le mythe local du « brigadier sanglant », qui en passant préfigure étonnamment le bûcheron fantôme d’une prison entraperçu dans la troisième saison de Twin Peaks de Mark Frost et David Lynch, offrirait également l’allégorie du supplément obscène et fantomatique d’une société libérale, prompte à faire la leçon des « Droits de l’Homme ». Ses apparats démocratiques ne représentent au fond que les manières distinctives d’un refoulement payé du prix du plus grand défoulement (avoir la classe ne signifiant rien d’autre que dominer le sens du rapport de classes).
Cette bourgeoisie, on en verra à trois occasions les membres représentatifs marcher sur une route de campagne, sans origine ni destination. Comme une rime autrement structurale, une série qui fait système. Cette bourgeoisie n'en finit pas en effet de marcher et marcher l’oblige à faire marcher ses spectateurs à son propre mythe sous la forme théâtrale et spectaculaire de sa nécessité civilisationnelle. Il n’y avait alors pas meilleur moyen d’avérer l’actualité critique du grand film de Luis Buñuel qu'avec Emmanuel Macron, ce Valéry Giscard d’Estaing en version post-moderne 2.0.
7 août 2017
Avec son avant-dernier long-métrage, Luis Buñuel dans la complicité nouée avec son producteur Serge Silberman et son scénariste Jean-Claude Carrière arrive encore à pousser d'un cran supplémentaire la veine picaresque, mordante et digressive génialement déployée avec La Voie lactée (1969) et poursuivie avec Le Charme discret de la bourgeoisie (1972).
Dans Le Fantôme de la liberté, les cadavres exquis du surréalisme s'apparentent plus que jamais à un marabout-de-ficelle filé sans ostentation. L'arbitraire apparent feint une écriture automatique afin de confondre l'arbitraire bien réel que voilent les controverses théologiques ou bien déguisent les manières distinctives de la bourgeoisie. La conjonction paradoxale du cadavre et de l'exquis dit ces imaginaires qui voudraient faire du réel et du symbolique deux compléments logiques et ils auront été décortiqués par le cinéaste dans une perspective soumettant les jeux de l'inconscient surréalistes au règne naturaliste de la pulsion de mort.
L'imaginaire d'une société se révèle alors comme le mythe que se racontent moins les dominants qu'il s'impose à eux comme un rêve inconscient motivant l'exposition et la mise en scène de leur domination. Ainsi, les scènes maniérées, si distinctives et si caractéristiques de la politesse bourgeoise, se paient dans les arrière-cuisines où est refoulée la violence policière (ce sont les têtes sanglantes, presque gore, du Charme discret de la bourgeoisie). Et, déjà, la civilité nécessaire à la dispute théologique finissait noyée dans l'arbitrage inquisitorial (c'est la sanction de la torture pour l'hérétique relaps dans La Voie lactée).
Le mal propre d'une forme de domination tiendrait dans une maîtrise de soi ironiquement excédée par une impropriété fondamentale qui se rappelle à elle dans les piqûres de rappel de l'inconscient. Sous les aspects respectifs d'un fétichisme des souliers vernis (c'est le commissaire joué par Claude Piéplu), d'une perversion sexuelle (c'est le masochiste interprété par Michel Lonsdale qui jouit de se faire fouetté en proférant des obscénités devant des inconnus) ou de fixations symptomatiques (le temps des colonies pour un moine, la polygamie pour un professeur enseignant à l'école des gendarmes). Le bestiaire buñuelien (Le Fantôme de la liberté se clôt au zoo dans un tournis organisé par la caméra tournant sur elle-même comme un derviche tourneur) marquerait une vraie proximité avec le moralisme français du 17ème siècle. Ainsi des fables de Jean de La Fontaine, en particulier Le Loup et l'agneau dont la morale bien connue est la suivante : « La raison du plus fort est toujours la meilleure ». Contemporain du fabuliste, Blaise Pascal ne disait pas autre chose : « Et ainsi, ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste ».
L'arbitraire quand il se dévoile tel est alors considéré, dans la réitération d'une narration privilégiant déviations et dérivations, les boucles et fourches, glissements et autres bifurcations, comme un écart au mythe de l'identité sans reste entre la justice et le droit, entre la liberté comme idée universelle et le libéralisme censé en organiser la valeur politique. Cet écart structural se dirait encore parallactique afin de souligner le caractère antagonique du réel malgré le voile camouflant des fétichismes idéologiques, des manières bourgeoises aux orthodoxies religieuses. Une force consentie parce qu'elle est sentie comme légitime ne l'étant plus quand elle est en effet considérée comme une violence non nécessaire. C'est bien ainsi que s'ouvre Le Fantôme de la liberté, avec une scène explicitement démarquée du modèle pictural offert par le Tres de mayo (1814) de Francisco Goya où l'exécution par les troupes napoléoniennes de soldats mais aussi de civils espagnols (dont un moine joué par le cinéaste lui-même) se conclut par la phrase proférée par l'un d'eux : « A bas la liberté ! ».
Le spectateur pouvait attendre légitimement la réponse inverse (« Vive la liberté ! ») mais le fait est historiquement avéré. D'un côté, l'impérialisme napoléonien revêtu de la robe vertueuse de la liberté révolutionnaire en a trahi maximalement l'idée. De l'autre, cette trahison imposée par le canon et l'épée a dialectiquement entraîné l'exclamation négative de ses victimes. Au risque du court-circuit entre un simulacre de liberté et le refus triste de sa puissance générique et émancipatrice. C'est pourquoi la liberté est un fantôme comme le spectre en ouverture du Manifeste du parti communiste (1848) de Karl Marx et Friedrich Engels, inspiration directe du titre du film. Un fantôme est moins un irréel qu'un réel boiteux, une virtualité mutilée de son actualité. Ces boitements, Luis Buñuel ne va pas cesser de les mettre en forme avec autant de séquences s'enchaînant de la manière apparemment la moins nécessaire qui soit, dès lors qu'il s'agit de faire claudiquer la fausse naturalité de l'arbitraire, chaque séquence valant en soi comme un apologue offert au spectateur (mais sans la morale allant avec puisqu'elle lui est abandonnée dans le don de sa responsabilité).
Amorcée avec la séquence napoléonienne comprise après coup comme un récit donné dans un jardin public par une nourrice jouée par la géniale Muni (avec en bonus le sens du terme paraphernalia signifiant les biens de l'épouse), le principe d'inversion se poursuivra dans une grande séquence des cartes postales digne de celle des Carabiniers (1963) de Jean-Luc Godard. Elle trouvera encore un audacieux rebondissement avec la séquence des toilettes qui enfonce le clou déjà largement enfoncé jusqu'à l'offense de la morale bigote et bourgeoise par La Grande bouffe (1973) de Marco Ferreri. D'un côté, l'argument du pervers pédophile offrant des images obscènes à des petites filles se retourne insolemment pour exposer l'obscénité touristique figeant en clichés photographiques les sites de civilisations disparues (l'acmé est donné ici par l'image d'une basilique du Sacré-Cœur, un crime en effet bâti pour enterrer la Commune de Paris mais son fantôme court toujours). De l'autre, l'inversion racontée sur le mode de l'anecdote authentique par un professeur (François Maistre et son inégalable voix nasillarde) afin de démontrer à ses élèves le caractère arbitraire des conventions sociales, citation de Margaret Mead à l’appui, touche à la fonction différenciée des espaces domestiques séparés. Le salon s'offre ici au partage de l'excrétion quand le cabinet permet à celui qui veut se restaurer de se retirer en s’isolant pour jouir du moment.
L'échange symbolique devient alors diabolique, non seulement parce que le jeu des conversations mondaines et le commerce des opinions à bas prix se soutient de leur fondement merdique, mais encore parce que l'excrétion restituée à son usage commun équivaut à une profanation rappelant que la séparation caractérisant l'activité de pisser et de chier représente une forme de sacralisation des excréments. La pornographie culturelle et la sacralisation de la merde sont ainsi exposées comme des principes propres à la bourgeoisie, caractéristiques de son « mal propre » pour parler comme Michel Serres. Le philosophe a effectivement rappelé qu'il y a derrière toute propriété une volonté de propreté cependant compliquée par une appropriation en forme de pollution. Il faut quand même dire et répéter à quel point la vision buñuelienne consiste sans forçage en un anarchisme souverain, qui se refuse à toute ostentation stylistique et s'oppose à tout fétichisme formel, afin de neutraliser le risque de figer en symboles ses objets (ainsi que l'aura justement relevé Jean Douchet). Et, dans le même élan, préférer l'exposé d'audacieuses métaphores dans toute leur inattendue littéralité. Le motif diabolique de l'inversion des équilibres symboliques de la classe dominante se manifestera encore dans la situation aberrante d'une petite fille disparu. Sauf que tout le monde la voit, en même temps que tous, parents, nourrice, institutrice et directrice d'école, policier et commissaire, s’accordent à convenir de sa disparition.
Le décalage diabolique entre la perception et sa retraduction symbolique est une contradiction dont la vigueur est cependant comprimée par le consensus des parties en présence, tous engagés jusqu'aux institutions représentées à préférer au réel qui dérange la réalité supérieure de l'accord partagé. La disparition d'une petite fille est un fait de langage imposant sa réalité, un discours en symptôme du peu d'appétence bourgeoise pour les enfants qui ne sont dignes d'intérêt qu'à disparaître même quand ils sont là. Ailleurs, l'inversion se fera encore diversion, dans l'opposition des attitudes (il y a pour les moines un temps pour prier suivi d'un temps pour jouer et il y a pour les élèves gendarmes un temps pour le savoir constamment interrompu par les blagues transgressives et surtout les urgences commandées par l'action), la diplopie des regards (la tante dénudée par son neveu qui la désire fait apparaître le corps d'une jeune fille préfigurant les dédoublements féminins de Cet obscur objet du désir en 1977), la scission des figures (mais deux préfets savent se rejoindre comme les mâchoires d’un même piège à loup dès lors qu'une opération policière est envisagée).
Digne de Miguel de Cervantès (mais aussi de Gustavo Adolfo Bécquer dont les auteurs s'inspirent), l’auberge espagnole à laquelle ressemble tant Le Fantôme de la liberté, avec des apologues sur l'arbitraire échangés avec les morales qu'y reconnaissent les spectateurs, est d'une drôlerie irrésistible. Les acteurs y proposent notamment une série savoureuse de modulation par les voix du phrasé bourgeois, de Jean Rochefort à Michel Piccoli en passant par Julien Bertheau et Jean Champion ou encore Paul Le Person et Bernard Musson. On s’attriste de voir pareille insolence faire cruellement défaut au cinéma français contemporain (Quentin Dupieux en banalise les transgressions, le malin en neutralise les subversions).
Que l'on pense à la séquence audacieuse du tireur psychopathe dont la charge critique exploserait comme une boule de feu (ou une « image dialectique » pour parler comme Walter Benjamin), et cela dans plusieurs directions différentes. Qu'il s'agisse du court-circuit du meurtre du masse et de la chasse, préfiguré par un précédent court-circuit reliant, avec un char mobilisé pour une affaire de renards, la pratique de la chasse aux activités de l'armée. Mais aussi de la disjonction hyper-réaliste des perceptions d'un acte meurtrier, l'éloignement par distance de la chute des corps dans la rue et des détonations depuis l'immeuble préfigurant quasiment Assaut (1976) de John Carpenter. Qu'il s'agisse également de la peine capitale prononcée contre le tueur en série suivie par la suspension de son exécution, le système judiciaire ainsi révélé dans sa radicale hétérogénéité avec la justice. Mais encore de la fascination que la figure du tueur exerce chez les femmes lui demandant un autographe, expression accentuée à l'ère de la « société du spectacle » (Guy Debord) des nouages de la libido avec la pulsion de mort (celle qui anime encore ici les statues ou bien réanime ailleurs les cadavres comme la sœur du préfet). Qu'il s'agisse enfin du redéploiement sur le territoire français d'un fait divers typiquement étasunien (le massacre commis par Charles Whitman à Austin au Texas en 1966) en indice d'une modernisation/américanisation de la violence (dans ses excès de cruauté irrationnelle et inconvertible pour parler ici comme Étienne Balibar) et dont les attentats du Bataclan en novembre 2015 représentent l'un des symptômes récents.
L'auberge est enfin un zoo où une manifestation sur le point d'être réprimée répète, comme un leitmotiv bruyant (le cinéaste malgré sa surdité aimait s’occuper des effets sonores, encore un point commun avec le « sound design » pratiqué par David Lynch), le refus inaugural de la liberté trahie ou simulée dès lors qu'elle autorise la souffrance animale et son exposition spectaculaire. Mais l'animal se trouvait déjà ailleurs, dans un mauvais rêve fait par un bourgeois apathique interprété par Jean-Claude Brialy, friand des araignées sous verre et dont l'inconscient lui envoie des messages comme le ferait la poste (un postier en figure littéralement la métaphore). Un coq se pavanait ainsi dans sa chambre à coucher avant d'être suivi par un nandou, variété amérindienne d'autruche, ce gros oiseau qui ne sait pas voler et avec lequel se clôt d'ailleurs le film (on apprend qu'en langue guarani le nandou signifie araignée, ce qui n'est pas anodin pour le rêveur moins arachnophobe qu'arachnophile). Les motifs animaliers (la fierté nationale et l'envie de la fuir, la virilité et la peur du sexe féminin) valent cependant moins que la visitation d'une animalité inquiétante, exotique ou parodique et mutilée par l'humanisme, ce mal propre hérité de la religion chrétienne par la bourgeoisie.
Les bonnes manières de la classe dominante coiffent donc l'arbitraire d'un rapport de force. Elles sont les béquilles d'une humanité boiteuse mais toujours en marche sur la voie lactée de l'excellence sociale qu'elle se doit d'incarner, y reconnaissant à loisir son destin mythique.
11 août 2017
Conception « Conchita » Perez est l’héroïne la plus fourchue de tout le cinéma de Luis Buñuel, l'incarnation même de la bifurcation. Non pas que le cinéaste l'apparente au piteux cliché de la diablesse, qu'il avait par ailleurs déjà passablement éreinté avec Susana la perverse (1951), mais la décision de faire jouer son héroïne par deux actrices différentes (Maria Schneider et Isabelle Adjani ont un temps été approchées avant que ne s'imposent pour leur premier rôle Angela Molina et Carole Bouquet) montre que l'obsession de la bifurcation n'aura jamais atteint à l'occasion de son 32ème et ultime film une pareille évidence, dans une manière de littéralité des plus troublantes.
Luis Buñuel s'y connaît pourtant en bifurcation, pratiquée dans tous les sens, déjà avec les ellipses temporelles audacieuses et les brusques changements de registre à l'occasion de ses premiers essais surréalistes, Un chien andalou (1929) et L'Âge d'or (1930) coréalisés avec Salvador Dali. Il a ensuite poussé le coq-à-l'âne à devenir marabout-de-ficelle dans Le Fantôme de la liberté (1974), multiplié les finales en forme de pirouette (dans L'Ange exterminateur en 1962, Le Journal d'une femme de chambre en 1964, Simon du désert en 1965, Belle de jour en 1967, Tristana en 1970). Il a indexé ses récits sur la frustration de ses personnages, de la vertu religieuse contrariée de Nazarin (1958) et Viridiana (1961) aux amis incapables de se réunir pour partager un repas (Le Charme discret de la bourgeoisie en 1972). C'est même la trajectoire du cinéaste qui est marquée, et cela d'emblée, par les allers-retours entre la France et l'Espagne avant l'exil imposé par la victoire du franquisme en coup de semonce du nazisme, la bifurcation en direction des États-Unis puis du Mexique après la guerre pour une carrière fructueuse sous la houlette du producteur Oscar Dancigers, et scandée par quelques retours ponctuels en France (Cela s'appelle l'Aurore et La Mort en ce jardin en 1956, La Fièvre monte à El Pao en 1959). Avant la grande série des cinq films français produits par Serge Silberman et co-scénarisés par Jean-Claude Carrière, du Journal d'une femme de chambre jusqu'à Cet obscur objet du désir (mais l'on devra encore compter trois exceptions notables, avec Belle de jour produit par les frères Hakim et Simon du désert et Tristana en dernières productions pour la première mexicaine et espagnole pour la seconde). Enfin, et le constat est décisif pour apprécier le raffinement caractéristique d'un dernier long-métrage adapté de La Femme et le pantin (1898) de Pierre Louÿs (après les adaptations respectives de Frank Lloyd en 1920, Jacques de Baroncelli en 1929, Josef von Sternberg en 1935 et Julien Duvivier en 1959), la bifurcation ne se réduit pas qu'au seul personnage de Conchita jouée par l'une ou l'autre des deux actrices selon des décisions qui feignent l'arbitraire (ou, mieux peut-être, feignent de le feindre).
En effet, la narration elle-même, différenciée de la confession faite d'un ami à un autre structurant le roman original, est rythmée par une série d'allers et retours entre le récit raconté par le protagoniste et les retours réflexifs de ses auditeurs, tous occupants d'un compartiment de première classe reliant Séville à Madrid (en rappel de l’auberge « cervantine » et Manoel de Oliveira s’en souviendra avec Singularités d’une jeune fille blonde en 2009). La narration alterne donc les temps passé et présent comme les lieux, Séville et Courbevoie ou Lausanne et Paris. Enfin, last but not least, Conchita est une figure de la fronde et de la volte-face, menées jusqu'en des franges peut-être indécidables où se confondent le souci authentique de l'indépendance et la pente d'une semblable perversité. Elle promet en effet d’offrir sa virginité à son amant avant de trouver constamment la pirouette ou la ligne de fuite lui permettant de différer ou contrarier le moment du passage à l'acte. Mais il se trouve aussi que le héros, Mathieu prénommé Matteo par l'héroïne d'origine espagnole, est lui-même le sujet d'une division fondamentale. L'acteur Fernando Rey est en la circonstance doublé en français par Michel Piccoli (et la chose est d'autant plus déroutante que l'acteur espagnol est, ainsi qu'en atteste Le Charme discret de la bourgeoisie, parfaitement francophone).
Fourchu, l'homme l'est à l'oreille quand la bifurcation se joue sur le versant féminin du côté visuel, dans les dédoublements d'une héroïne jouée par deux interprètes, de surcroît assez différentes physiquement. La fourche est un labyrinthe et la scission se vit à chaque carrefour comme écart parallactique. La relation hétérosexuelle se présente comme un quadrille, un jeu à quatre bandes déterminé par la question du montage et des rapports entre bande-son et bande-image.
La modernité buñuelienne consiste à marquer formellement qu'il ne saurait y avoir conjonction sans disjonction, homogénéité sans hétérogénéité, continuité sans discontinuité, synthèse sans analyse, reprise sans trou ou déchirure. Depuis l'œil tranché de Un chien andalou jusqu’aux ponctuations tératologiques de l’œuvre d’un artiste qui fut victime de surdité et mourut presque aveugle, le morcellement et la fragmentation insistent comme des symptômes caractéristiques d’une vision naturaliste. La coupe du Deux, on n'y coupera donc pas. La langue fourche autant que le visible boitille. L'Un n'est le même qu'à oublier l'Autre qu'il est aussi. « La mort en ce jardin » ne s’accomplit que dans « des jardins aux sentiers qui bifurquent ». Et, tous, vieux bourgeois connaissant le prix du confort matériel et pauvresses sachant faire monter les prix et les enchères pour croire à leur inaliénable liberté, sont à la fois plus et moi qu’eux-mêmes dès lors que les écarts de la perception et de l'imagination recoupent les failles dans la conscience de l'inconscient.
« Un se divise en deux » : le slogan maoïste actualisant proverbialement la vieille dialectique hégélienne avère que les hommes, pas davantage que les femmes, ne sauraient se soustraire au jeu des contradictions qui s'exercent autant depuis l'antagonisme des rapports de classes (Mathieu fait la connaissance de Conchita en tant que la domestique d'un ami) qu'à l'intérieur des sujets clivés par l’écart parallactique de la pulsion de mort et du désir (le désir de Conchita d'organiser la frustration sexuelle de Mathieu en rappel de l'asymétrie sociale affectant leurs relations finit dans la décharge pulsionnelle d'une violence conjugale étrangement raccord avec la violence terroriste de l'époque). A cet égard, Luis Buñuel irait sûrement plus loin qu'Alfred Hitchcock et tous ses suiveurs diversement talentueux qui s'appliquent à scinder la seule figure féminine, quand la division est ce qui partage autant les sujets de la relation hétérosexuelle qu'ils ont en partage une division différenciée selon les pôles de l'appartenance sexuelle. Dans cette optique, Lost Highway (1996) de David Lynch en serait l'équivalent pour aujourd'hui. Là où le cinéaste espagnol ferait preuve d’un sens du raffinement plus grand, c’est en indexant la différenciation de la division et ses polarisations en fonction de la différence sexuelle, au niveau de l’œil pour la femme et de l’oreille pour l’homme. On n’oubliera pas non plus d’insister sur le fait que cette distinction, dans le partage des dédoublements et des divisions, n’est perceptible qu’au spectateur et pour lui seul, de façon à ce qui lui seul voie et entende ce qui ne saurait jamais être perçu par les personnages.
C’est ainsi que la perception du spectateur se retrouve elle-même affectée par les manières troublantes d’une esthétique paradoxale de la conjonction disjonctive ou de la disjonction conjonctive. Car les atermoiements et autres errements de Mathieu, baladé par les virevoltes de sa maîtresse qui se joue perversement de lui autant qu’elle essaie de se ménager une marge de manœuvre en terme de liberté, se manifestent du point de vue du spectateur dans les changements à vue d’actrice d’une séquence l’autre. Voire d’un plan à l’autre, Carole Bouquet étant plus froide et cérébrale, Angela Molina, fille de chanteur de flamenco, plus pulpeuse et fantasque. Mais aussi dans les effets de déphasage léger de la voix postsynchronisée de Michel Piccoli et du corps de Fernando Rey. La littéralité dans les formes de la disjonction, sonore et visuelle, saute ainsi aux yeux et aux oreilles, et de telle manière qu’il y a une évidence perceptible de l’hétérogénéité et de l’altérité obscurcie pour les personnages vivant les situations du dedans, de l’autre côté de l’écran. Et l’on n’en finirait pas avec les paradoxes esthétiques déterminés par un pareil dispositif.
De ce coté-ci de la membrane filmique, l’évidence peut encore susciter des effets de leurre. En effet, si la distinction des deux actrices est mieux appréciée qu’à l’époque de la sortie du film où des spectateurs admettaient ne voir aucune différence entre elles, la bête à deux dos formé au son par Michel Piccoli et à l’image par Fernando Rey échappe parfois encore à la vigilance ou la sagacité. De l’autre côté du miroir, la cécité et la surdité l’emportent dans les partages de la pulsion et du désir voilés par les effets de distorsion dans l’écart d’âge ou de génération, comme d’asymétrie dans les rapports de classes. Mathieu possède le pouvoir de l’argent (lui-même avoue qu’il n’a rien d’autre à offrir à sa maîtresse). Conchita possède celui de la jeunesse et de la beauté charnelle (elle-même affirme qu’elle maîtrise la propriété de sa « guitare » en métaphore de son corps). L’économie au principe de leur relation est par conséquent celle de l’échange inégal et combiné. Les coups donnés (la tromperie redoublée avec un amant musicien) seront des coups rendus (l’amitié d’un magistrat permet d’obliger l’héroïne flanquée de sa mère à quitter le territoire français pour retourner en Espagne). Cet obscur objet du désir n’aurait dès lors pas d’autre fiction à désirer raconter que celle de l’impossibilité (lacanienne) du rapport sexuel. Et la pointe de réel de cette impossibilité finit, comme l’œil lacéré d'Un chien andalou, par crever l’écran lorsque Mathieu, après une ultime humiliation, s'abandonne sans frein à la décision de frapper son ex-compagne qui, alors, dit reconnaître dans la pluie des coups reçus autant de preuves d’amour.
De l’aveuglement plus ou moins volontaire de la mère bigote de Conchita qui apprécie Mathieu comme un bienfaiteur, au consensus formé par les auditeurs bourgeois du compartiment qui partagent la légitimité d’une correction méritée, toutes et tous reconnaissent la raison motivée d’une violence qui autorise l’ultime film de Luis Buñuel, si drôle et facétieux, et si aisé à électriser l’argument d’une comédie de mœurs avec les courts-circuits d’un modernisme frisant l’expérimental, à faire preuve d’un sens de la lucidité politique dont la radicalité est ce qui fait cruellement défaut dans le cinéma français contemporain. D’un côté, la violence se manifeste partout, dans la banalité d’un terrorisme tous azimuts qui risque toujours de se confondre avec les excès en prédation du gangstérisme. De l’autre, le bon bourgeois lecteur de la presse financière suisse s’adonne à une forme de violence sexuelle et sexiste validée par le consensus général, des auditeurs privilégiés de ses mésaventures (femme comprise interprétée par Milena Vuketic) à sa victime elle-même qui avoue vouloir croire encore à une reprise de leur histoire, en effet trouée.
La question de savoir ce qui est politique et ce qui ne l’est pas se voit affectée par un champ étonnant de polarisation. Le terrorisme est décrit dans son impasse criminelle et anti-politique, parachevée par la surenchère mimétique de l’extrême-droite (y compris catholique), quand la violence contre les femmes accède en conséquence à un degré accru de politisation. C’est qu’il y a un rapport dans le non-rapport (de sexe mais, par extension, de classe également). Les courts-circuits comme autant de passages à l’acte pulsionnels trahissent ainsi des désirs sur lesquels cèdent les plus civilisés. Qu’il s’agisse de l’extrême-gauche échouant à construire une politique d’émancipation populaire, du représentant du patriarcat bourgeois incapable de tenir la civilité propre à son rang sans faire intervenir une violence légitimée par le consensus sur son versant sexiste, ou bien de la femme assujettie à une domination matérielle et symbolique, et impuissante à se soustraire à la propension des opérations de survie qui se confond en parasitisme consenti.
Il y a un rapport dans le non-rapport qui fait de la violence un circuit privilégié dans l’économie politique des situations, du champ domestique à celui de la lutte armée. C’est que la violence est le symptôme d’un écart mal négocié entre les genres et les classes, un hiatus au principe de tant de clivages boiteux et fétichisés. Et la boiterie est justement approfondie par les claudications de la réalité de la domination et de l’imaginaire idéologique garantissant son inconsistance comme sa naturalité. Il suffit alors d’entendre le valet Martin expliquer à son maître que, dixit un ami qui n’est autre que lui-même évidemment, les femmes sont des sacs à excrément. Il suffit d’entendre l’aliénation sexuelle incomprise comme telle par le maître qui rit dans l’inconséquence de ses responsabilités sociales, et par le valet dont l’existence dominée par l’économie domestique justifie un ressentiment sexiste et une frustration sexuelle (c’était déjà l’antisémitisme des valets dans Le Journal d’une femme de chambre). Il suffira encore de relever comme un gag récurrent le symptôme d’un malaise dans la civilisation tenu aux deux bords du sexe et de la politique, et dont le lourd fardeau en forme de sac à patates à porter sur le dos passe des mains d’un ouvrier à celles du bourgeois (Hong Sang-soo s’en souviendra dans La Femme est l’avenir de l’homme en 2004).
Une dentellière aperçue dans la vitrine d’un passage pourra toujours émouvoir Mathieu, moqué une nouvelle fois par Conchita. Imprégnée du souvenir d’une peinture fameuse de Vermeer, la représentation de la nécessité de la reprise après tant de déchirures pourra convoquer La Walkyrie de Richard Wagner quand Tristan et Isolde hante par ailleurs toute l’œuvre buñuelienne depuis Un chien andalou et L’Âge d’or (on en retrouvera encore trace dans Abismos de pasión – Les Hauts de Hurlevent en 1954 d’après Emily Brontë). La culture s'expose ainsi comme raccommodage. La culture tient de la couture, elle sublime en subtiles dentelles les accrocs saignants du réel. La scène est aussi marquée par la suspension des voix, comme s’il était temps pour le cinéaste, même inconsciemment, de boucler la boucle en renouant (mais à l’envers) avec le geste inaugural de son cinéma au temps du muet (il s’agit ici de recoudre ce qui aura été au commencement tranché).
Le rêve est tentant et l’illusion volontairement séduisante (la séquence est d’ailleurs l’une des plus émouvantes du cinéma buñuelien). Mais la culture ne vaut rien quand elle sert de caution vertueuse recouvrant d’un voile de dentelle l’antagonisme au principe des échanges inégaux et combinés des rapports de genre et des rapports de classes. Le réel conflictuel du non-rapport logé au cœur d'un rapport imaginaire, et dénié comme tel, se rappelle à nous comme suit, dans le tout dernier plan du film qui est la dernière image de l’œuvre : une explosion. Chaque explosion se comprendrait ainsi comme la convocation brutale à se demander ce qui, dans nos désirs, aura été obscurément trahi. L’obscur objet du désir désignerait alors l’obscurité pulsionnelle au travail de ce qui se trahit.
14 août 2017
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