Des nouvelles du réel, voilà ce que l'on attendra toujours du cinéma qu'il soit de fiction ou de documentaire. Voilà ce qu'il y a à désirer du cinéma dont le champ des images ne tient qu'à ce hors-champ cultivé dans le beau souci du réel qui entraîne dans la suite du monde. Autrement dit, le réel ne l'est qu'à être divisé, double, duplice, écartelé de part et d'autre du cadre, logé dans la faille des images et des sons, dans la nécessité dialectique de la matière et de la forme, dans la dialectisation sans résolution du calcul et de l'incalculable. Rien de moins décisif que le réel, rien de moins politique que le réel.
Et s'il y a le réel comme l'or indécrottable de la gangue dont les impuretés se déposent au
tamis des plans, il y a également un festival de cinéma qui, tous les ans depuis plus de quarante ans, s'y dédie nommément. Le Réel se décline cette année comme suit. 25 films longs et courts en
compétition internationale et 22 films courts et longs en compétition française. Une rétrospective consacrée au cinéaste afro-étasunien Kevin Jerome Everson en 24 films d'une durée variant entre
2 minutes et 480 minutes et un focus sur Yolande Zauberman en quatre films dont le nouveau M en ouverture du festival. Un
programme de 24 titres intitulé « Fabriquer le cinéma » où le cinéma se retourne sur lui-même pour interroger sa fabrique interne et une programmation ayant pour titre « Front(s)
Populaire(s) » avec douze films répartis selon diverses thématiques parmi lesquelles « La vidéo outil de prise de parole » avec quatre films de Carole Roussopoulos. 12
« premières fenêtres » dédiées à autant de courts-métrages tout juste réalisés et 25 séances spéciales incluant la découverte des deux saisons du Village de Claire Simon consacré à Lussas, un hommage en deux films à Jocelyne Saab et la
projection de Varda par Agnès, long-métrage rétrospectif d'Agnès Varda. Et puis des débats, des rencontres professionnelles, 11 prix
décernés, etc.
C'est ainsi que le Cinéma du Réel se présente cette année sous la conduite nouvelle de Catherine Bizern qui succède à Andréa Picard après un passage express d'une année. Forte de ses expériences diversement accumulées aux Ateliers Varan et dans l’association des cinéastes documentaristes ADDOC dès sa création en 1992, Catherine Bizern a été avec Claudine Bories et l'association Périphérie l'une des initiatrices des Rencontres du cinéma documentaire en 1998. Productrice et collaboratrice du Festival international du film de Locarno comme de la revue Artpress, elle a enfin été la directrice artistique du Festival international du film Entrevues de Belfort entre 2006 et 2012, du Cinéma du Québec à Paris entre 2013 et 2014 et du Jour le plus Court entre 2014 et 2015. Après l'édition de l'année dernière qui aura été celle du quarantenaire, le Cinéma du Réel recommence en tentant de préserver dans un cadre international, compétitif et festivalier l'exigence cinématographique sur son versant documentaire qui reste minoritaire, à idéale équidistance des réflexions théoriques priorisées par les États Généraux du film documentaire de Lussas et des croisements plus expérimentaux privilégiés par le FIDMarseille.
Tous les ans depuis quarante ans, le Réel recommence, dans la promesse des films qui y sont montrés, diversement disposés à cultiver ce réel sans lequel le cinéma ne serait pas un art vivant et important, esthétiquement comme politiquement.
Jour 1 : Paysages de guerres
Il y a des guerres invisibles qui peuvent se jouer sur les fronts transversaux du travail exploité, de la jeunesse désœuvrée et des simulations nécessaires aux entraînements de l'armée. Leurs sites respectifs seraient par exemple Okanagan Valley au sud-ouest du Canada, la commune de Zemun en périphérie de Belgrade et le Campo de Tiro, la plus grande base militaire d'Europe située à Alcochete au sud de Lisbonne. Ces guerres invisibles ont pour surface d'inscription des paysages privilégiés, à la mesure des conflits particuliers qu'elles engagent et investissent dans le régime sensible de l'imperceptible : vallée verdoyante dont les striures trament le parallélisme du travail des uns et du loisir des autres, espaces amorphes d'une urbanité dévitalisée abritant les figures du désarroi adolescent, terrains d'entraînement, de culture et d'observation bordés par une forêt sans âge.
Le court-métrage Leibour/Leisure de Ryan Ermacora et Jessica Johnson propose un petit précis de géographie sociale où la barre distinguant la classe de loisir canadienne de la classe de travail d'origine sud-américaine indique la tranchée d'un rapport doublé d'un non-rapport. L'analyse marxiste est imparable, qui inclut dans l'intervalle de deux paysages de détente (le terrain de golf au début, la grande piscine à la fin) la division du travail des saisonniers récoltant à la chaîne des cerises. La distance des prises de vue accentuée par leur design géométrique, qui peut faire penser au travail de Nikolaus Geyrhalter, est cependant trop grande pour autoriser la perspicacité analytique à excéder une vision d'ingénieur. Si les maîtres de la classe de loisir sont bien trop éloignés pour devenir des figures consistantes, les exploités ne sont pas suffisamment approchés pour être davantage singularisés. Moyennant quoi, la perspective d'analyse matérialiste des rapports sociaux qui sont d'interdépendance plutôt que de relation bute sur une insuffisante dialectisation des rapports de classes, le film étant en effet incapable de rendre justice à la barre qui à la fois sépare et unit le monde du travail et celui du loisir.
Il y a également un problème de distance affectant Taurunum Boy des réalisateurs serbes Jelena Maksimović et Dušan Grubin, qui considère de trop loin en effet les figures flottantes d'une adolescente universelle pour leur permettre de franchir le pas de la stricte observation sociologique. Durant l'été séparant la fin du collège du début du lycée, des adolescents expérimentent les rituels au principe de leur propre sociabilité (le foot et le terrain de basket, la glande et les concerts) en vivant la ville comme une série de terrains vagues et de jeu allant jusqu'à contaminer le centre de Belgrade. L'empathie est longtemps laborieuse, contrariée par une économie en plans fixes et larges qui s'essaie à conjuguer éloignement du regard et rapprochement par le son (les garçons portent sur eux des micros HF sans fil, sauf qu'ils ne sont pas très bavards). Mais, sans que l'on s'y attende, l'empathie arrive malgré tout à gagner imperceptiblement du terrain lorsque un garçon prénommé Stefan arrive à concentrer sur lui le regard des réalisateurs.
C'est avec lui que l'adolescence se fait plus concrète et incarnée, notamment à l'occasion d'un plan magnifique, digne des premiers films de Miloš Forman, de discussion avec son père qui apparaît aussi désarmé que son fils est désœuvré. Il est évident pourtant que le garçon est un bon fils qui coupe les bûches parce que son père ne le peut plus et il est tout aussi vrai que son vieux est un bon père, dont la mollesse est une gentillesse au-delà toute idée de forcer son autorité. Le désœuvrement n'est donc pas que l'affaire de la jeunesse, il serait même un destin social pour tout un peuple encore affaibli par la guerre civile yougoslave des années 1990, au carrefour du pire (le mélange de virilisme et de nationalisme qui s'exprime dans les gradins) et du meilleur (le nihilisme possède aussi des accents punk et anarchistes). L'impuissance n'impose dès lors pas un constat désespéré quand elle se comprend aussi comme une puissance de ne pas – de ne pas être un père violent ou un mauvais fils sombrant dans la délinquance.
Avec Campo, il s'agit expressément de voir plus grand plutôt que plus loin, en faisant d'une immense base militaire portugaise un monde sphérique parfaitement clos sur lui-même, et en même temps inclus dans un cosmos infiniment plus vaste. De la théogonie d'Hésiode à la théorie du Big Bang, Tiago Hespanha pratique une esthétique de l'intervalle comme un art du grand écart, brassant avec une grande prodigalité formelle un matériau complexe dont le concept de champ fournirait à la fois le vecteur et le révélateur puisqu'à partir de son étymologie (campo vient du latin capere signifiant capturer) se comprend la liaison entre l'art de la guerre et l'agriculture (et plus généralement culture). Le film est très inspiré quand il donne la parole à certains habitants inattendus de son hétérotopie, moins les militaires d'ailleurs que des chercheurs, techniciens et observateurs, ornithologue exalté et astronomes blagueurs, qui donnent de la vie et de la chair au logos aride de la science.
Campo s'essaie également à frayer en bordure de friches fictionnelles en lorgnant du côté des cinéastes soucieux de reprendre le geste militaire pour jouer avec et le désœuvrer à l'instar de Claire Denis (Beau travail en 1999), Apichatpong Weerasethakul (Tropical Malady en 2004), Vimukhti Jayasundara (Chatrak en 2011), João Pedro Rodrigues et João Rui Guerra da Mata (La Dernière fois que j'ai vu Macao en 2012), sans compter Killing Time (2015) de Lydie Wisshaupt-Claudel qui a remporté le Grand Prix du Cinéma du Réel. Et puisque l'on vient de citer des réalisateurs portugais, on aura tout le loisir aussi de retrouver avec Campo un ornithologue aussi fascinant que celui de L'Ornithologue (2016) de João Pedro Rodrigues ou un pinsonneur comme Chico Chapas, héros du « Chant enivrant des pinsons », ultime segment narratif de la trilogie des Mille et une nuits (2015) de Miguel Gomes.
Ce désœuvrement est donc bienvenu puisque la capture des puissances et des formes de vie est au principe même du concept de dispositif comme l'a montré Giorgio Agamben. Mais il apparaît finalement ici comme tout à fait secondaire dès lors qu'il faut donner aux fracas de la guerre via les détonations des entraînements militaires la charge à la fois mythique et cosmologique, autrement dit métaphysique du Big Bang. Il est à cet égard tout à fait symptomatique que l'évocation off du mythe de Prométhée et de son frère se fasse dans l'oubli du nom du second, Épiméthée, dont on sait avec Jean-Pierre Vernant à quel point les deux frères figurent les deux faces d'une même pièce. La bêtise de la guerre intéresse de toute évidence moins que sa promesse prométhéenne dont les ultimes éclats sont des feux d'artifices nocturnes consacrant le génie pyrotechnique d'un démiurge qui n'aurait alors pas d'autre ambition que d'ontologiser la guerre en la déshistoricisant.
La pastorale militaire proposée par Tiago Hespanha aura ainsi réduit le champ de sa question dans la préférence de la capture prométhéenne au désœuvrement épiméthéen, oubliant par là même qu'il y a, en parallèle du champ cultivé qui a donné le camp militaire et sa culture de la guerre, le paysage qui donne la paix (pays !) cultivée par les vivants pour les morts reposant dans la terre nourricière.
Jour 2 : Déserts (I)
La dévastation avance comme un désert. C'est une tempête de sable qui s'infiltre dans les lieux promis à la fermeture ou à la démolition, qui s'insinue dans les corps fragilisés par l'amour comme une drogue et dans d'autres corps diminués par la fatigue des départs contraints, qui s'incruste dans la langue qui se lance et s'épuise à faire la liste de toutes ses possibilités dans un éparpillement de sens comme un désossage de voitures. La dévastation progresse, ses morsures gagnent partout du terrain. En face, il peut y avoir des films qui ne se contentent pas seulement d'en consigner l'inexorable processus, mais qui sont portés aussi par le souci de faire le point en le tenant comme la marque d'une tenue retenant le monde de se désagréger davantage jusque dans l'image.
Avec le court-métrage Parsi d'Eduardo Williams produit par l'acteur Nahuel Pérez Biscayart, la récitation à bout de souffle par Mariano Blatt de l'un de ses poèmes, entre les listes de Jacques Prévert et le beat d'Allen Ginsberg, est une accumulation extatique de paroles indexée sur le conditionnel de son titre (que l'on traduirait par « il semble », « on dirait que »). Et son élan torrentiel s'accorderait bien volontiers avec un filmage free jazz laissé à l'improvisation de ses joueurs. Entre l'Argentine concassée dans la langue du poète et la Guinée-Bissau malaxée par une petite caméra 3D passant de main en main comme un témoin, la déterritorialisation est intense, qui offre aux parias sexuels d'ici et d'ailleurs le déploiement poétique d'une interzone dans l'intervalle de la transe verbale et du délire perceptif. Le plan est ainsi une matière fluctuante en constante anamorphose abondant une vision qui change de corps et tournoie dans les airs pour tomber dans l'eau en renouant avec son ouverture en forme de brassage moléculaire. Les sensations fortes sont garanties, il n'est pas sûr cependant que l'expérimentation ne vaille pas davantage qu'un semblant de film, hypothétique, « comme si ».
Avec le court-métrage Blue Boy, c'est une autre expérience de brouillage de sens imaginée par l'argentin Manuel Abramovich qui propose dans un bar berlinois sept portraits décalés de jeunes escort-boys. Décalés, littéralement, puisque les plans fixes et longs sont tendus par les regards-caméras électrisants des garçons filmés, tandis que le son fait entendre pour chacun le récit préenregistré de transactions sexuelles dont on ne peut préjuger de la nature, documentaire ou fictionnelle. Non seulement les visages réagissent diversement au son, entre le sourire retenu, la salive coincée au fond de la gorge et la gêne manifeste, mais ils témoignent encore dans le même temps d'une force d'opacité résistant à toute interprétation univoque, déroutant toute lecture physiognomonique.
Entre Brothers of the Night (2016) de Patric Chiha pour la représentation des prostitués comme monnaies vivantes et figures sphingiques du désir et Vers la tendresse (2015) d'Alice Diop pour le hiatus entre le son et l'image en garantie que la pensée se frotte à l'impensé, Blue Boy a pour lui de suggestives « images pensives » comme les qualifierait Jacques Rancière, qui poussent plus loin le seule exercice conceptuel. Elles permettent notamment au film de réfléchir à sa propre nature contractuelle dont l'économie se connecte avec l'économie prostitutionnelle comme de préserver la marge de mystère et de pensée des êtres qui ne s'identifient pas exactement à ce qu'ils disent ou montrent d'eux. En passant, on retrouverait ici, énoncé naguère par Georges Bataille, le fameux passage entre la peinture classique exemplifiée par Vermeer et la peinture moderne rapportée à Manet (et ce passage vaut le Jean-Luc Godard des Histoire(s) du cinéma comme archéologie du cinéma), car il s'agit moins en effet de se demander à quoi pensent les sujets représentés qu'à se dire que ces derniers savent probablement ce que leurs spectateurs pensent d'eux.
Il y aurait un mystère semblable dans Bewegungen Eines Nahen Bergs (Movements of a Nearby Mountain) du réalisateur autrichien Sebastian Brameshuber, qui joue d'autres écarts (entre l'Autriche et le Nigeria) pour faire du sujet de la déterritorialisation un être-en-écart puissant, riche en mystère et en opacité. Il est vrai que le portrait de Cliff, ce mécanicien d'origine nigériane qui règne dans son hangar des Alpes autrichiennes où il pratique souverainement le savant désossage des voitures, ne dévoile rien sinon que l'économie mondialisée des pièces détachées a besoin de médiateurs et de go-between qui, cependant, gardent pour eux des trésors comme ces mythes fondateurs qui s'énoncent dans la discrétion de la voix-off. Cette économie du recyclage matériel, le film y participe lui-même en citant les fragments d'un précédent film où apparaissait déjà Cliff, exposant ainsi qu'il n'échappe pas davantage à son régime de montage industriel. Plus décisivement, l'observation distante et silencieuse des actes du travail rend par ailleurs justice à une figure de l'exil indicible, mobile entre les langues quand il y a nécessité de marchander, habitant de partout et de nulle part, technicien respecté au risque d'un certain étirement dans une vérité qui se situerait toujours ailleurs, dans l'interstice du hangar autrichien et de la forêt nigériane où un paysage de montagnes enneigées accueille la rumeur de la forêt tropicale. On aura enfin compris que la montagne proche et imperceptiblement mobile évoquée par le titre du film n'est autre que Cliff lui-même, l'homme porteur d'un prénom anglais signifiant falaise en français.
La dévastation est un désert dont l'avancée se fait aussi avec de plus visibles déflagrations. L'accumulation de ses gravats peut ainsi aggraver la fragilité respective des usagers d'un centre social ayant investi un hôtel abandonné au centre de São Paulo comme des 493 habitants du « White Building » situé au centre de Phnom Penh, la capitale cambodgienne.
D'un côté, Diz a ela que me viu chorar de Maíra Bühler est un film âpre, dédié aux vies précaires liées par une même addiction au crack, vies cramées navigant à vue entre violence et tendresse, si exigeantes en amour enfin qu'elles renvoient dans les cordes n'importe quelle télénovela sentimentale. De l'autre, Yub Menh Bong Keunh Oun Nho Nhim – Last Night I Saw You Smiling de Kavich Neang compose un ample et discret lamento dédié à un lieu qui l'a vu grandir, fort d'une mémoire populaire vouée à se dissiper dans la poussière des futures ruines de ce qui l'était déjà en tant que survivances d'un monde disparu.
Sans forcer, les deux longs-métrages offriraient en raison du contexte politique actuel deux allégories circonstanciées du désastre contemporain – au Brésil avec la fermeture sur décision municipale du centre social précédant l'arrivée au pouvoir de l'extrême-droite avec l'élection de Jair Bolsonaro en octobre 2018, au Cambodge avec la destruction programmée d'un lieu de mémoire, de contre-culture et de vie des survivants du génocide que les khmers rouges eux-mêmes n'avaient pas détruit lors de leur prise de pouvoir en avril 1975. Pour les occupants de l'hôtel Parque Dom Pedro, l'amour est une drogue comme une autre, moins une consomption qu'une consumation dont la dépendance peut être intenable en situation de manque, dans les marges brûlantes où se confondent désir et besoin, amour et haine. Ses flux traversent toutes les chambres d'un hôtel dont on ne sortira jamais, dans la douceur d'une tendresse partagée entre deux femmes comme dans les hurlements de douleur de l'amant désespérément menacé à l'autre bout du fil par la séparation, dans les jeux de mains des amoureux qui s'amusent à faire un bras de fer comme dans leurs jeux de vilains dès lors que le bras de l'une devient le poing lancé sur le visage de l'autre.
Au risque de franchir la limite éthique de la représentation des vies violentes dont la violence les prive de toute réciprocité de regard quand ils sont blessés et inanimés, le film avance pourtant dans la confiance partagée de ses personnages. Parmi lesquels l'inoubliable Beneditta, avatar sous-prolétaire de Grace Jones et cousine brésilienne de la non moins oubliable Vanda des trois films de Pedro Costa tournés à Fontainhas, bidonville capverdien de Lisbonne.
Dis-lui que tu m'as vu pleurer serait d'ailleurs la traduction française du titre d'un film attestant que son auteure persévère dans l'idée que le documentaire peut être un espace favorable à y accueillir et composer d'improbables chants d'amour comme le montre son film précédent, Toquei todas s suas coisas – I Touched All Your Stuff (2014) réalisé avec Matias Mariani et dans lequel un citoyen étasunien incarcéré au Brésil pour trafic de drogue raconte en le fabulant peut-être l'amour fou vécu avec une femme d'origine japonaise et colombienne. Ruines d'avant les ruines, c'est aussi la vérité du « White Building » de Pnomh Penh en faisant suite au centre social fermé de São Paulo comme au bidonville cap-verdien de Lisbonne de la trilogie de Pedro Costa.
De toute évidence, Last Night I Saw You Smiling s'inscrit dans une histoire cambodgienne et cinématographique récemment ouverte par Les Artistes du théâtre brûlé (2005) et Le Papier ne peut pas envelopper la baise (2007) de Rithy Panh tournés aux côtés de comédiens et de prostituées vivant dans le « White Building », et puis poursuivie avec Le Sommeil d'or (2012) de Davy Chou qui compose le recueil des ruines du cinéma cambodgien d'avant 1975. Le premier long-métrage de Kavich Neang impressionne durablement, déjà avec ses plans composés dans la rigueur dialectique de la fermeté du cadre et l'effritement de ce qu'il montre, ensuite avec ce sens de la tenue qui est une retenue opposable aux vannes grandes ouvertes de la démolition, enfin parce qu'il n'est question ici que de l'inéluctable disparition de sa propre maison. Il n'y a alors pas un plan n'ayant d'autre souci que de sauver un peu de temps de l'arasement programmé par l'amnésie organisée.
Du temps donné pour filmer et retenir de l'oubli des inscriptions murales racontant la vie des survivants du génocide. Du temps pour abriter les expressions peintes, musicales et cinématographiques d'une culture populaire rescapée du Kampuchéa totalitaire. Du temps vécu pour concevoir les archives familiales et populaires d'un lieu de mémoire qui a été un espace de contre-culture alternatif, moins institué que constituant. Du temps redonné afin de tenter en guise de fiction constituante de différer le pire qui n'est pas un événement parce qu'il ne peut pas ne pas arriver.
Jusqu'au dernier plan où le ciel de l'immeuble en voie de destruction lui tombe littéralement sur la tête, Navich Neang filme comme Jeff Wall photographie. Sauf que le second a tout le temps nécessaire quand le premier n'a pas une seconde à perdre pour sauver le temps des vandalismes du présent et pouvoir offrir au passé meurtri l'avenir d'une réparation possible. Peut-être en sera-t-il question dans le film de fiction auquel travaille actuellement Kavich Neang, nouvel archonte de la mémoire populaire cambodgienne rejoignant Rithy Panh qui a produit ses premiers courts-métrages et Davy Chou qui produit aujourd'hui ses nouveaux projets.
Jour 3 : Déserts (II)
Et puis il y a d'autres déserts encore, ceux-là constitués de vastes étendues naturelles qui peuvent accueillir les formes du vivant parmi lesquelles l'espèce humaine qui vit son rapport au désert comme un rapport de vie plutôt que de survie, quand bien même les conditions matérielles sont difficiles. Ce désert-là, vivant et organique, aurait même tendance à reculer tandis qu'avance corrélativement l'autre désert, celui de la désertification humaine associant au versant politique de l'exil ou de la marginalisation des modes de vie séculaires le versant écologique de l'épuisement des sols par l'exploitation de leurs ressources. Le désert apparaît alors comme le plan de consistance à l'horizontalité ouverte au vent vif de l'ambivalence, comme le milieu au milieu du monde abritant des forces exerçant diversement leurs pressions, et où cohabitent parfois jusqu'à l'indiscernable subsistance nécessaire et existence poétique.
Le désert peut faire déborder la vision comme un chaudron magique avec le court-métrage Altiplano de Malena Szlam, dont les effets de flicker et de surimpression se conjuguent pour faire d'une aventure de la perception une expérience de la sensation jusqu'au délire. Le paysage chilien de l'Altiplano n'est pas saisi ici dans la capture esthétique des dispositifs habituels, particulièrement la profondeur de champ. Au contraire, c'est un excès qui fait vaciller tous les potards de la vision cartésienne et de la raison instrumentale, comme une pieuvre qui jetterait ses tentacules dans le cerveau des spectateurs pour y insinuer une substance hallucinogène. Partagé par le Pérou, la Bolivie, l'Argentine et le Chili qui y exploitent intensivement ses réserves de nitrate, l'Altiplano est un cosmos ici ressaisi au niveau primordial du chaos élémentaire qu'il abrite. Les couleurs vives y composent un cristal alchimique en fusion, les matières échangent leurs propriétés physiques sous l'influence d'une lune démultipliée, la terre bouillonne en faisant crépiter la pellicule 16 mm., le tellurique se confondant avec le magmatique. C'est ainsi que la réalisatrice fait œuvre de chamanisme, retrouvant au cœur du « chaosmos » cher à Félix Guattari et Gilles Deleuze une solution de continuité pharmacologique entre les expérimentations psychédéliques de Kenneth Anger et les rituels magiques des Quechuas dont elle est une descendante.
À l'inverse, le prétentieux Part One : Where There Is a Joyous Mood, There a Comrade Will Appear to Share a Glass of Wine de la réalisatrice anglo-palestinienne Rosalind Nashashibi tourne vite court. L'inspiration est pourtant prometteuse avec la nouvelle The Shobies' Story (1990) de l'écrivaine Ursula K. Le Guin, portée par la question de la disparition de la linéarité temporelle et de la cohésion sociale en conséquence du voyage intersidéral à la vitesse dépassant celle de la lumière. Mais il ne s'agit rien d'autre qu'un prétexte à un bavardage inconsistant que ne sauvent ni la disharmonie moderniste entre le son et l'image, ni le brouillage des identifications nationales et géographiques, ni l'ambiance légère du film de famille. La belle idée de mobiliser l'univers de la science-fiction dans un cadre intime et domestique se voit ainsi perdue au fin fond du tout petit cosmos narcissique d'une réalisatrice qui profite de l'occasion pour exposer à l'image ses propres travaux de plasticienne rehaussés par la proximité de reproductions d'Emil Nolde comme Le Paradis perdu (1921).
On pouvait légitimement attendre beaucoup aussi du long-métrage Hamada de Eloy Domínguez Serén qui a passé plusieurs mois en compagnie des exilés sahraouis dans le camp algérien de Tindouf, à proximité de la frontière mauritanienne. Surtout que le film ambitionne de ne pas se suffire de la seule posture de l'observation distante, déjà avec son rêve en ouverture débouchant sur les vagues de sable du Sahara, ensuite ses figures attachantes dont les échanges possèdent une indéniable qualité comique, avec ses gags récurrents comme l'apprentissage de la conduite ou la recherche d'emploi pour la revêche Zaara, avec la belle proposition de confier le micro à un jeune homme aux yeux bandés qui reconnaît la marque des voitures passant à proximité à la seule écoute de leur moteur, jusqu'à la mélancolie du tendre Sidahmed qui finit par s'envoler du côté de l'Espagne. Il y avait donc largement de quoi offrir un démenti au titre lui-même, Hamada, qui désigne non seulement le plateau désertique vidé par le vent du sable qui en recouvrait la surface, mais aussi le vide métaphysique de l'exil éprouvé par les réfugiés politiques que sont les sahraouis (ils attendent depuis le début des années 1990 le référendum d'auto-détermination que doit organiser le Maroc afin de pouvoir retourner dans la terre natale du Sahara occidental libérée de la tutelle coloniale depuis 1975).
À ceci près que le film préfère la scénarisation roublarde de moments cocasses dont la réitération systématique participe à la fin à refouler la question politique de l'exil dans l'arrière-plan de l'anecdote, trop vite résumée à l'occasion d'une grande fête humanitaire organisée par les sympathisants espagnols auxquels le réalisateur rend un hommage d'autant plus problématique qu'il en fait partie. Si le désert se voit ainsi peuplé de figures qui suscitent notre empathie, le prix à payer en est cependant la désertification au sens d'une dépolitisation opérée par le film lui-même dans le seul souci de ses effets comiques et son efficacité dramatique contre la connaissance du plus grand conflit politique du nord-ouest de l'Afrique du nord (il n'est par exemple nulle question ici du Front Polisario dont le regretté Med Hondo avait raconté l'épopée en 1977 avec Nous aurons toute la mort pour dormir). Le Sahara occidental s'apparente alors un autre plateau rocailleux pour qui en déserte avec une telle inconséquence les enjeux.
L'empathie est davantage retorse avec Vivir allí no es el infierno, es el fuego del desierto. La plenitud de la vida, que quedó ahí como un arból signé de la réalisatrice chilienne Javiera Véliz Fajardo. Ce premier long-métrage documentaire est non seulement consacré à documenter la géographie de la plaine pampéenne de la province argentine de Córdoba, mais il est également dédié à attester le mélange de simplicité et de dignité caractérisant l'existence d'éleveurs de chèvres de la région. Empathie retorse et même fascinante parce que le film opte pour un filmage en échelle extra-large et joue d'effets de superposition des surfaces autorisés par la surimpression, en faisant ainsi de la distance un principe de relève cosmique d'une pastorale en phase de raréfaction et, peut-être même, d'extinction. On pensera beaucoup à Géographies (2015) de Chaghig Arzoumanian, une réalisatrice libanaise d'origine arménienne qui avait déjà proposé un dispositif semblable pour tramer à partir du textile des paysages superposés le texte d'un peuple qui manque.
Le film a pour lui de la suite dans les idées quand ses lentes surimpressions rendent visibles jusqu'à l'hallucination, tantôt les processus de désertification d'une culture rurale en train de disparaître, tantôt la pression du vent lui-même participant imperceptiblement à modifier la forme du paysage du côté de Totoral. Il y a même çà et là quelques trésors inestimables, déjà avec l'ouverture quasi-tatienne du film où une chèvre et son cabri mettent en difficulté un vieil homme parti à leur recherche à flanc de montagne, surtout dans le fabuleux raccord entre l'agonie d'une chèvre et la voûte étoilée en mémoire de la chèvre mythique Amalthée transformée par Zeus en étoile la plus grande de la constellation du Capricorne ou du Cocher. La surimpression comme tramage et tannage des surfaces et le plan comme peau de chèvre avèrent que l'art du cinéma peut hériter de l'ancestrale culture pastorale, autrement mieux par exemple que Campo de Tiago Hespanha. Même si le divin héritage se raidit aussi dans le systématisme du dispositif et le panneau indicateur des significations évidemment poétiques (du titre inutilement long au dessin final de l'arbre pour y accueillir la dédicace aux grands-parents). Pour rester dans la région, on peut tout à fait être en droit de préférer à la somnolence hypnotique par lenteur architectonique les saillies extatiques de Altiplano qui électrisent dans l'union du psychédélisme et du chamanisme la vision en l'accordant au phénomène géophysique de la surrection.
15-23 mars 2019
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