« (...) L'essence de la politique est la manifestation du dissensus, comme présence de deux mondes en un seul. » (Jacques Rancière, « Dix thèses sur la politique » in Aux bords du politique, éd. La Fabrique, 1998, thèse 8, p. 177).
Le cinéma militant, mort ? pas mort ? C'est déjà une longue histoire qui raconte en la déployant autrement l'histoire du cinéma et du siècle de son avènement, comme le montre l'article fouillé que lui consacre l'historien Tangui Perron disponible sur le site web de l'association Périphérie, préalablement issu d'Une encyclopédie du court-métrage français (sous la dir. de Jacques Kermabon et Jacky Evrard, éd. Festival Côté court/Yellow Now-coll. « Côté cinéma », 2004). Et cette histoire alternative est une histoire à la fois minoritaire et contradictoire, une histoire plurielle tiraillée entre appareillages propagandistes et orientations idéologiques antagoniques, innovations matérielles et inventions esthétiques, missions d'éducation citoyenne et supports techniques de processus de subjectivation et de politisation.
D'un côté, de grands cinéastes aujourd'hui canonisés ont mobilisé leur geste respectif au nom des grandes causes progressistes, révolution bolchevique pour Sergueï M. Eisenstein, Front populaire pour Jean Renoir, les prémisses ouvrières de Mai 1968 et ses résonances mondiales pour Chris. Marker. De l'autre, le soupçon persistant de la propagande, qui n'en est plus un quand la cause est réactionnaire, pèse en vérité sur le sens d'entreprises individuelles et collectives dont le savoir-faire est repéré et identifié comme une servilité coupable (la commande y appelle la censure), au service particulier des intérêts du parti (c'est exemplairement le cas de Leni Riefenstahl qui s'est défendue de faire de l'art indépendamment de l'hitlérisme alors que son Triomphe de la volonté en 1935 lui est parfaitement homogène). Autrement dit, le cinéma militant est ce champ du cinéma où se rejoue peut-être le plus intensément l'antagonisme des rapports conjonctifs et disjonctifs entre l'esthétique et la politique, celui où les sphères de l'art et de la politique affrontent les contradictions d'une autonomie formelle et d'une hétéronomie réelle (l'autonomie n'est en réalité que relative, et variable selon l'histoire des pressions exogènes exercées par les autres champs économiques et politiques). Pourtant, À propos de Nice (1930) de Jean Vigo, Misère au Borinage (1934) de Joris Ivens et Henri Storck, Las Hurdes, tierra sin pan – Terre sans pain (1932-1937) de Luis Buñuel représentent divers essais inventifs formellement, qui documentent, frontalement avec rage ou diagonalement avec ironie, les situations critiques de leur temps, dans la réinvention esthétique et politique de la part documentaire du cinéma, cette part minoritaire et maudite retrouvée au début des années 1920 par Robert Flaherty (l'ethno-fiction) et Dziga Vertov (le kino-pravda).
En 1946, La Bataille du rail de René Clément exemplifie la bataille de la représentation de la Résistance et son hégémonie, disputée entre gaullistes et communistes. Avec ces deux films français censurés que sont Afrique 50 (1950) de René Vautier et Les Statues meurent aussi (1953) co-réalisé par Alain Resnais et Chris. Marker, le cinéma militant se branche désormais aussi sur des luttes anticolonialistes qui se ramasseront bientôt sous le terme générique de tiers-mondisme. Le cinéma militant participe ainsi d'une reconstruction actualisée du cinéma documentaire, amorcée avec l'introduction du son au tout début des années 1930, suivie par une relance circonstanciée à l'époque de la fin de la Seconde Guerre mondiale. Avec la synchronisation matérielle et technique de l'image et du son constituée au début des années 1960 (sous la houlette de Richard Leacock et Robert Drew aux États-Unis, Pierre Perrault et Michel Brault au Québec, Jean Rouch et Mario Ruspoli en France), se rassemblent les divers éléments constitutifs de la grande séquence décennale, celle que nomment d'un côté les « groupes » issus de Mai 68 (Dziga-Vertov, Medvedkine, Cinélutte issu de l'IDHEC et l'on ajouterait encore sur le plan théorique la revue Cinéthique liée à l'université de Vincennes) et que récapitule de l'autre Le Fond de l'air est rouge (1977) de Chris. Marker.
En dépit des limites intrinsèques au genre (pauvreté matérielle et réquisition par l'actualité contextuelle des luttes, soumission à la propagande partisane et possibilités de filmer bornées par les rapports de pouvoir), le cinéma militant représente en 1968 et la décennie qui s'en est suivi l'âge d'or des liaisons entre deux manière d'être minoritaires, le cinéma documentaire à l'ère du direct et la politique militante qui expérimente alors la crise du modèle marxiste-léniniste (malgré l'enthousiasme pro-chinois de Joris Ivens et Marceline Loridan). C'est l'époque mythifiée où les grands artistes de la modernité cinématographique à l'instar de Jean-Luc Godard repensent intégralement et radicalement les rapports sans rapport de la politique et de l'esthétique, celle où les pratiques respectives du tract et du court-métrage se rejoignent pour former le ciné-tract, où se montent des circuits de diffusion alternative des films soutenus par des organisations partisanes et syndicales installées ou bien nouvelles, à l'usine et à la campagne, au sud comme au nord, dans la banlieue ouvrière de Paris ou à Nantes comme à Cuba ou au Chili.
« Le triomphe posthume du cinéma militant » ? oui et non
Le cinéma militant, mort ? pas mort ? Tangui Perron l'affirme sans ambages. Après tout, le cinéma militant est comme tout genre cinématographique, à savoir mortel. Son constat s'étaie de la clôture d'une séquence historique (le reflux de Mai 68 et l'avènement du néolibéralisme), tout en relativisant sa portée affirmative (la mort du genre laisse quand même un héritage hétéroclite, riche en propositions de formes et d'idées garantissant de potentielles réappropriations ultérieures). Si la fin sociologique de l'hégémonie stratégique de la classe ouvrière, le déclin d'un certain idéalisme révolutionnaire et la fin de la Guerre froide ont participé à signer l'acte de décès du cinéma militant, les luttes sociales n'ont cependant jamais cessé, au contraire. Et pas davantage les formes cinématographiques créées pour en témoigner. Un nouvel âge se serait donc ouvert, plus souple par rapport aux traditionnelles affiliations partisanes, plus soucieux d'ajointer éléments d'analyse critique et approche plus compréhensive, plus sensible aussi à la diversité non hiérarchique des fronts de luttes (avec une importance nouvellement accordée à la figure du sans-papiers se substituant à celle plus habituelle de l'émigré-immigré). Un « néo-cinéma militant » comme Tangui Perron essaie de le nommer, censément caractérisé par une « laïcisation » face aux organisations politiques et, corrélativement, par une « dé-idéologisation ».
« Le triomphe posthume du cinéma militant », on voudrait dire alors à la fois oui et non. Certes, le militantisme partisan se fait plus discret quand il n'est pas inexistant, la question sociale semblerait avoir relativement reflué en raison de problématiques davantage sociétales ou culturelles, la mémoire avec ses devoirs ainsi que ses déboires s'impose comme un nouveau champ de bataille symbolique. Le terme même de militant est tellement connoté, voire surchargé qu'il apparaît souvent comme une mauvaise dénomination, symptomatique d'un emploi pauvre car fonctionnel et utilitaire du cinéma au nom des bonnes causes. Il y a pourtant des films qui ont marqué leur temps en remarquant que l'histoire ne s'était pas arrêtée à cela, même en période intervallaire (avec le paradigmatique Reprise de Hervé Le Roux en 1996). À côté des bilans qui se veulent explicitement des relances (le terme même de reprise le signifie amplement) et des affadissements édifiants (Ken Loach est l'un des réalisateurs favoris du Figaro), il y a le communisme immuable et éternel du cinéma de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub, imperméable aux modes, indifférent aux reflux de l'histoire qui n'est écrite que par les dominants. Il n'en demeure pas moins vrai que, à l'époque actuelle où n'opère certes plus symboliquement la catégorie unificatrice de cinéma militant, pour le meilleur (la politisation du cinéma dans sa part documentaire et son moment moderne) comme pour le pire (l'inféodation partisane et la concurrence groupusculaire gauchiste), il y a encore des films qui se posent des questions politiques (par exemple, qu'est-ce qu'un peuple qui ne soit pas le Peuple ?), en (se) les posant politiquement (par exemple, qu'est-ce qu'un film ayant le désir de la politique mais sans déranger les lignes ni du régime classique de narration et de représentation ni des rapports économiques de production et de distribution ?).
Autrement dit, il y a pour les films actuels qui prennent acte de l'histoire du genre du cinéma militant une politique de l'esthétique qui, radicalement distincte des logiques discursives de l'identification partisane, toujours produit des formes hétérogènes au consensus quand elles ne le mettent pas en crise, des formes à la fois constituantes et destituantes opérant sur le plan des figures (esthétiques) comme sur celui des structures (économiques). Si les prises de parti sont moins éloquentes dorénavant, les prises de position restent toujours aussi déterminantes (la politique se joue toujours de face et de dos). Aux secondes d'exposer alors les forces et traces et intensités de l'engagement réel, sans devoir en indexer les preuves sur la posture volontariste et dépassée de l'artiste engagé et encarté. La politique est affirmative mais, dans l'achoppement des problématisations esthétiques et l'absentement des pratiques militantes, son caractère affirmatif peut également se confondre avec une simple modalité déclarative. En conséquence de quoi, il n'y a rien d'autre à faire pour le spectateur que ceci : voir les films et la politique se déduira alors de leur esthétique. C'est pourquoi la place du spectateur demeure plus que jamais ici une question décisive, place remise en question pour une mise en mouvement critique, diagonalement ou transversalement, des ordres et des partages existants.
La sortir à quelques semaines d'intervalle près de De cendres et de braises
de Manon Ott avec Gregory
Cohen sorti le 25 septembre, Nos
défaites de Jean-Gabriel Périot le 9
octobre, On va tout péter de Lech Kowalski le 9 octobre et
L'Âcre parfum
des immortelles de Jean-Pierre Thorn le 23 octobre représentent autant d'occasions
de penser les puissances esthétiques et politique de films qui, depuis leur diversité même, s'inscrivent explicitement dans l'héritage du cinéma militant, tout en en tirant cependant des
conséquences différentes pour des résultats inégaux. D'un côté, l'enquête de terrain en milieu populaire débouchant sur un paysage contrasté où la politique demeure obscure voire obscurcie, le
retour réflexif sur l'héritage du genre à l'époque du pic de 68 se retournant en fable accablante de la faible politisation de la jeunesse actuelle représentent des échecs qui obligent à repenser
autrement les manières d'actualisation des virtualités intempestives de l'héritage. De l'autre, le portrait sentimental, fragile et poétique d'une fidélité amoureuse et politique cristallisant un
demi-siècle de luttes irradiant jusqu'aux ronds-points des Gilets Jaunes et la chronique rock d'une lutte ouvrière saisie dans sa dimension existentielle et éthique de forme-de-vie avèrent au
contraire que le cinéma militant a de l'avenir quand il ne cède en rien ni sur les puissances intrinsèques du cinéma, ni sur les inventions politiques d'un présent qui lutte notamment pour avoir
encore de l'avenir.
Après la mort du cinéma militant, il y en a encore et toujours pour vivre, militer et faire du cinéma en en tirant des actes de révolte doublement en rupture avec l'existant, qui opprime les gens en en diminuant les puissances jusque dans les écrans.
18 novembre 2019
Volcan éteint
- à propos de De cendres et de braises (2018) de Manon Ott avec Gregory Cohen
De cendres et de braises vient de loin. Le film relève déjà d'une enquête de terrain menée pendant trois ans dans le cadre d'un travail de recherche en sciences sociales abrité depuis 2010 par l'université d'Evry et intitulé « Filmer/Chercher ». L'enquête en question s'est concentrée en particulier sur les quartiers populaires de la commune des Mureaux dans le département des Yvelines. Le front de la recherche sociologique précède ainsi celui de la création cinématographique, en consistant notamment à déblayer à partir d'un champ de ruines déguisé sous la dénomination officielle de rénovation urbaine les vestiges matériels et immatériels d'une histoire ouvrière fixée en particulier sur une usine de la commune voisine, Renault-Flins, avec ses 4.000 ouvriers actuels sur les 23.000 qu'elle comptait alors durant les années 1970, aussi avec sa longue grève ainsi que l'occupation héroïque de son site filmée par Jean-Pierre Thorn avec Oser lutter, oser vaincre entre mai et juin 1968. La rencontre avec les habitants et la fréquentation de la vie associative, la collecte des archives personnelles et le recueil des récits de vie, ouvriers d'hier qui se souviennent des luttes d'hier et ceux d'aujourd'hui abonnés à l'intérim, vieux militants émigrés-immigrés et jeunes habitants d'ascendance migratoire et (post)coloniale, auront donc été au principe d'un choix de vie puisque Manon Ott et Gregory Cohen ont décidé d'habiter toute une année dans une cité HLM des Mureaux, La Vigne Blanche.
Et c'est ainsi que, parés de toutes les précautions comme autant de légitimités, la réalisatrice et son assistant à l'image comme au son ont pu entamer le tournage d'un nouveau film, redoublé par la parution d'un livre éponyme par les éditions Anamosa. Un film qui donc ne devait résulter que d'un lent travail de terrain et d'approche, à la fois compréhensif (du côté des habitants qui sont les gardiens de paroles hétérogènes à la doxa médiatique) et critique (sur le versant des forces politiques et économiques accordées à soumettre le paysage urbain et populaire aux démolitions et autres arasements l'expropriant de sa propre histoire ouvrière).
Étoiles mortes
Le documentaire de Manon Ott aidé de Gregory Cohen, qui constitue leur premier long-métrage commun, vient de loin, certes, mais il ne va pas très loin non plus. Si la connexion entre un rassemblement ouvrier du côté de Renault-Flins et la citation appropriée d'un fragment de Oser lutter, oser vaincre augure du meilleur en battant le rappel d'une histoire ouvrière qui n'est pas finie, avec laquelle on n'en a pas fini, qui ne s'est en effet finie ni avec le déclin électoral du communisme municipal ni avec la dualisation et la tertiarisation de l'emploi salarié, la connexion une fois posée est cependant bien vite, trop rapidement abandonnée. La question demeurant centrale du salariat, d'autant plus déterminante pour les habitants des quartiers populaires qui n'ont rien d'autre à vendre que leur force de travail, est pourtant laissée en friche au nom d'autres impératifs portés par des choix esthétiques marqués et remarqués, au risque de cultiver un certain esthétisme. On relève d'ailleurs un lent mouvement profond au sein du film comme un glissement de terrain, où les paroles collectives refluent en paroles individuelles, où les récits de lutte reculent en anecdotes personnelles, où les territoires en mutation balisées par un jeu de métaphores surexposées se dispersent dans des friches aussi symboliques qu'elles parachèvent un lent processus de dépolitisation.
D'un côté, la restructuration du paysage impulsée avec l'ANRU (l'Agence Nationale de Rénovation Urbaine) est bien comprise politiquement par ses premiers concernés (les démolitions ne sont pas compensées par de nouvelles constructions, le vécu et la sensibilité des habitants ne sont pas prises en compte). De l'autre, une vision politique d'ensemble qui aurait été plus éloquente sur les conséquences sociales de la politique de remplacement sociologique des anciennes collectivités territoriales ouvrières (le voilà le seul et vrai « grand remplacement » et son réel intéresse forcément si peu les promoteurs du racisme obsidional qui font de la nation l'ultime rempart fallacieux de l'État-providence contre la mondialisation) se fragmente en isolats affaiblis (une femme raconte l'amour pour son compagnon incarcéré, un garçon rêve la nuit au ralenti, un ancien délinquant délire la politique autour d'un feu). Comme des étoiles mortes qui, contre toute construction en terme de constellation, individualisent les expériences sacrifiées sur l'autel des micro-dispositifs esthétisants.
Ruissellement à sens unique
La musique aux accents free-jazz d'Akosh Szelevenyi pour faire fuir les boucles attendues de rap, le noir et blanc contrasté et cultivé pour volatiliser la grisaille associée par réflexe à la banlieue, les métaphores répétant qu'il y a des étoiles filantes et des feux en promesses volcaniques d'incendies, tout cela chatoie mais c'est une beauté qui se satisfait surtout d'entretenir l'idée d'une poétique sensible à la dignité des gens mais insensible à leurs constructions politiques. La restructuration urbaine, si elle est synonyme de déstructuration du monde ouvrier, s'expose ainsi dans la seule guise d'un messianisme aussi facile qu'obtus, certes à l'écoute des habitants mais seulement qui racontent l'obscurcissement politique plutôt qu'ils n'en font son éclaircie. Alors qu'on conspire et travaille à vivre ensemble autrement dans les quartiers populaires. Alors qu'on lutte et milite en persévérant dans des formes héritées ou bien en en construisant de nouvelles. Et, même en noir et blanc lyrique et flamboyant, Sylvain George sait documenter cela mais parce qu'il le voit en montrant, comme Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval même si autrement, ce qui entre les décombres et avec les multitudes des sans-noms se bricole d'un peuple à venir.
De tout cela, on ne verra cependant rien dans De cendres et de braises. C'est que le documentaire brûle moins qu'il ruisselle comme la transe transpirante de Shiva ayant donné naissance à l'intarissable Narmada. Volcan promis sur le papier, éteint à l'épreuve de l'écran. Et son ruissellement s'accomplit à sens unique en bénéficiant aux manières comme des minauderies du film de Manon Ott et Gregory Cohen, cette danseuse pleine de légèreté et d'humidité dont l'allégorie seyait mieux à la « révolution verte » et aux conséquences dévastatrices de la liquidation de la paysannerie indienne proposée par le durassien Narmada (2012), inspirée par le roman Narmada Sutra (1998) de Gita Mehta.
4 novembre 2019
Instruction ? Rébellion !
– à propos de Nos défaites (2019) de Jean-Gabriel Périot
Nos défaites, le troisième long-métrage de Jean-Gabriel Périot ne ment pas, à ceci près cependant : le film aurait quand même été plus inspiré de s'intituler Mes défaites tant le réalisateur les accumule pour son propre compte. Il n'y aurait en effet aucune raison de collectiviser un désaveu qualifiant en dernière instance les choix de l'initiateur d'un documentaire qui voudrait évaluer le niveau de politisation de la jeunesse actuelle en concluant sur une dépolitisation généralisée dont il évacue la connaissance des causes comme des effets, au risque de relayer le vieux stigmate d'une jeunesse décérébrée. La preuve par cinq.
La première défaite découle déjà d'un dispositif qui met constamment en porte-à-faux les élèves de la Première option cinéma du lycée Romain-Rolland d'Ivry-sur-Seine, invités à mesurer leur degré de (dé)politisation face aux figures engagées des grands films politiques et militants du tournant de Mai 68. Entre les séquences refaites à l'identique et les questions posées par le réalisateur à dix adolescents, le spectateur n'aurait dès lors plus d'autre possibilité que de compter les points en regrettant le temps où l'air était plus rouge. Mais rapporter et comparer des trajectoires spécifiques en dépit de contextes bien différents, c'est méconnaître qu'il n'y a pas de politique sans des processus collectifs appareillés à des événements localisés. Individus politisés d'hier ou adolescents peu ou pas politisés d'aujourd'hui ne représentent jamais qu'eux-mêmes. Pour le reste, comme le disait Mao, il faut enquêter avant de parler. Saisir cela n'autorise ainsi ni de mythifier Mai 68 (en croyant sottement que toute la France était alors toute rouge et noire), ni dénigrer l'époque contemporaine (en oubliant bêtement tous les foyers de luttes dont la jeunesse lycéenne est actuellement partie prenante). Ayant répondu à une invitation semblable résultant du partenariat entre le lycée, la municipalité et le cinéma Le Luxy, Premières solitudes (2018) de Claire Simon était moins un film moins ambitieux, mais plus respectueux aussi des jeunes participants à son dispositif.
La deuxième défaite concerne le principe des séquences refaites, extraites des films respectifs du Groupe Medvedkine et d'Alain Tanner, de Bruno Muel et de Jean-Luc Godard, de Chris. Marker et de Mario Marret, de Marin Karmitz et du collectif Cinélutte, en passant par l'incontournable Reprise du travail aux usines Wonder. Loin du théâtre didactique brechtien dont le modèle offre avec l'apprentissage de la comédie la pédagogie politique qui lui est complémentaire, la stratégie de refaire en fiction ce qui avait été fait en documentaire débouche sur une double impasse esthétique et politique, d'ailleurs avérée par la plupart des réponses données par des adolescents qui ne comprennent pas toujours ce qu'ils ont joué. Déjà que les remakes souffrent des tics formels rabattant le remake du côté postmoderne du pastiche et du simulacre (grain de l'image en noir et blanc et grain des voix façon Nagra sont obtenus avec des logiciels appropriés), mais ils réduisent de surcroît la puissance originale d'inscription documentaire à une imagerie sans effet pratique et heuristique pour ses interprètes. Alors qu'il y avait moyen de travailler un tel corpus pour en autoriser sa réappropriation dialectique, le film de Jean-Gabriel Périot aura préféré opter pour en désamorcer toute force critique, comme mètre étalon de l'apolitisme de la jeunesse.
Sachants et apprenants
(c'était mieux avant)
La troisième défaite relève de la connivence problématique de la position du réalisateur avec le rôle de l'instituteur. Celui qui pose les questions jouit en effet d'une autorité symbolique non remise en question, poussant les jeunes interviewés tantôt à répondre des banalités, tantôt à convenir qu'ils ne savent pas, tantôt encore à trahir en soufflant une légère irritation. Dans tous les cas, à la seule exception d'un garçon prénommé Ghaïs, celui qui pose les questions en restant derrière la caméra s'affirme comme celui qui sait au détriment de ceux qui ne savent pas et qui s'exposent ainsi. L'exemple le plus symptomatique renseigne sur la posture de celui qui ne se suffit plus d'être instituteur pour aller jusqu'à adopter la défroque de l'instructeur lorsque le refus de l'anarchie par une adolescente naïve débouche sur une docte explication du sens de la doctrine anarchiste et de sa valorisation de la liberté. Lecteur de Hegel, Mao disait qu'un se divise en un. Pour Jean-Gabriel Périot, le monde se divise en deux catégories, les sachants et les apprenants et pour les uns faire la leçon aux autres équivaut ici à la méconnaissance d'un rapport de pouvoir, renforcée par l'oubli consécutif de la leçon de Joseph Jacotot rappelée par Jacques Rancière, celle du maître ignorant.
La quatrième défaite survient dans la seconde partie du film, tournée six mois plus tard, en décembre 2018. La politique revient enfin avec l'horrible photographie de lycéens de Mantes-la-Jolie, forcés par des policiers à se mettre à genoux, les mains derrière la tête. Refaite par les participants du dispositif, cette image est mise en relation avec le mouvement lycéen opposé au tri sélectif de Parcoursup auquel ont participé des lycéens de Romain-Rolland, allant jusqu'au blocus de leur établissement. De fait, Mes défaites aurait dû commencer par là où il finit, du côté de la politique qui s'impose comme événement aux existences requises d'en assumer subjectivement les conséquences. Pourtant, c'est plus fort que lui, le réalisateur consigne la parole des jeunes dans une situation concrète qui les met à nouveau en difficulté. Filmés dehors, tous sont de fait frigorifiés, les uns dodelinent sur place, les autres se frottent les mains, les voix s'enrouent, on regarde ailleurs parce qu'on voudrait être ailleurs, c'en est gênant. Bref, il n'y a pas un jeune dont le corps ne témoigne pas, physiquement, qu'il aimerait être ailleurs que dans le cadre dont la fermeture est verrouillée par un réalisateur aveugle, doublement aveuglé par les postures de l'instituteur et de l'instructeur.
Une cinquième défaite – et peut-être s'agit-il de la plus terrible – se déduira enfin de la participation directe et indirecte, devant et derrière la caméra, de ces jeunes à un dispositif qui produit une image d'eux-mêmes si peu valorisante, homogène de fait au consensus d'une jeunesse sans idée. Après Une jeunesse allemande (2015) qui s'appliquait à lisser et neutraliser l'hétérogénéité des régimes d'archives pour conclure sur le match nul entre les vieux réacs abêtis par leur morgue et les jeunes romantiques de la RAF trompés par leur idéalisme, voici Une jeunesse française qui s'astreint à poser seulement que, quand même, les jeunes, c'était mieux avant. Mais, avant, il y avait aussi des cinéastes autrement plus résistants à l'air du temps, autrement mieux immunisés contre les clichés, autrement plus prémunis des effets pervers de la rhétorique réactionnaire.
La pédagogie de la lutte des classes est si peu classe quand elle ramène la jeunesse dans les classes où sévissent les pires maîtres instructeurs. Instruction ? On répond rébellion !
23 octobre 2019
Belles rebelles (la révolution Joëlle, Joëlle la révolution)
– à propos de L'Âcre parfum des immortelles (2019) de Jean-Pierre Thorn
L'Âcre parfum des immortelles est une élégie de combat. Le chant de mort dédié à l'aimée disparue, s'il fait trembler la voix de son vieux rhapsode, n'en est pas moins un chant de vie, un chant de la terre, du ciel et de la mer dont les lèvres se touchent à l'horizon, tout imprégné de l'odeur épicée des astéracées, ces étoiles végétales dont les inflorescences poussent en bordure des dunes et que l'on appelle des immortelles communes.
Il fallait bien qu'un jour ça arrive, un ancien col rouge a viré fleur bleue. Mais la fleur bleue de Novalis ressemble à s'y méprendre à la fleur de Coleridge à laquelle aura souvent rêvé Borges, et Jean-Luc Godard en ponctuation finale des Histoire(s) du cinéma (1988-1998). Une image de rêve, un souvenir de paradis. Il n'a pas renoncé, le rhapsode a composé avec le manque d'argent et les haillons du temps une ode à l'amour et la politique comme des événements engageant des persévérances et des fidélités trament l'immortalité des existences qu'ils auront percutées.
Une existence a été trouée, Joëlle apparue et disparue, Mai 68 flux et reflux, cela ne saurait s'oublier, passer par pertes et profits des résignations et liquidations capitalistes. Elle aurait pu comme tant d'autres s'effilocher, sa toile n'en demeure pas moins une solitude peuplée, tissée du fil ténu mais tenu des images et des amis d'hier conservés jusqu'à aujourd'hui, le vieux copain syndicaliste, l'amie danseuse de hip-hop, le chorégraphe et le graffiteur, les Gilets Jaunes du rond-point de Montabon. Et leur étoilement fait une constellation lactescente qui peut ainsi relier Lyon à la Sarthe et la Normandie à la Seine-Saint-Denis, immortelle belle rebelle.
Inflorescence
Un site atopique comme une cartographie affective, une carte du tendre électrique comme les larsens déchaînés par ce Thor du rock qu'est Serge Teyssot-Gay, toute une géographie réinventée jusqu'aux images liminales et super-8 d'un été à Madagascar, fragiles images retrouvées d'un paradis perdu dont l'éventail garde dans ses plis les traces imperceptibles d'un désastre infini. Oser lutter, oser vaincre (1968), Le Dos au mur (1979), ces grands films de la suture du cinéma documentaire et du militantisme politique ont des titres pour dire désormais que si le temps presse toujours plus en pressurant les corps vieillis quand elle ne reprend pas la vie des amis (depuis mai dernier Joëlle a été rejointe désormais par Henri), la lutte reste toujours ce qu'il faut oser, la capitulation devant l'existant interdite, le défaitisme vaincu par les capitules de l'immortalité.
Dos au mur, les mortels n'ont pas d'autre destin en effet que de construire leur immortalité sous la condition d'une vie vécue fidèlement dans la vérité de quelques idées, l'égalité vécue à deux comme à plusieurs, l'égalité dans l'amour comme dans la politique (l'amour est un communisme du deux, la politique un communisme avec les autres). La vraie vie.
Le joli Mai, la jolie Joëlle : Joëlle la révolution, la révolution Joëlle. Les images de ces belles rebelles finissent alors par se superposer comme une ensorcelante surimpression. Leurs sortilèges tramés forment un tamis retenant des sables de l'oubli l'or incorruptible du temps qu'un rhapsode se doublant d'un alchimiste dépose sur le sol des ronds-points du présent, autres étoiles, autres astéracées, nos victoires. Élégie de combat, L'Âcre parfum des immortelles finit où tout aura commencé, sur la grève gardienne de nos inflorescences les plus belles et rebelles, là où les immortelles communes ont les noms stellaires des capitules de l'amour et de la révolution.
Jean-Pierre Thorn pourrait le dire alors à la manière de Dominique A : Joëlle la révolution, la révolution Joëlle, tu es plus immortelle que moi mais je te suis de près.
13 novembre 2019
Carnet de La Souterraine
– à propos de On va tout péter (2019) de Lech Kowalski
D'entrée de jeu, une main, une paluche, elle est énorme, le monstre saute aux yeux mais sans violence. C’est une grosse main bien épaisse qui se détache d'un arrière-plan bucolique comme les mains plus gracieuses qui cueillaient des noisettes dans L'Argent (1983) de Robert Bresson. Non, en fait la paluche ne détonne pas vraiment du fond de feuilles qui en verdissent la pâte brune, c'est la main généreuse d'un travailleur chez lui à la campagne et c'est sa main qui raconte autrement que la voix le loisir de la pêche à la carpe dans une rivière de la Creuse. D'ailleurs, la main en attrape un de poisson, un gros même, avant de le relâcher parce que la pêche à la carpe se fait ici non par prédation mais par jeu, pour le plaisir. Et la caméra de paraître alors comme appareillée au corps massif d'un géant de la forêt, un organe de plus dans un montage machinique qui dès lors hésiterait entre une autre paluche, la canne à pêche et le poisson. Bourrelés d'empathie, les gros plans continuent à la maison de l'ouvrier en étant parés contre toute obscénité et si cet homme et sa compagne paraissent monstrueux, c'est parce qu'ils sont des géants, c'est qu'ils ont des corps porteurs d'un monde plus grand que tous les écrans domestiques, à la hauteur de ce que peut encore le cinéma quand il se distingue du réductionnisme télévisuel. Au point d’ailleurs que ce monde incarné oblige la caméra à filmer ses habitants en contre-plongée, cabot compris, tous plus grands que celui qui est en train de les regarder en sachant se faire tout petit.
C'est ainsi que Lech Kowalski ouvre On va tout péter, dans une caresse admirative, un tact ouvrier qui saura plus tard sauver des trésors d'humanité des brutalités du contact policier. Ce nouveau long-métrage de l’initiateur de Camera War, une fabrique de contre-feux documentaires à la guerre en cours qui se joue aussi sur le front des visibilités, livre une puissante chronique ouvrière et rock d'une lutte saisie depuis des foyers d'énergie et d'intensités électriques qui excèdent la seule mécanique des circonstances, des causes et des conséquences. Un chaudron dont le magma déborde la sale petite musique du moins pire préférable au pire (la fermeture programmée du site d'un équipementier automobile suite à une liquidation judiciaire en décembre 2016 ou bien la reprise espérée mais avec moins de la moitié des 277 salariés). Lech Kowalski connaît l'histoire de l'usine GM&S située à La Souterraine parce qu'elle est une rengaine de la mondialisation du capital. Il la connaît bien parce qu'il a déjà tourné il y a huit ans une épreuve semblablement affrontée par les salariés de Sodimatex, une autre usine d'équipement automobile située celui-là à Crépy-en-Valois dans l'Oise. Mais la rengaine est justement ce contre quoi le cinéaste sait devoir toujours lutter. Et s'il a besoin de deux anciens de Sodimatex pour faire le lien avec GM&S, c'est pour abandonner bien vite ses passeurs afin de parvenir à s'émanciper aussi des fatalités programmées, autrement dit à s'extraire du fatalisme des répétitions statiques au nom de la grande ritournelle des luttes populaires qui, toujours, engagent des précipités singuliers et existentiels d'intensités.
La rengaine appartient à la violence programmatique des circuits court-termistes du capital mondial, la ritournelle quant à elle revient à la défense locale et improvisée par des travailleurs organisés pour sauver leurs peaux et celles de leurs proches et court-circuiter le programme mortifère capitaliste. Leur engagement tient non seulement de l'obligation éthique en forme de réponse politique à la fois constituante (un groupe assujetti devient un sujet collectif) et destituante (la lutte est un travail libre et gratuit, la résistance n’est pas réactive mais une série de dons et contre-dons libre de toute subordination), mais il relève encore d'un processus de lutte dont la qualité d'événement est constitutive d'une forme-de-vie insurgée, d'une novation existentielle et insurrectionnelle pareille à un soulèvement, à une surrection.
Un engagement qui oblige
(la mesure, un tact)
Il faut déjà pour Lech Kowalski, vraiment un filmeur engagé par des réalités sociales qui l'obligent (l'engagement dit avec une précision subjective, comme obligation existentielle et éthique, ce qui achoppe avec la notion consensuelle et régressive d'immersion), apprendre à trouver progressivement les réglages au principe des distances variables qui ne pourront pas ou plus se suffire de l’énorme empathie inaugurale. Ni trop près (le filmeur n'est pas un salarié de GM&S) ni trop loin (il n'est pas non plus un journaliste parachuté parce qu’il est embarqué dans la bagarre), c'est une place jamais aisée ni définitive pour le compagnon de lutte, une place jamais fixée car elle est toujours mobile. On dira alors, en rapport avec le motif du tact déjà rencontré, qu'il s'agit pour le filmeur d'une mesure qu'il lui faut trouver au battement rythmique près. Exactement comme le collectif des salariés doit lui-même apprendre et réapprendre, comme ce dernier doit trouver et machiner ses armes en improvisant ce que toute lutte ouvrière exige en terme d'engagement et d'obligation.
L'histoire ouvrière peut s'écrire (on en a lu de beaux chapitres avec Gérard Noiriel), elle peut se filmer (on le sait en repensant aux films de Jean-Pierre Thorn), son histoire peut se transmettre par éducation syndicale (en passant, On va péter est le plus beau film sur ce qu’est pratiquement la CGT), elle reste à chaque lutte l’objet d’une réinvention, depuis une tabula rasa qui doit moins aux paroles d’Eugène Pottier qu’à l’amnésie organisée par le néolibéralisme, dans une improvisation offrant à chaque moment de pouvoir excéder le timing fixé mécaniquement par l'agenda du tribunal de commerce. C'est ainsi que la suite conjonctive d'épisodes qui construisent une histoire linéaire visant évidemment une fin alternative, une conclusion autre que celle qui aura toujours déjà été programmée par l'alliance si peu tacite et implicite de l'État et du capital (le président dit la vérité à moitié, il n'est pas le père Noël en effet mais pour les pauvres seulement, pour les riches c'est autre chose, littéralement une autre et plus lucrative affaire), peut se doubler aussi de la série disjonctive d'instant valant pour eux-mêmes, de moment forts et inoubliables arrachés à la marche ordinaire et forcée des choses (comme on pêche la carpe dans la rivière creusoise, une pêche d'autant plus miraculeuse qu'elle est ludique et, à la différence des ruissellements biaisés du capital, sauve de tout réflexe prédateur).
L'histoire ouvrière est ainsi faite de batailles oublieuses et de reconquêtes mémorables, c'est un redémarrage à zéro antithétique à la logique cumulative du capital, c'est un recommencement perpétuel rappelant à l'éternel retour qu'il n’échappe pas à la contradiction, qu’il est autant celui du même que de l’autre, celui de la réitération statique que de la répétition différentielle et dynamique. Un recommencement, une différenciation : faire la différence, une lutte pour ses compagnons, un film pour le compagnon de lutte. Faire un film engage en effet de semblables processus, y oblige sa part documentaire forcément. Il faudra donc pour Lech Kowalski tout réapprendre alors qu'il en a filmé des luttes (encore récemment avec les agriculteurs polonais opposés à la production de gaz de schiste avec Holy Field, Holy War en 2014, contrechamp festif et polonais au champ étasunien dévasté de Drill Baby Drill en 2009). C'est un rythme recommencé, une pulsation électrique qui doit varier entre le tempo de l'occupation endurante du site (comme dans un film de Howard Hawks, George A. Romero et John Carpenter), celui des débats internes (comme Ken Loach savait encore les filmer il y a bien une vingtaine d’années au moins), de la communication houleuse avec la presse (le langage n’est pas une zone neutre suspendant la lutte des classes), des actions de blocage suivies par la répression policière (la caméra constitue par elle-même un site matériel et technique de subjectivation éthique, celui où les prises de vue et de son expriment comme le dirait Georges Didi-Huberman une prise de position). C'est un battement marqué par la dialectique pulsatile des flux (la marée montante de la colère est une joie) et des reflux (le désespoir son éteignoir), des contradictions externes (entre le porte-parole et les médias, entre les salariés de l'usine sous-traitante et les intérimaires du gros donneur d'ordre) et internes (entre un autre porte-parole et les oppositions ouvrières discutant l’un la faiblesse relative de la mobilisation, l’autre la stratégie générale), des identifications médiatiques (quand l’outil de travail du compagnon de lutte est une caméra comme les autres reconduite à la porte des négociations) et des déliaisons cinématographiques (quand le cinéaste s’éloigne de la cohorte des journalistes pour en filmer le grégarisme, lui qui reste aux abords de l’usine quand eux s’en vont eux une fois le « sujet » tourné). Si variables sont les rythmes, invariable est le tact, la mesure au principe de leurs pulsations.
Pacte moral et cordialité
Scandée de plans noirs irisés de la limaille sonore des larsens, autre ponctuation rythmique battant la mesure pulsatile du film, la voix-off de Lech Kowalski sait alterner l'empathie descriptive (la situation se raconte dans les prises de paroles publiques, autant que dans les sous-entendus intermittents et les blagues intempestives) et la distance analytique (le monde du travail est doublement l'otage pressuré de la voracité des actionnaires et de la dépolitisation des citoyens transformés en consommateurs). Mais elle va plus loin aussi quand elle raconte ce que le réalisateur lui-même relève après coup du sens de la lutte et sa vérité dont il aura témoigné dans la durée. On l’a dit, si la mesure est variable, invariable en est le tact. Ainsi, la défense d'un site ouvrier a pour programme explicite le maintien d'une activité industrielle et la sauvegarde des postes de travail dans un environnement plutôt rural et relativement pauvre en emplois, bien sûr, mais la défense de l'existant engage davantage. Elle oblige à voir plus loin que l’obtention légitime d’une prime dite supra-légale, en soulignant notamment qu'il y a toujours un autre contrat implicite que le contrat synallagmatique promu par le contractualisme libéral. Un contrat s'en double en effet toujours d'un autre dans le monde ouvrier, le contrat salarial se double toujours d'un contrat implicite – mieux, d'un pacte moral. La force de travail engagée dans le travail salarié est une forme morale dont la mesure existentielle est bafouée, blessée par la mobilité transnationale du capital exigeant pour le mauvais infini de son inlassable valorisation son lot programmatique de licenciements en séries.
Caractéristique des classes populaires, le pacte moral qui double comme une ombre le rapport salarial raconte un autre dualisme, distinct de la dualisation salariale séparant jusqu'à les opposer les salariés intégrés et protégés des salariés précaires et intérimaires. C’est « la double vérité du travail » soulignée par de nombreux sociologues, notamment Pierre Bourdieu quand il rappelle que « c’est parce que le travail procure, en lui-même, un profit que la perte de l’emploi entraîne une mutilation symbolique qui est imputable, autant qu’à la perte du salaire, à la perte des raisons d’être associées au travail et au monde du travail. » (Méditations pascaliennes, éd. Seuil-coll. « Points Essais », 2003 [1997 pour la première édition], p. 292). Cette double vérité du travail, objective et subjective, salariale et morale, contractuelle et existentielle, déploie la lutte ouvrière dans ses dimensions de résistance populaire aux appareils d’oppression, mais aussi de construction d’une forme-de-vie neuve et alternative (soit pour Giorgio Agamben une vie inséparable de sa forme, une vie directement politique et, partant, impossible à réduire après séparation « biopolitique » en vie nue). Cette double vérité du travail est un battement de cœur, ses pulsations disent que le pacte moral est cordial, qu’il est une affaire de civilité, d'amicalité et de cordialité (moyennant quoi, on doit comprendre que la morale populaire et ouvrière participant au compromis certes tout relatif avec l’exploitation patronale ne cesse pas d’être entaillée par l’incivilité amorale du capital).
Des battements de cœur, il y en a tant et tant dans On va tout péter. C’est déjà le dispositif explosif monté par les salariés occupant le site qui touche au noyau de violence légitime caractérisant la « tradition des opprimés » (Walter Benjamin). Ce sont également les apparitions délirantes (un repreneur farfelu) et les scandales bien identifiés (la visite médiatique de Macron comme une parade spectaculaire, les pièces du donneur d’ordre PSA transportées en hélicoptère). Et puis encore les engueulades entre copains qui n’oublient cependant jamais de partager le pain, et puis aussi les bourrades avec les CRS qui parfois en profitent pour balancer brutalement quelques pains. Quant au compagnon de lutte qui filme, on le sent rien qu’au bougé de sa caméra, son cœur bat la chamade parce qu’il est embarqué dans la bagarre qui est autrement la sienne. Parce qu’il filme la lutte en faisant de son film à la fois un exercice de cordialité dédié à la dignité de la combativité ouvrière et un exercice de combat sur le front des images qui s’inscrit aussi dans la guerre en cours (l’occupation de la préfecture de Guéret le 20 septembre 2017 aura d’ailleurs entraîné pour lui une nuit en prison puis le début d’une instruction judiciaire par le parquet pour « rébellion », avec une audience le 17 novembre 2017 et l’arrêt des poursuites trois jours après suite à une pétition de soutien signée par plus de 400 réalisateurs).
Colère et rock
(voir le visible)
Les prises de son et de vue comme autant de prises de position : Lech Kowalski ne force jamais pour montrer d’où il filme, depuis quel œil du cyclone il jette son corps pour y aventurer son regard de voyant, comme Tariq Teguia, Sylvain George et Nicolas Klotz du côté des multitudes qui bricolent depuis le tort violemment subi de fragiles et précaires formes-de-vie qui, même faiblement, insistent comme la vieille taupe de Marx à creuser des galeries dans le présent pour retrouver l’avenir. Et le cœur bat encore. Il bat la chamade quand les cars tournent et retournent pour trouver de nouveaux points de blocage ou d’autres sites à occuper (c’est incroyable alors, on dirait vraiment des cars de rockeurs, on a l’impression en effet d’avoir affaire à un concert punk avec pogo obligé qui ne s’arrêterait jamais). Ou bien quand arrive la lettre recommandée avec accusé de réception, qui tombe comme un arrêt de mort pour l’ouvrier y apprenant son licenciement (la séquence est terrible, le licencié cherche ses camarades pour leur dire la nouvelle et se faire entendre dire qu’il n’est pas seul, autrement dit qu’il n’est pas un mort en sursis). Alors le collectif se rassemble encore une fois au cœur du site ouvrier pour le dire par la voix de l’un de ses représentants : la lutte continue au-delà de la reprise de GM&S qui au final aura entraîné la destruction de plus de la moitié des emplois, c’est un autre pacte moral et cordial, une autre affaire d'amicalité, de camaraderie et de cordialité.
Aujourd’hui, GM&S n’existe plus, la rengaine on la connaît. Mais on ne sait peut-être pas que le collectif tourne encore, au travail d’un projet de loi pour protéger les salariés des restructurations industrielles programmant ses charrettes de licenciements. Aujourd’hui, cet équipementier automobile n’existe plus, flingué par les donneurs d’ordre complices PSA et Renault. Mais une autre histoire continue, c’est la grande ritournelle populaire et ouvrière. Comme le dit le philosophe Frédéric Neyrat, l’un des problèmes de notre temps – et il concerne de plein droit le cinéma – consiste moins à voir l’invisible qu’à voir qu’il y a tout un consensus fait pour ne pas le voir. « Le problème n’est pas de voir l’invisible, la belle affaire, le bel oubli du monde, c’est de voir le visible, et c’est le plus difficile, c’est ce que se tue à dire Wittgenstein, penseur optique par excellence, c’est ce qu’affirme Artaud en définitive : il n’y a pas l’occulte, il y a l’occulté. » (« Formuler notre surexposition. Entretien avec Yves Citton » in Multitudes, n°25, été 2006). Voir ce qu’il y a, ce qu'il y a à voir, à savoir des ouvriers et des sites industriels occupés, des brutalités légales et des contre-violences légitimes, des luttes de classes et des forme-de-vie en devenir, c’est saisir qu’il y a un dehors à l’hégémonie spectaculaire et il est en son dedans, nous y sommes en plein.
Voir le visible, c’est franchir le voile islamique des faux problèmes et aller du côté de La Souterraine pour en ramener les carnets de notes du souterrain où nous tient dans sa capture et captivité le capital, cet ogre misanthrope dont Dostoïevski aura avec quelques autres raconté le monstrueux avènement. Voir le visible, c’est aussi entendre le visible. C’est par exemple prêter l’oreille au sens des larsens et la vérité des guitares qui en produisent l'électricité. Pour le compagnon de lutte qui a fait ses premières armes sur la scène underground new-yorkaise au tournant des années 1970-1980 (il est l’auteur de l’inaugural D.O.A : A Rite of Passage en 1981, consacré à la première et dernière tournée étasunienne des Sex Pistols), c’est enfin reconnaître dans le génie colérique du peuple ouvrier ses profondes et intimes affinités avec les rituels de passage du rock.
14 novembre 2019