Proche-Orient ? Moyen-Orient ? Ces notions sont saturées d'idéologie, l'une propre à l'empire de « la plus grande France », l'autre appartenant à l'impérialisme des États-Unis après 1945, de la fin du mandat français au Liban et en Syrie à celle du mandat britannique en Palestine en 1948. On préfère pour notre part les termes de Maghreb et de Machrek. Le premier dit le Couchant en reliant la Mauritanie à la Libye quand l'autre, le Levant après le golfe de Syrte, part de la Palestine pour aller jusqu'en Irak, berceau de la Mésopotamie, le « pays entre les fleuves, Tigre et Euphrate ».
Certains parlent d'un orient compliqué, d'autres d'un Proche-Orient éclaté. La vérité est que toutes et tous, du nord au sud, de l'est à l'ouest, palestiniens et syriens, libyens et ukrainiens, nous sommes des accidentés de l'occident. Nous vivons pourtant dans le dur désir de l'aurore qui est si douce. L'or du levant quand des événements, au cinéma comme ailleurs, arrivent encore à nous faire lever les yeux. Les événements montrent midi pour nous qui vivons à l'heure de minuit moins une sur l'horloge de l'apocalypse, apoplexie du capitalisme, pharmaciens dealers et néofascistes, syndémie et rivalités inter-impérialistes, menaces nucléaires et saillies zoonotiques. Les événements qui soufflent dans notre oreille qu'à la vérité la catastrophe est proche, oui, mais non moins proche que l'orient aussi. L'orient proche, notre secret commun. Et qu'en attendant, oui, nous sommes encore là.
La 88ème lettre des Nouvelles du Front (site, blog, réseau) est dédiée aux proches orientaux, aux arabes fidèles au nom de la langue, l'arabe disant d'eux qu'ils sont des nomades et des passeurs.
Un Peuple d'Emmanuel Gras / Un autre monde de Stéphane Brizé : L'autre sans quoi l'un n'est rien
Après Un monde, Un peuple, Un autre monde : y a d'l'un, c'est certain, mais où est l'autre sans quoi l'un n'est rien ? De quoi dans ces trois films l'emploi de l'article indéfini est-il donc le symptôme ? Les dossiers lourds (après le harcèlement scolaire, les Gilets Jaunes et la détresse des managers) ont droit aux films, très conscients d'eux-mêmes et super-chiadés, dont la finition a pour corrélat l'imprécision des constats et l'indéfinition des prises de position. L'un sans l'autre qualifie ainsi les auteurs qui passent leur temps à définir leur autorité en la faisant reposer sur le mauvais infini de la « critique critique ». Voir le mal sans voir où il s'origine n'a pour seul bien que l'autorité des auteurs supposés savoir, qui savent au fond si peu en ignorant à quel point leurs films sentent le cramé.
Viens je t'emmène d'Alain Guiraudie : La vapoteuse aux clichés
Dans Clermont-Ferrand terrorisé par l'islamisme, le volcan éteint a la vapoteuse pour contrepoint. On s'en réjouit mais Viens je t'emmène n'emmènera pas plus loin. Le film d'Alain Guiraudie vapote, c'est tout ce qu'il peut faire de mieux. Le problème avec les clichés, c'est que leur mise en circulation a des girations débouchant moins sur de grands tournants que sur des surplaces gênants. Comme le réel, le cliché revient toujours à sa place, fatalement. Alain Guiraudie a compris que l'islam est une turbine à fantasme et ses passages à l'acte en son nom en accentuent la diffusion. Il voit aussi que l'islam s'est invité chez nous comme le loup dans la bergerie, entre fascination et répulsion. Vapoter c'est se donner l'air cool avec ce qui nous arrive et que l'on ne comprend pas.
La Nature d'Artavazd Pelechian : Détruire, voit-il
Artavazd Pelechian est l'un des derniers gardiens d'une certaine conception du cinéma, qui relève moins du tournage que du montage en s'appuyant sur un matériau souvent préexistant afin d'en tirer des raccords défiant l'espace et le temps. Le cinéaste est un poète lyrique qui a ouvert son cinéma à la part du négatif que l'humanité retourne contre elle-même quand elle l'expérimente toujours déjà sur son environnement naturel. La destruction est la Béatrice du poète né parmi les décombres du siècle. La Nature est son nouveau poème, celui de la nature souveraine, tellurique, en étant aussi celui de la nature nouvelle de l'image, calculable et numérique. Au fond, la Terre est indifférente aux calculs humains et la nature de ses dévastations n'est spiritualisée qu’en arrivant à ses vivants spirituels. Et, parmi eux, certains les ont filmées comme s’il y allait de leur vie, au péril de leur vie. La Nature est le chant de la guerre des dieux, le poème d'une gigantomachie à la fois immémoriale et hyper-moderne. D'un côté avec la technique qui rivalise avec la nature pour occuper le poste vacant de Dieu. De l'autre avec les catastrophes qui, parce qu'elles sont filmées, associent à leur spectaculaire sidération le regain réflexe d'antiques spiritualités, les divinités païennes triomphant de l'apocalypse de saint Jean. Parce qu'à la fin, la vie revient, apaisée. Et toujours miraculeuse.
Des mots qui restent de Nurith Aviv : Prendre langue(s)
Voir un nouveau film de Nurith Aviv, c'est prendre langue, c'est reprendre langue avec elle. Redécouvrir que la langue a plus d'une aile en se conjuguant au pluriel : avec Des mots qui restent, les mutilés de la langue que nous sommes le sont en manquant de vivre dans l'entre-langues.
Out of the Present d'Andrei Ujica : Après la fin de l'homme rouge
Parti d'URSS à bord de la navette spatiale Soyouz TM-12 le 19 mai 1991, Sergueï Krikaliov est revenu presque un an plus tard, le 25 mars 1992, mais en Russie post-soviétique. Dans l'intervalle, l'URSS a en effet été officiellement dissoute, le lendemain du jour de Noël de l'année 1991. Monté au ciel dans sa double identité russe et soviétique, redescendu sur Terre en étant redevenu russe et rien que russe, un cosmonaute aura vécu le privilège des révolutions orbitales en lieu et place d'une étrange révolution. Tombant du ciel à contretemps d'un soviétisme failli, les cosmonautes apparaissent tantôt comme les restes ultimes d'une utopie avortée, car pervertie en monstre totalitaire, tantôt comme des nouveau-nés qui découvriraient un monde aussi neuf qu'eux, qui n'est pourtant que celui d'un autre totalitarisme planétaire, le monde de la marchandise. La révolution, qui est si belle quand elle est orbitale, et qui est si atterrante quand elle confond la démocratie avec le libéralisme économique, demeure un nom diviseur et divisé. Ainsi comparaissent pour l'Histoire les cosmonautes de retour sur Terre : comme les avortons d'une utopie trahie, et comme les nouveau-nés de l'utopie qui devra, à ne pas s'identifier au marché, recommencer (à marcher).
Reflux du flux n°5 février-mars 2022
Navets d'exploitation qui refoulent du goulot et étoiles mortes d'auteurs fossiles, bidules hors radar et curiosités atypiques, grumeaux infréquentables et coups de bol improbables : les « reflux du flux » imaginent les aventures erratiques du regard cinéphile jeté dans la nébuleuse du streaming où le « tout est possible » est surtout celui du pire. Les « reflux du flux » tentent ainsi de raconter quelque chose de l'idéologie qui persévère en dépit de l'horizon terminal du post-politique, et quelque chose du cinéma qui insiste en s'apparentant à Dieu qui est mort mais ne le sait pas.
Hardcore (1979) de Paul Schrader : La prisonnière du porno (et le prisonnier de sa fascination)
Gerry (2002) de Gus Van Sant : L'adolescence aux antipodes
The Innocents (2021) d'Eskil Vogt : Les innocents aux mains sales
Lo and Behold, Reveries of a Connected World (2016), Into the Volcano (2016) et Fireball : Visitors from a Darker World (2020) de Werner Herzog : L'inlassable exploration des mondes, et des catastrophes qui les fondent
Emmanuel Todd, où en sont-elles ? Où en est-il ?
Où en est Emmanuel Todd, avec les femmes et avec le féminisme ? Des premières, l'anthropologue dit qu'elles ont accédé à une égalisation historique des conditions suscitant chez elles de nouvelles contradictions, anxiété, ressentiment, anomie. Du second, le démographe s'alarme de l'existence d'une nouvelle vague, qualifiée de petite-bourgeoise et d'antagoniste, qui n'aurait rien trouvé de mieux à faire que de surenchérir sur un affrontement hommes-femmes préjudiciable aux femmes les moins protégées, issues des classes populaires. De la situation actuelle des femmes à la critique aigre du féminisme contemporain, l'anthropologie tourne vite aux poncifs de l'idéologie quand la rigueur scientifique se voit sacrifiée comme ici à d'inconsistants présupposés polémiques.
Le printemps a parfois de ces musiques, un rock porcin et un rap branleur, une schizophrénie facile à écouter et la rengaine rigolote de la rigueur, encore un autre rock façon cochon irlandais.
Quatre Rayons Verts pour dégeler le printemps de l'hiver de la glaciation de l'époque :
Cluny Brown d'Ernest Lubitsch: La jouissance à coup de marteau (à déboucher les tuyaux)
Déboucher les tuyaux, c'est plus fort qu'elle, Cluny Brown aime ça. La plomberie de l'oncle sévère n'est pas un métier dont hérite sa nièce, c'est une passion d'enfance. Un jeu, une joie. Son odorat lui indique ainsi les éviers bouchés quand son ouïe est hpyer-sensible aux grincements de la tuyauterie quand elle est obstruée. Il y va à chaque fois d'un plaisir qui va au-delà du principe de plaisir. Il y va en réalité de la jouissance de Cluny, la seule question qui vaille pour Ernst Lubitsch, définitivement.
L'Inconnu du lac d'Alain Guiraudie : Rayons d'X
Un film frontal et oblique serait-il paradoxal ou bien aporétique ? On peut déjà avancer qu'un paradoxe est, au sens premier du terme, tout à côté de la doxa, soit l'opinion commune, quand l'aporie désigne étymologiquement une absence de passage, une impasse. La qualification ne serait donc pas aussi injustifiée pour L'Inconnu du lac. Le film d'Alain Guiraudie pense entre les passes du sexe et les impasses du désir qui s'écrivent sur la plage blanche d'une plage, entre le miroir opaque du lac et l'obscurité touffue de la forêt. De face, on voit dans le sable strié bien des biais.
Rester vertical d'Alain Guiraudie : L'heure du loup
Rester vertical a l'ambition grande et ondoyante, celle de faire poindre ce qu'il en est du désir quand il est partout, à tous les tournants. Le désir est celui d'Alain Guiraudie, un cinéaste itinérant qui s'interroge sur la société dans laquelle il vit et où le désir déterritorialise à tout va, mais sans orientation ni destination. C'est aussi celui de son personnage qui lui ressemble, ce scénariste qui a la bougeotte en comprenant qu'il est un déplacé, fondamentalement. Le déplacé gêne comme on parlerait d'un propos déplacé. La gêne occasionnée résulte alors de l'exil intérieur de l'homme quelconque ayant pour double inavoué le paria, sa hantise. Lui qui nomadise est un autre homme aux loups. Celui qui tente de se tenir debout devant la meute importe en effet parce que la verticalité est le dernier rempart face aux hantises qui montent, qui montent, déclassement et marginalisation.
De nos frères blessés de Hélier Cisterne : Celui qui n'a pas trahi, celui-là a été trahi
La rengaine entonnée par De nos frères blessés est sur-entendue : la grande histoire par le petit bout de la lorgnette, les faits à hauteur de l'humain, l'affaire des personnes plutôt que celle des forces impersonnelles. Destituer les majuscules de l'Histoire au nom des petites généricités de l'intimité reste une opération consensuelle, favorable à toutes les réductions, toutes les trahisons. Entonner la rengaine du petit bout de la lorgnette ainsi que s'y prête Hélier Cisterne, c'est entamer les paroles d'une chanson connue, celle des amours plus transparentes que les engagements politiques. C'est aussi déclamer à la cantonade qu'il y a des justes qui le sont moins pour des idées que par vertu. C'est encore verser dans le gros tonneau du cinéma français la vie de Fernand Iveton, vie d'exception et d'exemplarité tristement passée au laminoir télévisuel de rassembleuses banalités.