L'énigme masculine, c'est que dans le paysage de la Loi une femme vient toujours à manquer. Et c'est son manque indiscuté qui avère le désert de toute masculinité bandée.
Ce qu'une femme à l'instar d'Eve ne manque pas d'indiquer à tous les Roger Thornhill de la Terre, c'est que, dans la direction du nord (le visage flétri par le temps ou la forfaiture comme la peau ridée sur le lait), il faut toujours en passer par les troublantes suspensions du nord-ouest et les risques qui vont avec.
Le visage de pierre est alors comme un paysage désertique dominé par le regard énigmatique d'un sphinx indiquant un au-delà au Mont Rushmore – à l'horizon des grandes pyramides égyptiennes.
« ''Nord par Nord-Ouest'', c'est le bon titre. Le spectateur de cinéma est comme Cary Grant : il perd le nord. Hitchcock est comme une machine : il sait où est le nord (c'est-à-dire le dénouement, le terminus, les Monts Rushmore). Mais le Nord, on n'y va jamais directement. On y va par le Nord-Ouest. Le vrai film, celui que vous hallucinez et qui nourrit vos rêves les plus tenaces, c'est le Nord-Ouest. Le film va vers le Nord, les photogrammes – cette chair inconnue du film – vont vers l'Ouest. Voici une page ''ouest'' ». C'est ainsi que conclut admirablement Serge Daney sa non moins admirable notule consacrée à la ressortie en juin 1982 de North By Northwest – La Mort aux trousses (1959), ce chef-d'œuvre (solaire) parmi les chefs-d'œuvre (plutôt vert mélancolique un an auparavant avec Vertigo - Sueurs froides, plutôt noir et blanc et noir un an après avec Psycho - Psychose) d'Alfred Hitchcock (Ciné journal. Volume I / 1981-1982, éd. Cahiers du cinéma-coll. « Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma », 1998, p. 169).
D'un fondu-enchaîné l'autre
Une autre « page ''ouest'' » voudrait ici témoigner d'une fascination de spectateur captivé par deux fondus-enchaînés superposant symétriquement, le temps de quelques millisecondes décisifs, les plaques tectoniques d'une paire dédoublée de séquences – et, dans leur soubassement filmique, d'autres photogrammes composant la « chair inconnue » ou la trame secrète de North By Northwest. On ne saurait en effet oublier les grandes séquences de l'attaque de l'avion dans un paysage désertique de l'Illinois (sublime préfiguration de The Birds - Les Oiseaux en 1963 et géniale délocalisation en plein soleil d'un moment de film noir) ou le dénouement de l'action sur les hauteurs du mémorial national du Mont Rushmore situé dans le Dakota du Sud (en relève du finale inaccompli de Saboteur - La Cinquième colonne en 1942).
Il faudra toutefois délaisser momentanément les tours spectaculaires du démiurge qui ne perd pas le nord des exigences de l'entertainment pour insister sur les détours (par le nord-ouest) d'un trouble persistant qui cependant en résulte, même si indirectement.
D'une part, nous avons Eve Kendall (Eva Marie Saint) qui regarde Roger Thornhill (Cary Grant) partir pour une destination supposée par elle mortelle, située à un arrêt de bus perdu de Prairie Stop sur la route 41 reliant Chicago dans l'Illinois et Rapid City dans le Dakota du sud. Et c'est, de l'autre, le second qui, comprenant désormais que la première était moins une menteuse travaillant pour de distingués marchands de secrets d'État (interprétés par James Mason et Martin Landau dont les personnages semblent liés par d'obscurs affects) qu'une agent du contre-espionnage infiltrée parmi eux, sait qu'il pourra réussir à la sauver. il lui faudra la retrouver dans une grande bâtisse inspirée de la célèbre Maison sur la cascade de Frank Lloyd Wright, et insérée en matte painting dans des plans tournés au pied du fameux Mont Rushmore (Michelangelo Antonioni fera exploser autant de fois que nécessaire une copie presque conforme de cette fameuse maison dans Zabriskie Point en 1970).
Il existe des analyses de ces deux fondus-enchaînés dont l'usage de la surimpression insisterait tantôt sur la force rédemptrice de l'amour après sa préalable trahison (comme l'envisage la notice du Ciné-club de Caen), tantôt sur l'idée d'une reconquête d'un soi masculin passant par le cap symbolique (et phallique) de l'appropriation d'une femme posée tranquillement comme « la Femme » (Bernard Benoliel et Jean-Baptiste Thoret, Road Movie, USA, éd. Hoëbeke, 2011, p. 94). Dans tous les cas, demeure indiscuté le noyau fondamentalement genré d'un rapport figuratif en raison duquel, par un inéluctable destin, la « Femme » trahirait immanquablement l'« Homme » qui, cependant, saura passer l'éponge et la sauvera en se sauvant lui-même par la même occasion. Au risque que l'analyse s'engage dans la reconduite fautive d'impensés, par le nord, qui s'épargnent par conséquent le devoir critique d'une problématisation minimale mais nécessaire, du côté du nord-ouest.
Indiscutablement, il y a un partage symbolique que l'on peut qualifier de classiquement genré. L'horizontalité abstraite et désertique figurée par l'héroïne se renverse en effet en verticalité montagneuse, phallique, forcément phallique, reliant le destin élevé du héros à celui des dirigeants mythiques du pays. Mais l'on ne saurait y réduire le tout du film d'Alfred Hitchcock, plus fort car tellement plus ambivalent quand on le saisit au plus près du nord-ouest de sa chair filmique, plutôt qu'embarqué dans la seule perspective imposée à toute vitesse par la vrombissante locomotive d'une fiction lancée en direction du nord de sa résolution.
Reine égyptienne et Énigme sphyngique
(striures du visage et plissements de terrain)
Que voyons-nous alors, qui explique, partiellement mais très probablement, à quel point un trouble « figural » (Jean-François Lyotard) demeure, après tant et tant de revoyures, insistant et persistant jusqu'à un ravissement sans épuisement ? D'abord, un premier fondu-enchaîné autorise les stries d'un paysage désertique à plisser le visage d'ordinaire lisse et à la pâleur dessinée et maquillée d'Eve Kendall (ces stries rappellent les lignes tracées dans la neige faisant sens de la culpabilité du héros de Spellbound - La Maison du docteur Edwardes en 1945). Ensuite, un second fondu-enchaîné autorise les faces sculptées dans la pierre du Mont Rushmore des quatre grands présidents des États-Unis (George Washington, Thomas Jefferson, Theodore Roosevelt et Abraham Lincoln) à apparaître en superposition, autre filigrane, sur le visage hâlé de Roger Thornhill avant qu'il ne s'évanouisse dans la nuit.
Si ces deux transitions filmiques offrent de sublimes surimpressions, c'est parce qu'elles excèdent le fonctionnalisme des causalités requis par les obligations narratives. C'est parce qu'un excès de visible comme « visuel » (au sens de Georges Didi-Huberman plutôt que de Serge Daney sur ce coup-là) dérange, et même distord le régime de représentation général, au profit d'un brouillage signifiant moins qu'il fait obscurément sens. Fondus, les personnages le sont au sens où ils sont, en raison du scénario concocté par le contre-espionnage, projetés au risque de la folie (Roger Thornhill doit devenir l'inexistant Kaplan afin de pouvoir redevenir lui-même quand Eve Kendall se voit contrainte de sacrifier l'homme qu'elle aime afin de pouvoir mener à bien sa mission), dans la toile de fond d'une sombre histoire d'espionnage.
Fondus et enchaînés, les personnages le sont selon le principe hitchcockien (du couple menotté des 39 Marches en 1935 à
celui, digne d'un conte de fée perverti, de Notorious - Les Enchaînés en 1946) d'un amour qui s'impose à des personnages, embarqués involontaires dans la même aventure. Cette paire de
fondus-enchaînés témoigne à distance de la grande cohérence formelle d'un auteur dont la puissance démiurgique n'aura jamais peut-être été aussi joyeuse et accomplie. Elle soutient surtout le
passage évanouissant d'une idée pliée le temps de la transition filmique, et dépliée dans l'intervalle des deux moments particuliers.
Dans le court intervalle d'un brouillage provisoire des plans fondus-enchaînés, un premier trouble est de voir un visage féminin pris dans un devenir-désert, immense et ouvert. Sorte de figure sphyngique, ce visage extrait de l'horizontalité du désert étasunien la virtualité d'une verticalité pyramidale qui s'actualisera d'une certaine manière plus tard avec les visages sculptés dans la roche du Mont Rushmore. C'est un autre trouble que de voir la beauté lisse d'une figure féminine se plier et se plisser comme la peau sur le lait en train de chauffer. Comme un plissement de terrain, un choc tectonique en conséquence de quoi on hallucinera la menace d'une flétrissure qui, outre de symboliser la forfaiture circonstanciée mais ambivalente d'Eve, sanctionnera la vieillesse biologique du personnage (et de l'actrice qui l'interprète).
Dans la combinaison des deux furtives transitions, il y a le trouble maximal d'un visage clivé entre maladie et éternité, pris en une fraction de seconde entre son devenir égyptien d'énigme de Sphinx (le modèle de cette séquence est à trouver dans le finale de Blackmail - Chantage tourné en 1929 dans le British Museum, avec son immense visage égyptien) et son dépérissement, préfigurant virtuellement la terrifiante surimpression fondant le visage de Norman Bates avec le crâne de sa mère spectrale dans Psychose (rebondirait aussi, avec la figure de la momie, le motif de la pyramide égyptienne). A l'inverse, la surimpression emportée par le second fondu-enchaîné troublerait presque moins en raison des signifiants qui y sont déployés (le retour phallique de la verticalité, comme seule horizontalité désirée, ne s'autorise que du dernier plan, avec son fameux train pénétrant un tunnel creusé dans la montagne).
Des deux, c'est bien le premier fondu-enchaîné qui peut avec le plus d'intensité déchaîner le sens. Le second fondu-enchaîné ne consistant, lui, qu'à replier partiellement ce qui aura été ouvert par son prédécesseur. Le temps fulgurant d'un brouillage filmique, le visage d'Eve Kendall aura atteint un degré d'opacité tel qu'il sera fugitivement devenu un paysage à l'intérieur des plis duquel se débattra Roger Thornhill pour arracher du danger sa survie.
Paysage féminin, désert masculin
Du visage au paysage, il y a une énigme résorbée par la « visagéité » (Gilles Deleuze et Félix Guattari) exemplifiée par la figure des patriarches étasuniens sculptée dans la roche de Rushmore. Quelle est donc cette énigme ? Une femme est une énigme pour autant qu'elle appelle, ouvre et déploie un désert pour un homme qui n'en reviendra qu'avec l'érection de figures acclamées de la Loi. Le même homme, et tous ceux qui s'identifient à lui, sont de fait oublieux que, dans l'intervalle rocheux de quelques figures mythiques étasuniennes, manque essentiellement une femme digne d'être reconnue et consacrée comme une reine égyptienne.
L'énigme masculine, c'est qu'une femme vienne toujours à manquer dans le paysage de la Loi (c'est d'ailleurs l'objet de tant de films d'Alfred Hitchcock, de The Lady Vanishes – Une femme disparaît en 1938 à Psycho en passant évidemment par Vertigo). Et c'est son manque indiscuté qui avère le désert de toute masculinité bandée dans la quête des réponses patriarcales.
Un terme possible des bandaisons masculines, c'est de creuser un trou et d'y tomber dedans. Le tunnel ferroviaire final aurait alors peut-être pour inattendu
préalable la lettre O ouvrant un vide au centre du nom de Roger Thornill (les initiales de son nom forment par ailleurs un savoureux acronyme, rot, qui signifie pourriture en
anglais).
L'énigme masculine, c'est que dans le paysage de la Loi une femme vient toujours à manquer. Et c'est son manque indiscuté qui avère le désert de toute masculinité bandée. Ce qu'une femme à l'instar d'Eve ne manque pas d'indiquer à tous les Roger Thornhill de la Terre, c'est que, dans la direction du nord (le visage flétri par le temps ou la forfaiture comme la peau ridée sur le lait), il faut toujours en passer par les troublantes suspensions du nord-ouest et les risques qui vont avec. Le visage de pierre est alors comme un paysage désertique dominé par le regard énigmatique d'un sphinx indiquant un au-delà au Mont Rushmore – à l'horizon des grandes pyramides égyptiennes.
9 juin 2016
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