Personne comme David Bowie

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Comme cela fut souvent le cas, David Bowie aura été suffisamment en avance sur son temps pour le prendre de vitesse et, ce faisant, dominer l'actualité en la façonnant à son image : un nouvel album, son 26ème, l'excellent Blackstar, venait tout juste de sortir mais, deux jours après seulement, on annonce la disparition de son auteur à l'âge de 69 ans. La vie de l'œuvre aura pris à contre-temps la mort de son auteur. Comme n'importe quelle figure qui compte, autrement dit dont le génie (il était ici artistique, il aurait pu tout aussi bien être ailleurs politique ou scientifique) autorise de restituer en autant d'actes manifestes une puissance générique qui est le propre inappropriable de nous tous, la mort s'impose certes en ayant valeur d'interruption mais elle n'est jamais définitive. Seulement décisive en ceci que la mort relance de manière aussi synthétique que disjonctive une œuvre dont les multiples dimensions et césures, plis et recommencements assurent son caractère réellement inépuisable – sa vitalité, soit sa puissance avérée par tous les actes en lesquels une œuvre se manifeste autant que dans l'infini éventail de ses virtualités.

 

 

La chose est d'autant plus vraie pour un artiste ayant comme David Bowie été souvent comparé au mythe littéraire de Dorian Gray, lui qui aura fait de sa vie un mythe en participant à modeler depuis les enroulés de sa dynamique imaginale et métamorphique l'esthétique des années 1970 (pour le meilleur) et 1980 (pour le moins bon sinon le pire). C'est-à-dire en faisant de ces décennies (surtout la première) d'authentiques défilés de mode. C'est-à-dire en démultipliant leur image comme un palais des glaces baroque où l'assortiment des techniques et la garde-robe des performances au principe de la réinvention perpétuelle du souci de soi avère la dimension carnavalesque et profondément plastique de l'être humain – dont le genre privilégié serait dès lors, résolument, trans. Avec la floraison kaléidoscopique des personnages aussi vite nés qu'assassinés (Ziggy Stardust, Aladdin Sane, Halloween Jack, The Thin White Duke, The Visitor), l'efflorescence aura assuré plusieurs fonctions, dont celle, véritablement pharmacologique, de tirer un remède symbolique du poison diabolique de la maladie mentale et de la schizophrénie ayant fracturé l'esprit de son frère suicidé en 1985.

 

 

Alors, David Bowie, autodidacte et chanteur, compositeur et producteur, multi-instrumentiste et acteur, aura expérimenté tous azimuts, y compris sexuellement : en faisant à chaque fois peau neuve, littéralement.

 

 

Alors, ses yeux vairons suite à une baston auront su regarder en direction d'un carrefour au milieu duquel divers agencements esthétiques auront déployé leurs ailes de machines mutantes et hybrides. Alors, son génie vampirique aura consisté à savoir pomper, la gouaille cockney en bouche, l'air du temps avec une telle intuition nietzschéenne que, à l'image biscornue d'un body snatcher ayant assimilé les leçons de décadentisme de Charles Baudelaire, Oscar Wilde et Joris-Karl Huysmans, il l'aura expiré en empoisonnant tout néoplatonisme parce qu'il aura su fondre et confondre les modèles auxquels rendre hommage (Bob Dylan, les Rolling Stones, le Velvet Underground, Andy Warhol, Jacques Brel dont il reprend Amsterdam) avec ses propres copies, mimétiques et sataniques. La solitude peuplée de l'artiste lui aura alors permis de faire de sa vie une œuvre d'art, un mythe lové comme le serpent mordant fatalement dans les mythologies plus ou moins délétères de son temps.

 

 

Alors, David Bowie comme ses nombreux masques est devenu lui-même un personnage de fiction, lui dont le pseudonyme vient d'ailleurs, d'un pionnier de la conquête de l'ouest connu pour l'usage de son Bowie-knife. David Bowie devient donc le nom d'un labyrinthe audio-visuel et spectaculaire où, entre une forte connivence avec The Kinks et deux accointances avec Stanley Kubrick (autant celui de 2001 : A Space Odyssey en 1968 et A Clockwork Orange en 1971), l'européanisation pop puis glam du folk-rock aura rencontré au risque assumé du kitsch son noyau théâtral issu du cabaret allemand époque Weimar. Un palais des glaces où les paroles redistribuées en cut-up dans l'inspiration de la littérature d'avant-garde (William S. Burroughs) auront été enveloppées des vapeurs un rien fumeuses du mysticisme et de l'occultisme d'un Aleister Crowley. Un dédale où, enfin, Jean Genet et George Orwell auront convoyé dans le même lit d'un même cauchemar totalitaire que, par le plus génial des paradoxes, le chanteur reconnaîtra en Los Angeles, la cité des anges cocaïnés fuie pour se ressourcer à Berlin à l'occasion d'une trilogie de haute volée composée avec Brian Eno (Low, ''Heroes'' et Lodger entre 1977 et 1979).

Et puis, auront sonné les adieux de la décennie défunte avec le bouleversant Ashes to Ashes extrait de l'album au titre si symptomatique, Scary Monsters (and Super Creeps) en 1980. Et puis, les années 1980 sont arrivés, et David Bowie y aura excellemment adhéré en collant aux basques d'autres monstres, devenant à cette occasion l'auteur non plus de chansons inoubliables mais de tubes planétaires (parfois très bons comme, en 1983, Modern Love ainsi que la reprise plus musclée de China Girl coécrite avec Iggy Pop). Pour le prix d'une bonne santé retrouvée, l'homme d'affaires aura laissé dans la penderie son monstrueux génie créateur au bénéfice d'un talent de businessman cravaté lui offrant de se muer suite à un nouveau pacte luciférien en image de marque caractéristique du nouvel esprit du capitalisme. Cette image n'aura d'ailleurs pas été raté par le beau film de Todd Haynes, Velvet Goldmine (1998), qui se sera pour sa part amusé à réinventer les jeux de miroir de la réalité par le prisme d'une fiction branchée sur le pouvoir extrêmement fictionnel d'une époque théâtrale, carnavalesque et transformiste dont David Bowie demeure à jamais l'un des hérauts méphistophéliques.

 

 

Ce dernier aurait pu se contenter de la seule gestion commerciale des rentes d'un génie absenté, mais non, ses ambitions musicales lui seront revenus à la tête, il aura cessé de céder sur son désir, d'abord en proposant l'une de ses plus belles chansons dédiés à son frère schizophrène et suicidé (Jump They Say en 1993). Puis, il investit en compagnie de l'ami retrouvé Brian Eno l'électro sur un versant sombre et expérimental (le génial Outside en 1995 promis à connaître une suite qui ne verrait jamais le jour) et plus jouissif (Earthling en 1997), il fait momentanément faux bon (l'inutile 'Hours...' en 1999) mais sait retomber sur ses pieds en produisant des classiques inactuels comme Heathen (2002) et Reality (2003), passera une longue décennie à se battre contre le crabe qui s'acharne contre lui et reviendra en belle forme avec deux albums plus qu'estimables, The Next Day (2013) et surtout Blackstar.

 

 

Au cinéma, on compte une bonne vingtaine d'apparitions, dans des rôles principaux auréolés de ses propres vapeurs électriques (The Man Who Fell to Earth de Nicolas Roeg en 1976, Hunger – Les Prédateurs de Tony Scott en 1983 et, surtout, Furyo de Nagisa Oshima), dans des apparitions secondaires de luxe (dans les rôles de Jareth le roi des gobelins dans Labyrinth de Ridley Scott en 1986, de Ponce Pilate dans The Last Temptation of Christ de Martin Scorsese en 1987, d'Andy Warhol dans Basquiat de Julian Schnabel en 1996, de l'ingénieur électricien Nikola Tesla dans The Prestige de Christopher Nolan en 2006, sans oublier son propre rôle auto-parodié dans l'excellent Zoolander de Ben Stiller en 2002). Et puis l'on ne compte pas ou plus les dizaines et dizaines d'utilisation de ses chansons dans des films dont certains comptent, marqués ou griffés par la patte du bonhomme.

 

 

Définitivement, pour nous, David Bowie, c'est à jamais ce corps qui sort d'un ascenseur en débarquant littéralement dans les couloirs du FBI dans Twin Peaks. Fire Walk With Me (1992) de David Lynch. Comme si un personnage arrivait d'un autre film pour précipiter le destin d'un autre. Que figure alors David Bowie avec une élégance quelque peu abîmée, sinon une énigme impossible à dissiper, la ruine d'un autre cauchemar dont les vapeurs empoisonnées lèchent la surface de l'écran ? Pendant ces quelques secondes où déboule David Bowie dans le rôle de Philip Jeffries pour accuser l'agent du FBI héros Dale Cooper d'une duplicité qui ne se comprendra qu'au futur antérieur, le récit d'un rêve et son contenu revécu comme s'il était réel fusionnent en emportant toute logique. Pendant cette séquence palpitante ou convulsive, le cerveau du film semble éprouver une intempestive déflagration synaptique, disponible alors pour se brancher sur des strates inconscientes qui s'enfonceraient jusque dans le non-savoir du cinéaste, dont il sait au moins qu'il ressemble à un cirque, à un show de freaks. Pendant ce pur moment de crise en excès à toute fermeture scénaristique, la menace du givre télévisuel fond sur un film qui, comme au bord de l'apoplexie, se bat héroïquement contre le destin imposé par la série qui le précède, le floconnement électrique et bleuté de l'image se prolongeant dans le formica d'une table, une assiette de céréales, les papilles d'une langue parlant un idiome inconnu et une rencontre improbable de marginaux à la tératologie effrayante.

Personne comme David Bowie, alors, ne pouvait incarner une telle intensité, surgie de zones dans lesquelles celui-ci aura longtemps frayé en y perdant quelques plumes et dont quelques cinéastes voudront arpenter à nouveau les bordures en dansant, un pied dedans, un pied dehors. Ainsi, Modern Love chez Leos Carax (Mauvais sang en 1987), I'm Deranged chez David Lynch encore (Lost Highway en 1998), Life on Mars ? chez Wes Anderson (The Life Aquatic with Steve Zissou en 2004) et la version italienne de Space Oddity (Ragazzo solo, Ragazza sola) chez Bernardo Bertolucci (Moi et toi en 2012) demeurent des fulgurances qui comptent et sans lesquelles notre vie ne serait tout bonnement pas ce qu'elle est, plus triste et moins habitée, moins lyrique et définitivement moins héroïque.

 

 

Le 12 janvier 2016




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