Entrevues Belfort 2019

L’art d’aimer et le temps de le vivre

Première partie

Joie renouvelée de cailler en longeant la Savoureuse et se réchauffer en discutant de l’un des 117 films, courts ou longs, documentaires ou fictions, œuvre classique, proposition expérimentale ou film en compétition, tous programmés à l’occasion de la 34ème édition de Entrevues, le Festival International du Film Belfort, qui s’est déroulée du 18 au 25 novembre 2019.

 

 

Si Elsa Charbit (venue de Brive) a succédé à Lili Hinstin (partie pour Locarno) en prenant la direction artistique du festival, le choix de la continuité a été privilégié en conservant l’architectonique d’un événement culturel de premier plan construite ces dernières années, dans l’héritage des pionniers Janine Bazin et André S. Labarthe. Ainsi, la compétition internationale se décline toujours en deux sélections, celles des courts-métrages et des longs-métrages, comptant cette année un total de 25 premiers, deuxièmes et troisièmes films, tandis que les autres catégories ont témoigné d’une grande diversité d’approches dans les genres et les filmographies, les cinématographies et les thématiques abordés. Ainsi, « La Fabbrica » a été consacrée au cinéma de Pierre Salvadori et « La Transversale » au motif obsessionnel de la chasse à l’homme. Un panorama dédié à « L’Algérie aujourd’hui » a côtoyé « Cinéma et Histoire » qui s’est penché sur le cinéma de l’ex-RDA et les productions de la DEFA. « Premières épreuves » qui a organisé sous le titre « Cléo, le temps de vivre » une constellation de titres autour du film retenu au baccalauréat pour l’année 2019-2020, Cléo de 5 à 7 (1962) d’Agnès Varda a jouxté un « Entrevues junior » intitulé « À l’aventure ! ».

 

 

Les hasards de la programmation, les disponibilités des salles et les inflexions du goût nous ont portés à investir de manière forcément fragmentaire trois entrées, « Première épreuves », « La Transversale » et le « Panorama ». « Cléo, le temps de vivre » représente un grand moment Varda décliné en un éventail de quatre films (L’Opéra-Mouffe en 1958, Cléo de 5 à 7 en 1962, Documenteur en 1981 et Les Dites Cariatides en 1984), élargi autour des cinémas de la Nouvelle Vague (Vivre sa vie de Jean-Luc Godard en 1962) et de la modernité du début des années 1960 (Le Plafond de Věra Chytilová en 1962). On verra notamment qu’une certaine idée du féminin triomphe dans cette constellation, mais seulement dans une lutte variée et recommencée contre tous les dispositifs de capture et les processus de réification qui en assaillent les figures, à l’est comme à l’ouest.

 

 

Avec « Chasses à l’homme » ont abondé les titres les plus hétéroclites parmi lesquels un Buster Keaton extraordinaire (Seven Chances – Fiancées en folie en 1925), l’ultime chef-d’œuvre de Samuel Fuller (White Dog en 1982), une rareté de Jean-Daniel Pollet en amorce de la grande rétrospective que la Cinémathèque française va bientôt lui consacrer (Une balle dans le cœur en 1965), un puissant polar d’Akira Kurosawa (Entre le ciel et l’enfer en 1963), un immense film pré-Code (I Am a Fugitive From a Chain Gang – Je suis un évadé de Mervyn LeRoy en 1932), un slasher original à l’exception de la fin (When a Stranger Calls – Terreur sur la ligne de Fred Walton en 1979), un des premiers grands films de Paul Vecchiali (L’Étrangleur en 1972), un classique surestimé du nouveau cinéma allemand (Scènes de chasse en Bavière de Peter Fleischmann en 1969) et une comédie US hilarante (Me, Myself & Irene – Fous d’Irène des frères Bobby et Peter Farrelly en 2000). Manquait cependant une problématisation théorique d’ensemble, par exemple sensible dans une installation créée par Élisabeth Perceval et Nicolas Klotz, Collectif Ceremony (2012) qui aurait pu servir de guide. On aurait pu ainsi mieux comprendre comment, pour reprendre les catégories deleuziennes, l’image-mouvement prescrit avec l’entraînement filmique des photogrammes et l’enchaînement classique des raccords l’homologie structurale et métaphorique des chaînes de poursuite et de persécution. Et, dans la foulée, mieux saisir comment la modernité de l’image-temps avec la montée corrélative du faux-raccord fait sauter, dérailler ou disjoncter cette homologie.

 

 

Enfin, avec « L’Algérie, aujourd’hui », on a trouvé le temps de combiner deux films de ce panorama de dix films couvrant une décennie avec un film sélectionné dans la compétition internationale des longs-métrages, Inland – Gabbla (2008) de Tariq Teguia et Sur les pentes des collines (2018) d’Abdallah Badis d’un côté et de l’autre 143 rue du désert (2019), le second long-métrage documentaire de Hassen Ferhani (et l’on aurait même pu ajouter Abou Leïla d’Amin Sidi-Boumédiène, déjà vu deux fois mais pas revu cette fois). Là encore, et peut-être de façon plus prononcée encore, la sélection a sérieusement manqué de problématisation et la table ronde proposée dans cette programmation, malgré la belle présence de réalisateurs comme Narimane Mari, Djamel Kerkar, Karim Moussaoui, Dania Reymond et Hassen Ferhani, a moins servi à comprendre les enjeux esthétiques et politiques d’une création en ébullition depuis une décennie jusqu’à l’événement du Hirak, qu’à spécifier et distinguer les positions respectives de chacun-e des participant-e-s.

 

 

Les avant-premières et ciné-concerts, masterclass et tables rondes, focus, rencontres et after ont parachevé la belle vitalité d’une édition malheureusement endeuillée par l’annonce le 22 novembre de la disparition de Jean Douchet. Notre panorama belfortais en trois volets est dédié à l’homme qui a pris le temps de vivre la critique comme l’art d’aimer les films et d’en parler avec plaisir partout où on aura fait hospitalité à son épicurienne générosité.

1) Belfort 2019 : Cléo, le temps de vivre


Vivre sa vie (1962) de Jean-Luc Godard :

 Le dos d’Orphée

 

 

 

Revoir Vivre sa vie, ce serait déjà ressaisir l’étonnante précocité d’un geste cinématographique dont le souci de conjoindre l’art et la pensée s’inscrit dans un processus réflexif qui a commencé bien avant le tournage de ce film et qui continuera bien après lui. Comme une série de notes accumulées entre deux films et qui se serait cristallisée dans une forme bien précise et appropriée, pour être reprises ensuite et déclinées dans l’expérimentation de nouvelles formes à venir.

 

 

C’est pourquoi l’on peut dire aujourd’hui que le quatrième long-métrage de Jean-Luc Godard, idéalement, consiste en un point de connexion ou d’intersection entre plusieurs séries distinctes ou divergentes : la série où la fiction documente allégoriquement l’histoire d’amour entre le réalisateur et son actrice (dans un moment plus sombre désormais après le léger et rayonnant Une femme est une femme en 1961) ; la série où la prostitution se présente ici comme chez Kenji Mizoguchi à la fois comme un fait social total et comme la métonymie de la pénétration de la marchandise dans toute la société (Deux ou trois choses que je sais d’elle en 1967 explorera un versant plus moderne du rapport prostitutionnel vécu de manière occasionnelle par celles qui s’accrochent aux nouveaux standards de la consommation même en habitant dans les grands ensembles neufs, tandis que Une femme mariée en 1964 ferait office de film intervallaire, avec l’adultère bourgeois fragmentée pour en révéler le caractère de prostitution déniée) ; la série où le dialogue socratique rappelle la puissance de la parole extraite depuis un obscur fond d’insignifiance langagière (le philosophe Brice Parrain précède ainsi Roger Leenhardt dans Une femme mariée, Francis Jeanson dans La Chinoise en 1967, René Thom dans l’épisode 5B de Six fois deux / Sur et sous la communication en 1976, Mahmoud Darwish dans Notre musique (2004), Alain Badiou dans Film socialisme en 2010). On trouvera encore çà et là de fascinants d’effets d’annonce (Anna Karina évoque un film à venir avec Eddie Constantine, ce sera Alphaville en 1965 et elle y tiendra à nouveau le rôle de produit sexuel), des amorces (la danse solitaire de l’héroïne appelle la danse du Madison dans Bande à part en 1964), ainsi que de passionnants effets d’écho (le procès verbal au commissariat de police représente autant une variation de l’entretien documentaire avec Jean-Pierre Léaud dans Les 400 coups de François Truffaut en 1959 qu’il sera lui-même l’objet d’une autre variation avec l’interview effectuée cette fois-ci par Jean-Pierre Léaud de « Mademoiselle Âge Tendre » dans Masculin féminin en 1966).

 

 

D’un côté, il y a chez Jean-Luc Godard une fièvre analogique qui, au-delà des attractions métaphoriques (la pute et son souteneur qui la met sur le trottoir, l’actrice et son metteur en scène qui la vend sur un écran), débouche plus audacieusement sur des homologies structurales (la marchandise sexuelle et la marchandise culturelle, la prostituée et le 33-tours, la publicité et la pornographie). De l’autre, il y a une passion renouvelée pour la contradiction (si la fiction dédiée au cinéma de série B tend vers le grand art avec la musique de Michel Legrand La Passion de Jeanne d’Arc de Carl Theodor Dreyer et Le Portrait ovale d’Edgar Allan Poe, elle sera contrariée par les inserts documentaires, l’arbitraire des coupes sonores et la dédramatisation factuelle offerte par l’enquête sociologique de Marcel Sacotte). Il faut donc que le cinéma soit à la fois affaire ludique (filmer la nuque et le dos de ses acteurs dont l’ami des Cahiers André S. Labarthe consiste pour le cinéaste à s’intéresser au dos, au derrière, au fondement, au cul de la vie sociale) et jeu sérieux (les douze tableaux qui composent le film représentent autant d’occasions pour fourbir avec Raoul Coutard derrière la caméra et Agnès Guillemot au montage des micro-dispositifs tournant le dos à la contrainte classique du champ-contrechamp). Avec Vivre sa vie, Jean-Luc Godard montre qu’il est un grand portraitiste cubiste, jouant une perspective (le grand art et le cinéma de série) contre une autre (la sociologie et la confidence), Jean Ferrat contre Pathé-Marconi (« La Môme » demeure un moment toujours bouleversant, le chanteur communiste posé à côté du juke-box capitaliste qui en conserve la voix, son enregistrement porté au carré bien avant David Lynch), la fiction contre le documentaire et vice-versa. Autrement dit, son goût prononcé pour le perspectivisme, qui légitime les faux-raccords en forme de reprises bégayantes, joue et rejoue le principe dialectique de l’antagonisme parallactique des différences afin de saisir non seulement l’inquiétude du négatif mais aussi ses blessures intimes.

 

 

Dans le dos du film qui multiplie les angles d’attaque pour observer le derrière de la société française, il y a un couple qui réellement se désagrège et qui voudrait faire de l’art un moyen même pas d’une sublimation, a minima celui de sauver les meubles. Mais l’art est contradictoire en ce qu’il sauve la vie en la mortifiant, Jean-Luc Godard le sait en assumant lui-même et non le personnage de Peter Kassovitz de lire la nouvelle de Poe et Anna Karina le sait tout autant en jetant à la caméra des regards noirs, de ceux qui tuent. Et l’issue tragique en effet ne le sera pas moins ici que dans Nana (1880) d’Émile Zola et son adaptation par Jean Renoir en 1928, pas moins pour la Loulou (1929) de Georg W. Pabst que pour la Jeanne d’Arc de Dreyer (Anna Karina s’appelle Nana et, les cheveux coiffés comme Louise Brooks, elle regarde sur l’écran Renée Falconetti, sa sœur de douleur). La rédemption de l’art est un vœu pieux, Jean-Luc Godard y croit mais qu’à moitié, de profil. Quant à Anna Karina dont il filme en ouverture de son film le visage à contre-jour et sous tous les angles, c’est-à-dire en le noircissant et en le fragmentant, ses regards-caméras flinguent un pareil espoir comme on continue de se flinguer dans la rue pour des questions économiques (la concurrence mortelle des souteneurs) et politiques (la Guerre d’indépendance algérienne avec un László Szabó tout juste revenu du Petit soldat en 1960, la France n’en alors pas fini avant que le Vietnam ne vienne prendre le relais).

 

 

Interdit alors aux moins de 18 ans, Vivre sa vie sonde le dos de son orphisme et s’il multiplie les angles pour rendre justice au réel dont la complexité se dérobe aux réductions de la représentation, ce sont comme autant d’entailles qui précipitent avec la mortification du réel sa relève artistique. La fin le prouve tristement, en expédiant brutalement, trop brutalement la mort anti-romantique de Nana abattue à l’occasion d’une querelle entre souteneurs se jouant peut-être devant les studios de Joinville (Jean Douchet qui aimait tant le film n’en appréciait guère la conclusion, surtout quand on la compare à la fin de À bout de souffle en 1959). « Quand je pense à une chose, je pense à autre chose » entendra-t-on quarante ans plus tard dans Éloge de l’amour (2001). La sentence cristallise la puissante diplopie caractéristique de l’esthétique godardienne. Et si elle avère qu’il y a avec chaque perspective positivement réalisée la contradiction de celle qu’elle nie, elle dévoile enfin qu’il y a avec la construction processuelle d’une pensée interminable le meurtre hégélien d’un peu de sensibilité pour en relever l’esprit pour l’avenir. À ce sujet, ainsi que le rappelle Brice Parrain, il faut alors savoir balancer entre la parole et le silence pour ne pas trahir entièrement l’inquiétude moderne d’une pensée qui se sait aussi lucide que blessante, aussi blessante que blessée.

 

 

 

 Le Plafond (1962) de Věra Chytilová et Les Dites Cariatides (1984) d’Agnès Varda : Réification, pétrification

 

 

 

D’un côté, un film de fin d’étude expose les formes de réification auxquelles est soumise une jeune femme qui n’est pas moins une marchandise en Tchécoslovaquie qu’elle le serait aux États-Unis. De l’autre, une commande pour la télévision compose dans Paris la balade urbaine et poétique vérifiant en diagonale le sens historique et intempestif de la réification des femmes. Réification, pétrification : tantôt la femme comme monnaie vivante n’est pas l’apanage seul du capitalisme occidental, tantôt les cariatides allégorisent la condition de pierre des femmes vaincues dans l’histoire et le mythe, l’urbanisme et l’architecture.

 

 

Le Plafond de Věra Chytilová résume en une quarantaine de minutes 24 heures de la vie de Marta, une jeune étudiante en médecine qui a décidé de devenir mannequin, toujours plus retirée à l’intérieur d’elle-même face aux impératifs de la mode débités par les coiffeurs et les couturiers au travail d’une apparence qui ne lui appartient pas, aux piqûres de rappel de ses anciens camarades qui la voient toujours plus s’éloigner d’eux socialement, aux injonctions paradoxales d’un patriarcat bourgeois caché derrière les apparats du socialisme bureaucratique. La fatigue est grande, en témoignent les bâillements qui laissent cependant passer un peu d’air dans les milieux confinés du défilé de mode, de la rue bondée et des cercles étroits de la mondanité. Déjà, fait mouche l’ironie cinglante de la future autrice de Something Different (1963), des Petites marguerites (1966) et du Fruit du paradis (1969), non seulement en saisissant les rapports de production économique d’une marchandise spectaculaire qui ne dépareillerait pas dans les vitrines occidentales, mais de surcroît en montrant que le régime ascétique de la société bureaucratique est davantage le lot des étudiants d’extraction populaire que des cadres dirigeants qui représentent une nouvelle forme de bourgeoisie au pouvoir. L’opposition est/ouest aura bien été une mascarade idéologique régulièrement démentie par les grands cinéastes originaires d’Europe de l’est (Věra Chytilová est la contemporaine du polonais Jerzy Skolimowski, l’égale de ses compatriotes Miloš Forman, Jan Němec et Jiří Menzel), eux qui auront à la place documenté côté soviétique une variante de la modernité capitaliste dont la spécificité consiste en ce que le marché y soit indexé sur le centralisme autoritaire et étatique du Parti unique.

 

 

Le mixte historique de bourgeoisisme et de bureaucratisme propre au monde soviétique participe ainsi à accentuer et creuser psychiquement les clivages vécues par Marta. Ce mixte avère par ailleurs une hétérogénéité dont rend compte l’hybridité esthétique de la forme cinématographique elle-même, avec ses multiples inserts documentaires semblables à ceux que l’on trouve dans les premiers films tchèques de Miloš Forman, aussi avec ses arrêts sur image extrayant depuis le mouvement le travail d’immobilisation, encore avec sa dérive urbaine et nocturne hérissée de dissonances musicales qui lorgnent du côté des partitions de Giovanni Fusco composées pour les films contemporains de Michelangelo Antonioni. Les Dites Cariatides propose également un mélange des genres caractéristique de la manière d’Agnès Varda puisque son court-métrage intercale notations historiques, citations poétiques et coq-à-l’âne typiques de son idiosyncrasie. La réification féminine se comprend désormais comme pétrification des femmes. Des statues vêtues d’une longue tunique quand elles ne sont pas dénudées (on se souvient de Dorothée Blanck en modèle nue dans un atelier de sculpture moderne dans Cléo de 5 à 7). Des servantes de pierre soutenant un entablement sur la tête qui jouent depuis l’époque romaine jusqu’à l’avènement de la bourgeoisie moderne le rôle de colonnes aux édifices (on en compte une centaine dans la capitale, la plus grande se trouve au 57 de la rue de Turbigo dans le 3ème arrondissement). La nudité publique des femmes signe leur statufication urbaine, leur pétrification est une réification sanctionnant la classe des vaincues (Agnès Varda rappelle le point de vue de l’architecte romain Vitruve, les habitants de Karyes ralliés aux Perses ont été exterminés par les Grecs et leurs femmes tombées en esclavage). De l’ordre ionique aux boulevards haussmanniens, la défaite est comme une ombre portée sur la nudité consensuelle des femmes statufiées et la cinéaste n’a même pas besoin de s’étendre à ce sujet, seulement en signalant contre tout didactisme que la version masculine des cariatides se nomme atlante, du nom du titan Atlas vaincu par les dieux de l’Olympe (dans son recueil poétique intitulé Les Quatre Vents de l’esprit publié en 1881, Victor Hugo use significativement du terme cariatide pour y métaphoriser les peuples asservis).

 

 

C’est donc une malicieuse inversion du mythe de la Méduse que fourbit Agnès Varda à l’occasion de son court-métrage : les femmes relèvent moins du genre de la Gorgone qu’elles sont elles-mêmes les victimes médusées d’un regard dominant et pétrificateur. Voilà ce contre quoi luttent l’héroïne de Cléo de 5 à 7 (1962), mais aussi la Nana de Vivre sa vie (1962) de Jean-Luc Godard, mais encore la Marta du Plafond (1962) de Věra Chytilová, et avant elle l’héroïne de La Punition (1960) de Jean Rouch, toutes sujettes à divers processus de capture, d’aliénation et de réification, toutes résistantes aussi à être le déchet féminin de l’image divine sacralisée par le poète avant profanation et consommation. Ce fut le cas de Charles Baudelaire face à Apollonie Sabatier, demi-mondaine adulée et salonnière vénérée jusqu’à l’acte sexuel en 1857 et le désintérêt accompli en 1862. Mais Agnès Varda rappelle aussi qu’un jour de 1866, l’auteur des Fleurs du mal rongé par la syphilis tomba dans une église de Namur, frappé d’aphasie et devenu hémiplégique jusqu’à sa mort survenue un an plus tard. La pétrification, les hommes n’y échapperaient pas davantage, c’est qu’après tout la Méduse est aveugle à la différence des sexes.

 

 

 

Cléo de 5 à 7 (1962) d’Agnès Varda :

Paris, capitale estivale des douleurs

 

 

 

Avec son deuxième long-métrage tourné sept années après l’inaugural Pointe courte (1955), Agnès Varda persiste et signe : la forme cinématographique est un jeu, un acte de création ludique qui doit déjouer l’opposition schématique du documentaire et de la fiction. D’un côté, Cléo de 5 à 7 se soutient d’un dispositif aux orientations formellement bien arrêtées (la durée du film recoupe celle de la narration pour un total de 90 minutes en temps réel reconstitué et distribué en treize chapitres). De l’autre, la multiplication des perspectives déboîte le point de vue principal pour l’inscrire dans un environnement multidimensionnel à l’image des colonnes à miroirs que l’on trouve dans les cafés parisiens (le temps mécanique des horloges semble en apparence respecté mais c’est paradoxalement pour le faire sortir de ses gonds grâce aux nappes subjectives des flux de conscience et des digressions dignes du grand roman moderne, James Joyce, Virginia Woolf, William Faulkner ou bien encore et plus essentiellement Les Cahiers de Malte Laurids Brigge de Rainer Maria Rilke).

 

 

À l’inverse d’un film de studio comme Rope – la corde (1948) d’Alfred Hitchcock qui avait déjà proposé un récit filmé en temps réel reconstitué en posant huit fois consécutivement l’équivalence un plan-séquence / une bobine de pellicule, Cléo de 5 à 7 est un film de plein air, typique de la Nouvelle Vague tout en ressortissant davantage du nouveau cinéma de la « rive gauche » à l’instar de ses amis Alain Resnais et Chris. Marker. En héritant des balades urbaines et poétiques d’André Breton, Agnès Varda réussit le tour de force de faire un film à la fois impressionniste (la fiction y respire à pleins poumons le documentaire et le film est un document d’histoire, la chronique d’un été parisien), surréaliste (les hasards objectifs piquent la sensibilité d’une subjectivité rêveuse) et cubiste (le monde s’y présente comme une constellation de points de vue rappelant celui de la vedette de la chanson interprétée par Corinne Marchand à moins de narcissisme, plus de modestie et plus d’altruisme). Les rimes internes sont subtiles (le prologue en couleurs dédié à la séance de tarots borne par contraste un noir et blanc plus blanc que noir dont le sens est révélé après coup par le pastiche keatonien des Fiancés du pont Mac Donald). Il y a aussi de remarquables virtualités (on voit dans un escalier une cariatide, une fête d’étudiants en beaux-arts déguisés et potaches préfigure la terrifiante fête des Pailhasses de Cournonterral dans l’Hérault). Forts également sont les échos avec les œuvres présentes ou à venir des compagnons (Jean-Luc Godard tourne à peu près au même moment Vivre sa vie dans une inspiration voisine, les présences concomitantes du ludion Michel Legrand et de l’appelé préfigurent Les Parapluies de Cherbourg de Jacques Demy en 1964, l’appartement de princesse conçu par le décorateur Bernard Evein cligne de l’œil du côté de l’univers de conte de fée privilégié par ce dernier).

 

 

Là où Cléo de 5 à 7 emporte une grande bataille, c’est en saisissant les points de connexion d’un malaise général dont la peur du cancer de l’héroïne est un symptôme qui abandonne progressivement sa centralité narcissique. Le Paris du solstice d’été est une cité de la douleur, une capitale de plus d’une douleur traversée avec un bonheur de filmer qui contraste puissamment en effet avec les divers degrés de toxicité qui s’y jouent, du poison du vedettariat spectaculaire qui accable la conscience malheureuse de Cléo à celui de la Guerre d’Algérie dont les résonances relient commentaires radiophoniques et discussions de bistrot. La journée du 21 juin 1961 est ainsi ressaisie dans sa multiplicité fractale et donc infinie, autrement dit dans ses dimensions à la fois personnelles (Cléo vit sa vie qui n’est pas moins importante que celles des autres au milieu desquelles elle vit) et impersonnelles (avec les forces économiques du capitalisme culturel et du spectacle bientôt analysé par Guy Debord, avec les questions politiques de la lutte des colonisés croisant le temps d’un flash info celle des paysans). Si la fiction est l’affaire de Cléo qui angoisse tant qu’elle fantasme pour elle le pire, le documentaire est là pour incessamment lui rappeler que son affaire se joue au milieu de tant d’autres, dans une réticularité en toute égalité. La rencontre avec l’appelé joué par Antoine Bourseiller dans le parc Montsouris atteint alors au plus grand et plus vif des paradoxes puisque Cléo se sent d’autant mieux préparée à affronter la suite des opérations médicales au même moment où le garçon rencontré s’apprête à repartir en Algérie et, peut-être, y mourir suite à d’autres opérations chirurgicales.

 

 

« Il y a une quantité de gens, mais il y a encore plus de visages, car chacun en a plusieurs » écrit Rilke dans Les Cahiers de Malte Laurids Brigge. Cette multiplicité des gens et des visages qui les caractérisent, Cléo de 5 à 7 s’y engouffre joyeusement, tout en sachant cependant qu’il y a des bonheurs qui côtoient sans le savoir les pires malheurs, tout en montrant avant Le Bonheur (1965) qu’il y a des légèretés qui frôlent les plus grands abîmes en feignant de les ignorer.

 

 

 

L’Opéra-Mouffe (1958) et Documenteur (1981) d’Agnès Varda :

Seuls les anges ont des elles

 

 

 

D’un côté, le « quartier de la Mouffe », autrement dit la rue Mouffetard avec son marché populaire et ses trognes avinées, ses étals de boucher et ses gueules cassées, et puis sa cinéaste vagabonde qui, ici comme pour Du côté de la côte et La Cocotte d’Azur (1958), pense fort à Jean Vigo en bricolant des raccords de regards comme autant de papillonnages poétiques, tandis que son corps s’élargissait alors pour y accueillir la venue de son premier enfant, Rosalie. De l’autre, Los Angeles mais la cité des anges s’est bien ensablée, avec ses vagues lancinantes comme des rouleaux perpétuels et ses silhouettes passantes en papier découpé, avec ses vitrines marchandes, ses marchands de sable et ses poissons asphyxiés, et puis la même cinéaste qui a vieilli mais qui persiste à vagabonder sur le fil de la fiction et du documentaire pour projeter dans l’intervalle de deux fresques murales l’image troublante de sa propre relation maternelle avec son jeune fils de huit ans, Mathieu Demy.

 

 

L’Opéra-Mouffe est un court-métrage malicieux et irrévérencieux, sorte d’opéra de poche brechtien (la musique composée par Georges Delerue lorgne ostensiblement du côté des bastringues de Kurt Weill) dans lequel Agnès Varda coince entre deux coq-à-l’âne ses angoisses maternelles avec un regard empathique et éploré sur les habitants permanents de la misère parisienne, contemporain de On the Bowery (1956) de Lionel Rogosin. À l’inverse, Documenteur est un film profondément mélancolique, double lunaire du solaire Mur Murs (1981), dédié à l’Amérique comme désert océanique et plage d’exil, plus proche en cela de Model Shop (1969) de Jacques Demy et News From Home (1977) de Chantal Akerman que de Paris, Texas (1984) de Wim Wenders, où une mère française et son fils se retrouvent comme deux Robinson échoués sur le rivage d’un archipel de millions de solitudes qui se confondent et disparaissent dans l’écume de l’horizon. Dans les deux cas, des anges passent mais heureusement saufs d’un sentimentalisme qui perdra Wim Wenders. Qu’ils soient passeurs d’images (l’image est un regard qui passe du coq à l’âne au-dessus du filet séparant le documentaire de la fiction) ou bien anges déchus (les associations surréalistes et les listes à la Prévert sont des bulles d’air crevant à la surface croûtée du malheur, des adresses amicales dédiées malgré l’angoisse aux vies mutilées, corps boiteux, figures fracassées, êtres abîmés). « Dodo, cucul, maman, vas-tu te taire », voilà comment le couple du documentaire et de la fiction forme une rengaine rédimée par les jeux de mots et les jeux de mains des ritournelles d’enfance. Seuls les anges ont des ailes quand elles consonent avec « elles » : elle qui porte un enfant comme on porterait une bonne nouvelle dans un monde cependant peuplé de la vie mal fichue d’enfants grandis trop vite ; elle qui entretient avec son fils une relation d’exception mais qui pourtant risque à tout moment de se replier dans le cocon régressif d’un amour impossible.

 

 

Il y a un raccord particulièrement troublant dans L’Opéra-Mouffe, digne du montage des attractions théorisé par Sergueï M. Eisenstein, qui associe le ventre rond de la femme enceinte qu’était alors Agnès Varda au démembrement d’une citrouille au couteau. Plus tard, une ampoule est brisée en enveloppant dans un redoublement des sphères la coquille de l’œuf ébréché de l’oisillon en train de naître. Naître c’est sortir en passant du dedans au dehors, c’est comme le disait Gaston Bachelard et comme le répète Peter Sloterdijk passer de sphère en sphère en vivant la vie sous la double condition ontologique de l’exil extérieur et de la quête d’abris comme autant d’utérus de substitution. L’Opéra-Mouffe est un conteneur accueillant, pour les jeunes amoureux nus interprétés par Dorothée Blanck et Antoine Bourseiller, pour l’enfant qui vient et pour les enfants qui ne sont plus, pour le bébé à venir et pour tous ceux qui un jour l’ont été à leur tour, tous exposés au monde que résume le « quartier de la Mouffe » qui se distribue en séries convergentes et divergentes d’enfants masqués et de vieillards cabossés, de légumes du jour et de viandes débitées, de déchets du marché et de rebuts humains, de visages monstrueux et de regards pleins de détresse. Documenteur propose quant à lui une étonnante dérive entre les plaques tectoniques et océaniques de l’aveu frontal et du mensonge en diagonale, où la mère est jouée par Sabine Mamou qui est la monteuse de la cinéaste tandis que son garçon l’est par son propre fils, où la voix enregistrée du personnage de fiction Émilie Cooper est celle d’Agnès Varda et la voix-off de la réalisatrice pour laquelle l’héroïne travaille est celle de Delphine Seyrig. Où une mère aime son enfant en sachant que son amour exclusif est un amour mortel que sanctionne l’interdit de l’inceste.

 

 

Le mot n’est jamais prononcé mais Documenteur ne pense pourtant qu’à cela, comme ce sera encore le cas mais de façon plus détachée et ludique dans Kung-fu Master (1988) avec Jane Birkin et toujours Mathieu Demy. Quand les vagues roulent les unes sur les autres en rappelant cruellement le corps absent de l’aimé faisant l’amour, la vitre derrière laquelle travaille Émilie en fige la profondeur au nom d’une surface qui finit dans le miroir où elle se contemple nue, nue comme Dorothée Blanck dans L’Opéra-Mouffe rejouant Vénus à son miroir (1647) de Diego Velázquez. Cette image sauve in extremis son corps de l’amour exclusif de son fils, elle participe à l’aider à préserver, même fantasmatiquement, un espace à elle malgré le battage woolfien des vagues de l’homme qui manque et de la plage de son fils trop présent. La cité des anges désertée est enfin également une autre capitale de la douleur, après la rue Mouffetard et Paris au temps de la Guerre d’Algérie, marquée celle-là par le reflux des militantismes et révolutionnaires et des utopies libertaires qu’Agnès Varda avait documentés la décennie précédente avec Black Panthers (1968) et Lions Love (… and Lies) (1969).

 

 

L’attrait incestueux et exclusif de l’enfant se nourrit aussi du deuil redoublé de l’amour et de la politique, quand l’enfant à venir autorisait alors de croire vingt ans précédemment qu’il pourrait grandir dans un monde qui lui ferait moins mal que celui des gueux de la rue Mouffetard. Naître c’est encourir le risque de s’exposer dehors aux duretés de la pauvreté. La pauvreté aura toujours été pour Agnès Varda une hantise, elle reviendra fort avec Sans toit ni loi (1985) avant de trouver quelques remèdes de survie du côté des Glaneurs et la glaneuse (2000).

 

 

 

26 novembre 2019

 

 

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