« La voyance consiste à déchiffrer les miroitements du réel et à les interpréter selon qu'ils s'effectuent à la surface des choses ou dans leur sous-sol (…) » (Achille Mbembe, Critique de la raison nègre, éd. La Découverte-coll. « Cahiers libres », 2013, p. 193)
Que Viva Eisenstein ! (2015) de Peter Greenaway expose une nouvelle fois la manière snobinarde et compulsive d'un auteur confondant aussi allègrement que symptomatiquement information ou signification et expression ou sens, au point de trouver qu'il y a bon goût à vouloir échanger un pot plein de culture dégoulinante contre une fausse idée de l'art équivalent au bout du compte à son simulacre communicationnel et audiovisuel. Préoccupé comme souvent d'étaler à chaque plan son érudition comme s'il s'agissait de confiture, le réalisateur anglais prend cette fois-ci pour cible le génie soviétique de passage au Mexique pour y réaliser en 1930 un film inachevé (Que Viva Mexico !) en le soumettant à la moulinette gluante de son dispositif de savoir-pouvoir. Le gavage (sous la forme conjuguée du split-screen et du name-dropping) est si ostentatoire et la déconfiture au final si grande (à chaque « lâcher de nom » enchaîné comme un clic sur une page Wikipédia, un bout d'archive mobilisé en guise de bouche-trou et de garantie d'authenticité – mais aussi de symptôme d'un manque cruel de confiance dans le spectateur et de croyance dans la fiction) que le spectateur se retrouve alors à ressembler furieusement au héros du Ventre de l'architecte (1987), victime d'un mal de crâne résolument semblable à des crampes d'estomac. Multipliant frénétiquement – et le kitsch d'un usage ornemental de la 3D aidant en ce sens – les solutions de continuité entre tendance logorrhéique et penchant diarrhéique, Peter Greenaway le confiturier profite de la visite éclair du musée des momies de Guanajuato pour en extraire, à coup de fondus-enchaînés et d'effets stroboscopiques, un principe sirupeux de nappage susceptible d'enrober et gélifier Sergueï Eisenstein dans le cliché visqueux de l'indistinction mexicaine entre Éros et Thanatos. Heureusement, un souvenir vient soudainement interrompre la captivité du spectateur arraisonné par les démonstrations de force du réalisateur comme une mouche s'encollerait dans la confiote : l'ouverture inoubliable de Nosferatu, fantôme de la nuit (1979) de Werner Herzog.
Inoubliable, cette séquence l'est pour au moins quatre raisons différentes et combinées : c'est la musique, sépulcrale et hypnotique, de Popol Vuh qui semble faire résonner depuis le corps vide et livide des momies l'écho lointain d'un râle, restituant la durée d'une agonie qui paraît devoir durer à jamais ; c'est la décision incroyable du cinéaste allemand qui, marqué par leur vision lors d'un séjour mexicain durant les années 1960, se sera débrouillé pour sortir les momies de leur musée afin de les arracher à leur pétrification touristique et, alignées contre un mur dans un souterrain selon un crescendo générationnel (des plus jeunes aux plus vieux), leur donner une nouvelle vie de fiction ; c'est le désir d'y voir une image paradoxale de la vie dernière éternisée dans la mort en guise de vision cauchemardesque déchirant le sommeil d'une habitante de Wismar dans l'Allemagne du 19ème siècle, Lucy Harker, l'héroïne d'un remake d'un film célèbre de Friedrich W. Murnau en 1922 inspiré en cachette par le Dracula de Bram Stoker ; c'est enfin la réitération d'une même ressemblance qui hurle comme l'aurait dit Georges Bataille, les visages tordus par la douleur, les cavités oculaires grandes ouvertes sur le néant (comme dans l'Autoportrait en miroir de Léon Spilliaert) et les bouches disloquées exposant les empreintes ou moulages d'une horreur indicible aussi grande que celle peinte cinq fois, entre 1893 et 1917, par Edvard Munch. Le peintre norvégien notant dans son journal, le 22 janvier 1892, les mots suivants : « Je me promenais sur un sentier avec deux amis — le soleil se couchait — tout d'un coup le ciel devint rouge sang je m'arrêtai, fatigué, et m'appuyai sur une clôture — il y avait du sang et des langues de feu au-dessus du fjord bleu-noir de la ville — mes amis continuèrent, et j'y restai, tremblant d'anxiété — je sentais un cri infini qui se passait à travers l'univers et qui déchirait la nature ».
Ce « cri infini » passant à travers l'univers et déchirant la nature, Peter Greenaway préfère pour son compte ne pas l'entendre, bercé par les sirènes de ses propres illusions de pédagogue communiquant tout ce qu'il sait sur Sergueï Eisenstein pour ne pas avoir à se préoccuper ni de son cinéma ni d'un spectateur pourtant séduit par l'idée de faire de l'auteur du Cuirassé Potemkine (1925) un personnage de fiction.
Ce « cri infini », Werner Herzog l'aura en revanche absolument entendu, autant travaillé par le souci de documenter sa crainte et son tremblement face aux momies de Guanajuato en ce qu'il affecte les cadres composés par son directeur de la photographie, Jörg Schmidt-Reitwein, qu'il aura été par ailleurs happé par le désir de coller sous la forme d'un montage improbable (le collage de fragments de géographie hétérogènes innervant d'autres films précédemment réalisés, notamment Fata Morgana en 1971 et Cœurs de verre en 1976) un bloc de réalité conservé d'une épidémie mexicaine de choléra en 1833 avec un récit redéployant les ailes de chauve-souris fantastiques, romantiques et vampiriques d'une œuvre-phare réalisée par un vieux maître en cinéma. Il faut alors entendre les battements de cœur scandant les plages de la musique composée par Popol Vuh (dont le nom, rappelons-le opportunément ici, vient du grand livre mythologique rédigé en quiché et appartenant à l'une des grandes civilisations précolombiennes ayant entre autres occupé le sud du Mexique). Il faut alors en saisir le rythme comme l'expression onirique de signes de mort et de vie qui lient la grande création cosmogonique (celle narrée par le Popol Vuh) au grand désastre historique représenté par la conquête occidentale, particulièrement espagnole, de l'Amérique (cette catastrophe que soufflerait la musique de Popol Vuh dans les films de Werner Herzog, significativement depuis Aguirre, la colère de Dieu en 1972).
Les momies du peuple qui manque
Il faut alors avec ces momies voir l'image effrayante d'un peuple qui manque et entendre que ce peuple crie terriblement son absence, un peuple dont le cri inaudible deviendrait alors celui de toutes les catastrophes passées et à venir : catastrophe documentée de la destruction des puits de pétrole à la suite de la première guerre étasunienne contre l'Irak (Leçons de ténèbres en 1992) ; catastrophe fictionnelle de l'invasion des rats et de la peste sous le contrôle aristocratique du mort non-mort (le vampire de Nosferatu) ; et, entre les deux, catastrophe nazie dont Werner Herzog est l'un des enfants (il est né en 1942) et dont le film de Friedrich W. Murnau aurait exemplairement représenté, dans la perspective méta-psychologique défendue par Siegfried Kracauer, le symptôme aussi ambigu que prophétique (cf. De Caligari à Hitler : une histoire psychologique du cinéma allemand, éd. L'Âge d'homme, 1973).
Il faut enfin consacrer la division des puissances propres à l'image cinématographique, selon que celle-ci fonctionne comme trace, empreinte et moulage de la réalité (« En ce sens on pourrait considérer la photographie comme un moulage, une prise d'empreinte de l'objet par le truchement de la lumière », André Bazin, « Ontologique de l'image photographique » in Qu'est-ce que le cinéma ?, éd. du Cerf, 1985, p. 12, note 1) et selon qu'elle vaille comme fiction de transfiguration visionnaire ruinant les hiérarchies rationnelles et les chronologies linéaires. Il faudra donc voir, dans les momies de Guanajuato comme dans le couple enseveli dans les laves et cendres éternelles du Vésuve dans Voyage en Italie (1953) de Roberto Rossellini, les figures d'une catastrophe qui dure (la mort, aussi incessante imaginairement qu'incontournable réellement) en traversant tous les temps du vivant, chargée rétrospectivement d'une force de prévention et de préfiguration de ce qui pourrait être encore à venir (la fin d'un amour dans le film italien, la maladie virale et mortelle dans le film allemand).
Au carrefour de l'ontologie (bazinienne) et de l'hantologie (derridienne), l'image cinématographique, ce n'est pas la momification muséale et communicationnelle du cinéma dans l'exposé en Power-Point livré par Peter Greenaway. C'est la « momie du changement » (André Bazin, opus cité, p. 14), c'est la momification transfigurée pour valoir comme préfiguration, telle qu'elle sidère l'entrée en matière de Nosferatu de Werner Herzog. En souvenir croisé de deux images fondatrices (le musée mexicain d'un côté et le film de Friedrich W. Murnau de l'autre), comme en préambule d'un pouvoir de mort, aussi actuel qu'immémorial, qu'une chauve-souris volant au ralenti annonce telle une allégorie obscure.
Les cris qui perdurent et que l'on n'entend plus finissent pourtant par revenir dans le sommeil agité d'une femme (Isabelle Adjani) qui, pâle comme la mort et le regard ouvert sur d'impossibles azurs, s'arrache de son lit, de l'autre côté de l'océan et du temps, en fixant le spectateur droit dans les yeux : le cri est une prophétie intransitive, incompréhensible et intraduisible – l'inouï d'un cauchemar de retour. Le cri étant alors la marque d'un impouvoir sous la forme déchirante et déchirée d'une puissance d'exclamation pure dont la caverne des rêves perdus de la grotte Chauvet, contre-lieu opposable au musée de Guanajuato, conserve encore les traces de son incendie originel.
« Au fond, le mystère de la vie, c'est la ''mort dans la vie'', la ''vie dans la mort'', cet entrelacement qui est le nom même du pouvoir, du savoir et de la puissance » (Achille Mbembe, opus cité).
Le 14 juillet 2015
Relu le 14 novembre 2015