« Il est battu par les flots, mais ne sombre pas »

A propos de la séquence finale du "Pont des Arts" (2004) d'Eugène Green

L'impressionnante ambition du Pont des Arts (2004) d'Eugène Green aura consisté en la dialectisation du Lamento della ninfa (1638) de Claudio Monteverdi, son interprétation soumise sur un premier versant aux brutalités symboliques d'un maître (Denis Podalydès) à l'égard de sa principale chanteuse lyrique (Sarah, Natacha Régnier), son enregistrement reproduit sur support vinyle permettant sur un second versant d'atteindre de façon aussi aléatoire que décisive les oreilles d'un auditeur improbable (Pascal, Adrien Michaux). Ainsi, le cinéaste aurait déjà réussi à faire avec la musique baroque ce qu'il aura plus récemment encore réussi à faire avec l'architecture baroque dans La Sapienza (2014).

 

 

D'un côté, la grande culture légitime derrière l'ondulé gracieux des rideaux et les dorures bourgeoises des formes d'apprentissage répressives, au point où le mépris hautain et sexiste d'un maître à l'égard de sa chanteuse la pousse au dégoût de soi, à l'apathie puis au suicide. De l'autre, l'écoute hasardeuse du morceau enregistré participe de manière mystérieuse et imprévisible à sauver la vie de son auditeur, sauvé de ses propres enfers par un art qui y aura pourtant envoyé l'une de ses interprètes. Pour l'héroïne, les duretés ayant présidé à l'enregistrement de la composition de Claudio Monteverdi l'auront en effet poussé à se jeter du Pont des Arts une nuit ressemblant fort à celles du rêveur bressonien inspiré de Fiodor Dostoïevski. Pour le héros semblable à un drôle d'avatar du Jean-Pierre Léaud des films de Jacques Rivette et Jean Eustache de la même époque, les beautés d'une interprétation appréciée dans l'ignorance de ses conditions réelles lui auront permis de se soustraire au gaz volontairement échappé du four et, partant, de s'arracher à la pente de sa propre passion suicidaire.

 

 

Et c'est alors un rire incroyable, l'un des plus inoubliables du cinéma contemporain, élargissant autant le visage livide de l'interprète qu'il déchire le cœur du spectateur d'un héros comme revenu des Enfers grâce au fil de la voix d'une inattendue Ariane ou Eurydice. La musique n'est pas neutre, pas plus les sublimes compositions de Claudio Monteverdi que celles d'un autre compositeur, elle est un art qui est affaire de mort et de vie, d'existences parfois profanées au nom exigent de la gloire et du sacré, elle peut autant mortifier ses interprètes que sauver ses auditeurs, sa vérité reposant ultimement dans ce pli, cet entre-deux du mort et du vif. Le baroquisme d'Eugène Green consistera donc moins en un règlement de compte particulièrement mordant destiné aux ogres (comme on en voyait un dans le conte Un monde vivant en 2003) et autres pantins ridicules d'un petit monde bien connu de l'auteur qu'en la frontale exposition d'un matérialisme suffisamment profond pour rendre justice au spiritualisme qui en est le jumeau.

 

 

C'est que le baroquisme est un dualisme, un nouage sans synthèse de la matière et de l'esprit, une hyperdialectique des choses inanimées et des êtres animés qui s'énonce dans le film en deux faits contradictoires qui sont aussi vrais l'un que l'autre. L'éventail du matérialisme et de l'idéalisme déplié par les dualités de l'esprit baroque est celui en raison duquel la sublimité d'une composition musicale peut déterminer les violences symboliques de l'interprétation, les conséquences incalculables d'une reprise de Claudio Monteverdi pouvant tout à la fois pousser l'interprète au suicide et un auditeur à revenir sain et sauf de sa propre tentative. Aussi précise soit donc ici la description des conditions de production d'une interprétation musicale donnée, n'en reste pas moins indéfinie, aussi égalitaire qu'indiscernable (tout le monde peut être touché, autrement dit n'importe qui et l'on ne peut savoir d'avance qui sera ce qui), sa puissance d'affection relayée dans les circuits de la réception.

 

 

Comme s'il s'agissait pour le cinéaste d'expérimenter, sur un mode proche de celui de l'adestination ou la destinerrance de la lettre selon le vocabulaire philosophique de Jacques Derrida employé, contre l'indivisibilité de la lettre chère à Jacques Lacan, à l'occasion de La Carte postale, de Socrate à Freud et au-delà (éd. Flammarion, 1980), l'errance moderne des musiques divisées entre le temps des conditions mortifères sinon mortelles de reproduction et celui des possibilités salvatrices d'une réception équivalant alors à une forme de salut, de rédemption. Sur ce plan, Eugène Green irait plus loin que Michael Haneke réalisant La Pianiste (2001) d'après Elfriede Jelinek, le cinéaste autrichien dépliant seulement le monde d'obscénités surmoïques replié dans les interstices de l'apprentissage viennois de la musique savante afin d'avérer l'impensable proximité de la culture légitime et de la pornographie.

 

 

C'est en cela que l'exilé de la Barbarie (ainsi qu'Eugène Green nomme les États-Unis), qui fut dans une autre vie figurant dans Le Diable probablement (1977) de Robert Bresson, serait alors un plus profond dialecticien sur ce coup-là, un plus grand praticien de ce qu'il nomme, au carrefour idéal du savoir et de la sagesse, la sapience. Non seulement parce qu'il rend compte de la violence instrumentale et relationnelle autorisée dans les formes académiques de l'interprétation, mais aussi parce qu'il s'attache au réel d'une réception en ses puissances de punctum imprévisibles. Le punctum peut s'entendre tantôt comme un coup de poing, une meurtrissure, à l'instar des insultes proférées qui, littéralement ici, tueront leur destinataire sans que leur destinateur ne s'en inquiète ni ne s'en émeuve, tantôt comme une touche intersubjective, émouvante et salvatrice, une caresse qui retient de basculer dans le précipice, une affectueuse poignée de mains amies.

 

 

Si l'interprétation fut la torture de l'interprète dans les griffes de celui qu'elle nommait ironiquement l'Innommable, la réception équivaudra pourtant à une forme d'indicible rédemption pour son auditeur de hasard, la dure réalité occultée des conditions de production n'enlevant donc rien au réel des affections en résultante d'une réception aléatoire. L'interprète tombée, l'auditeur en incarnerait comme une manière de relève (il se redresse après que celle-ci ait chu) qui jamais cependant ne saurait, comme chez Roberto Rossellini et Jean-Luc Godard, effacer ni abolir le désastre accompli, et dont il découvrira après coup, différée, l'obscène écheveau des causes. La condition pour traverser à l'occasion de l'ultime séquence du film le fameux Pont des Arts, ainsi délié de la gangue de ses clichés touristiques, consistera à en tenir baroquement les deux extrémités – tenir les deux bouts de la chandelle qui brûle et de la bougie qui éclaire, de la musique qui tue et de celle qui sauve et qui, divisée, demeure la même.

 

 

Alors, et alors seulement, le Pont des Arts tient bon sans s'effondrer, quand bien même l'action du film éponyme d'Eugène Green pourrait se passer en 1979, année où la structure parisienne réellement s'effondra.

 

 

Alors, la passerelle peut ressembler à un rêve japonais fait par l'héroïne peu avant de passer à l'acte comme à une pièce de théâtre Nô vue par le héros peu de temps avant de se retenir à l'arrachée de passer à l'acte.

 

 

Alors Sarah morte et Pascal vivant peuvent se regarder fixement par-dessus la mort les séparant, les liaisons faites dans la bouche comme les plans sont montés avec une souveraine frontalité telle que le raccord à 180° donne la sensation de voir l'image se retourner sur elle-même à l'intérieur de notre propre regard. L'une ayant dans son dos le Palais du Louvre et l'autre l'Institut de France dans le sien, les deux amoureux impossibles se regardent comme ils nous regardent par dessus le fleuve conjoignant présentement l'ici et l'ailleurs, le passé et l'avenir. Comme la musique sera née puis morte puis ressuscitée entre les silences de l'interprétation et de la réception.

 

 

Alors, leurs ombres s'embrassent en s'évanouissant dans un fondu au blanc, en prélude à une nouvelle scansion du Lamento della ninfa, chant de l'amour meurtri mêlant dans les cœurs « flamma e gel », le feu et la glace. Et puis la Seine qui coule encore et toujours, la vie comme Paris dont la devise, avant comme après le vendredi 13 novembre, demeure : Fluctuat nec mergitur. La vie sans musique serait bel et bien une erreur si et seulement s'il n'y avait pas des puissances de relève aussi hasardeuses que miraculeuses du côté de la réception pour rédimer l'odieux bazar des rapports de production.

 

 

Le 23 décembre 2015


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