Profession : reporter (1975) de Michelangelo Antonioni

L'air de rien, la tauromachie

Profession : reporter est l'un des films les plus intrigants de Michelangelo Antonioni. Précisément parce qu'il en va ici de l'intrigue comme de ce qui fait problème.

 

L'intrigue tracasse en effet quand conduire la fiction à lui rappeler qu'elle peut avoir comme modalité celle de l'intrication induit d'adopter, a contrario et avec pas mal de perversité, la relâche savante dans les nœuds narratifs.

 

Comme s'il s'agissait de passer, en usant de la digression et de la durée, de l'articulation (ce qu'enchevêtre l'intrigue) à la modulation (l'intrigue embrouille en faisant lever tout un brouillard, une brouille au sens de l'agitation d'un liquide afin de le rendre trouble).

Nom troqué, nom truqué (et l'Algérie retrouvée)

 

 

 

 

 

L'homme qui voudrait changer de peau parce qu'il ne souffre plus la sienne prend l'identité d'un mort et son nom troqué (Locke contre Robertson) est un nom truqué (le premier est le patronyme du philosophe inventeur du libéralisme ; le second, celui de n'importe qui, donc de personne). Tout vivant ne l'est qu'en sursis, tandis que le libéralisme est une fable de la liberté qui s'étiole à l'orée du désert qu'est la modernité tardive. La diagonale qui relierait Heidegger à Pirandello a besoin d'un corps, passeur et passager, et Jack Nicholson se prête au jeu comme jamais, les façons émollientes pour faire désœuvrement du barbare carnassier qu'il est.

 

 

 

L'intrigue tracassière viendrait de ses articulations faibles dont les relâchements prêteraient à de trop simples modulations (la fiction balisée exsude une vieille moiteur existentielle, la sueur de récits à la Camus). Le risque est encouru par les cinéastes, tous algériens et désireux d'en repasser par ce désert-là, un désert toujours pluriel, des désertifications objectives, des désertions subjectives et des desserrements du monde, côté documentaire (Chantier A de Tarek Sami, Lucie Dèche et Karim Loualiche) et versant fiction (Abou Leïla d'Amin Sidi-Boumédiène) ou entre les deux (Inland - Gabbla de Tariq Teguia), mais qui ont toutefois trouvé de quoi redonner aux paysages humains et non-humains d'Algérie tout ce que le film éclaireur n'aura fait que survoler.

 

 

 

 

 

Des sables et du matin (rose et rosée)

 

 

 

 

 

Hors, la distension narrative a pour optique de s'accomplir dans la visée d'une déception redoublée. Il faudrait décevoir la fiction quand sa structure est appareillée aux codes dont les conventions déterminent l'expression (l'identité factice, le trafic d'armes et les tueurs aux trousses), en décevant également sa contrepartie documentaire (l'Afrique s'y énonce dans l'abstraction des majuscules; ainsi, l'Algérie ouvrant le film n'y est jamais nommée). Ce qui se redouble dès lors s'annule et aucune partie ni contrepartie n'y aura gagné.

 

 

 

Le brouillard (Le Désert rouge, Identification d'une femme), le cinéaste s'y livre avec affectation et ce qu'il reste au matin une fois qu'il s'est dissipé, c'est un peu de buée, une rose des sables mouillée par la rosée.

 

 

 

Exceptionnellement, Michelangelo Antonioni étend sur quatre pays (l'Algérie, l'Angleterre, l'Allemagne et l'Espagne) et deux continents (l'Europe et l'Afrique) une fiction dont l'impulsion est forte (un reporter prend l'identité d'un mort en héritant de ses ombres) mais son traitement évasif conduit au final à un désaveu au carré. La fiction est ce dont le film a besoin pour autant qu'elle prend plaisir à la distancier, tandis que le documentaire qui passe dans les intervalles est du vent, un air d'insignifiance moléculaire.

 

 

 

L'évaporation antonionienne de l'individu moderne, homme et femme c'est égal, pèse par contradiction tout son poids d'allégorisme (en optant pour la fuite, un reporter de télé choisit la fiction et elle est redoublée quand, aux tueurs aux trousses, s'ajoute la quête de son ex-compagne et d'un ami). Délibérément appauvrie, la fiction reste toutefois préférable au documentaire.

 

 

 

Profession : reporter a des charmes qui, si forts soient-ils, s'évaporent à chaque revoyure, imparablement. L'identité est une construction symbolique, un récit pour faussaire d'occasion, voilà un acquis pour qui n'y voit que du substantiel. Sauf que l'évidement identitaire qu'entrouvre la crise existentielle ne mène à rien d'autre sinon la désertion du récit, sa fuite en avant au sens d'un assèchement, d'une déshydratation (le désert, on en part pour y revenir). Un abandon au néant faisant d'un meurtre commandité un suicide par procuration.

 

 

 

Même dans la facture bornée des reportage tournés par Locke pour la télé, le documentaire se fait rattraper et grignoter par la fiction, avec le chef d'État rompu à l'exercice de la propagande, l'exécution d'un opposant dont le flou (qui fait couler le blanc des yeux) absorbe l'hypothèse de sa facticité et le sorcier retournant la caméra contre son opérateur qui, alors, se soustrait au jeu de l'interview. La fiction truque le documentaire qui, sinon, se dérobe et s'il s'agit d'épuiser l'une, l'autre s'évanouit dans la pulvérulence et la poussière.

 

 

 

La fiction est rose des sables et la rosée qui en mouille les facettes à la Gaudi, fugacité du documentaire.

 

 

 

 

 

Le gyroscope et la corrida, degré zéro du cinéma d'Antonioni

 

 

 

 

 

Si les pointillés de la fiction s'évaporent en points de suspension narratifs, c'est en raison aussi de l'usage dynamique du panoramique. Le balayage qu'autorise en effet la caméra quand elle pivote sur son axe s'y effectue selon deux options : décentrement du déserteur de soi en lequel s'agrègent des bouts usés de fiction et décadrage ouvrant des fenêtres comme autant de parenthèses, dans le temps (du récit) et dans l'espace (documentaire). Dans sa jeunesse, Michelangelo Antonioni avait dédié un documentaire aux éboueurs de Rome (Nettoyage urbain en 1948). Le cinéaste a d'emblée moins opté pour la fonction du juge que pour celle du balayeur amassant toute la poussière du monde, fictions abouliques et glanures de documentaire.

 

 

 

Dans les formes du panoramique, la caméra a pour visée certaine une rotondité du monde mais le cercle est un zéro quand les épuisements de la fiction coïncident avec les promesses non tenues du documentaire. On dirait comme un ruban de Möbius qu'avère la manière du road-movie, mais dans la réversibilité de toutes les inconsistances, trafics d'armes et d'identité, l'Absurde et l'Afrique, conventions du genre et du reportage télé.

 

 

 

Profession : reporter balaie beaucoup et les restes qu'il amasse recouvrent aussi le tas de ses propres ruines.

 

 

 

Le fameux plan-séquence de sept minutes tourné dans un petit village d'Almería est un tour de force aussi impressionnant que vain. La vanité y est par ailleurs son objet quand, avec une lenteur cérémonielle, le tour de passe-passe exécuté à l'aide d'un système de gyroscopes fait passer le point de vue de l'intérieur à l'extérieur de la fenêtre grillagée d'une chambre d'hôtel afin de seulement escamoter la façon dont meurt le déserteur. Le meurtre qui s'y renverse symboliquement en suicide est chas ou trou de serrure, anneau ou cercle (γῦρος), le degré zéro de la fiction quand elle devient le hors-cadre environnant une vague rumeur documentaire.

 

 

 

Mais s'y trouverait aussi, en résonance avec Mort dans l'après-midi d'Ernest Hemingway, l'image de vérité ultime du film quand une trompette alerte au loin de la présence d'une arène de corrida. Degré zéro de l'image antonionienne : vivre c'est fuir en désertant au gré du vent, le brasser en balayant, c'est toréer aussi en risquant d'en être l'encorné. Du cinéma comme une tauromachie mais l'air de rien.

 

 

 

23 mai 2024