« Il n'est pas nécessaire de construire un labyrinthe
quand l'Univers déjà en est un »
(Jorge Luis Borges, Abenhacan El Bokhari mort dans son labyrinthe
in L'Aleph, 1952)
« Si l’être humain est réellement lui-même, il possède une force rassemblée qui ne se contente pas de suffire à le maintenir lui-même, mais qu’il peut faire déborder pour ainsi dire sur les autres, par laquelle il peut accueillir les autres en lui-même »
(Georg Simmel, L’Individualisme, 1917)
"L'universel a basculé dans la diversité, qui le bouscule"
(Edouard Glissant, Introduction à une poétique du divers,
éd. Gallimard, 1996, p. 68)
Raul Ruiz est un des cinéastes modernes parmi les plus importants de l'époque contemporaine. Pourtant, s’il tourne beaucoup (encore 10 longs métrages entre 2000 et 2010), il n’a pas réalisé un seul film qui aura exemplairement marqué la dernière décennie. La chose est d’autant plus étrange et paradoxale (en même temps, on en a l’habitude avec ce réalisateur) que les années 2000 ont représenté la possibilité pour le cinéaste de revenir dans son pays d’origine (le Chili) qu’il avait dû quitter à la suite de l’assassinat de Salvador Allende et de la prise de pouvoir par le dictateur Pinochet soutenu par la CIA en 1973. Raul Ruiz, l’exilé chilien qui fut le conseiller en cinéma du parti socialiste d’Allende, et qui a été contraint de poursuivre sa carrière en France, aura donc tourné au moins quatre films (Dias de campo en 2004, Le Domaine perdu en 2005, La Recta provincia en 2007 – pour le moment jamais sorti en France – et La Maison Nucingen en 2009) dont on pouvait légitimement attendre beaucoup. Il s’agit en fait d’une série délibérément mineure, qui déjoue, voire déçoit délibérément (c’est le côté moins décevant que « déceptif » de cette passe cinématographique) l’attente relative au retour du fils prodigue en son pays natal, proposant en lieu et place de la célébration communielle espérée les images mélancoliques d’un territoire imaginaire recouvrant définitivement un pays certes réel, mais qui ne ressemblent pas ou plus au pays perdu par le cinéaste il y a plus de trente ans. Le Chili de 1973 n’est donc plus (et par effet contrapuntique le Chili des années 2000 existerait alors de la manière la plus faible), et Raul Ruiz aura avec ces quatre films exposé les spectres d’un pays qui n’existe plus qu’en songe, et qui ont le plus grand mal à trouver une incarnation dans le Chili contemporain (et l’usage d’une image numérique basse définition n’aidait volontairement pas à servir l’actualisation des fantômes ruiziens). Dias de campo, Le Domaine perdu, La Recta Provincia et La Maison Nucingen (une coproduction française) se veulent par conséquent des films modestement inactuels et tranquillement mineurs qui chantent doucement le pays qui comme l’enfance n’existe plus qu’en rêve pour l’adulte exilé qui n’ignore pas qu’on n’en revient jamais de l’exil ou de l'enfance perdue. Un seul pays demeure donc, avec ses territoires mouvants balisés par les jeux perpétuellement renouvelés des plans tarabiscotés, des cryptages culturels, et des brouillages narratifs : l’imaginaire ruizien tel qu’il s’actualise dans la proliférante filmographie du cinéaste, et tel qu’il est soutenu par le plan d’immanence de la mélancolie du pays d’origine perdu dans les brouillards de l’exil (le Chili avec l’enfance représentant tout ensemble un semblable « domaine perdu » pour reprendre le titre d’un des films tournés à ce moment-là).
C’est peut-être de ce point-de vue-là que Le Temps retrouvé (1998) d’après Marcel Proust, œuvre littéraire au romanesque fleuve réputée inadaptable au cinéma, demeurait jusqu’à lors le meilleur film de Raul Ruiz. Ce dernier était alors capable de soumettre une production luxueuse (et un casting prestigieux – tout le gratin actoral du cinéma français d’il y a dix ans) et les pièges de l’académisme culturel à la force vertigineuse d’un geste esthétique identifiant la mélancolie mémorielle de la quête existentielle proustienne à celle qui coule dans toute l’œuvre ruizienne, et qui trouve justement l’une de ses sources objectives dans la situation de l’exil du réalisateur. Douze années après ce pari audacieux et pleinement réussi, Raul Ruiz réalise Misterios de Lisboa d’après le grand écrivain portugais Camilo Castelo Branco. Et c’est un nouveau chef-d’œuvre, le grand film que l’on commençait à désespérer de voir réalisé un jour par un cinéaste qui est parfois victime des défauts de ses qualités (une générosité baroque qui court toujours le risque de s’affaiblir dans la vaine virtuosité, l’éparpillement et la dilapidation formalistes). C’est d’abord un retour au Portugal, sorte de territoire de cinéma idéalement intermédiaire entre le Chili des débuts (du premier court métrage La Maleta puis les deux premiers longs El Tango del Viudo en 1967 et Tres Tristes Tigres en 1968 jusqu’à Dialogo de exiliados en 1974) et la France qui a accueilli la majeure partie des films du cinéaste. C’est au Portugal que Raul Ruiz a entre autres tourné Le Territoire en 1981, La Ville des pirates en 1983, L’œil qui ment en 1992, Fado majeur et mineur en 1993, Combat d’amour en songe en 2000, etc. Plus précisément, il s’agit de coproductions franco-portugaises, montées parfois avec des capitaux anglo-saxons et des castings internationaux (par exemple L’Île au trésor réalisé en 1985 et sorti en 1991), ou franco-chiliennes comme on l’a vu pour La Maison Nucingen. Raul Ruiz demeure un artiste de l’hétérogène et de l’impureté, des mélanges des genres et des diégèses perverties par des tours narratifs qui vrillent les obligations réalistes et représentatives dominantes par des effets de prolifération paradoxale ou d'« estrangement » (comme aurait dit Siegfried Kracauer). Un tel volontarisme esthétique dans le relativisme et le perspectivisme narratifs recoupe un cosmopolitisme (d’abord objectivement subi dans l'exil puis subjectivement réapproprié) ou une « exterritorialité » (Kracauer à nouveau) qui sied parfaitement à un geste n’ayant pas d’autres attaches que l’imaginaire déterritorialisé d’un homme libre, imaginaire branché sur le mixage vaguement monstrueux des cultures occidentales et latino-américaines d’hier et d’aujourd’hui – le seul pays (ou paradis si nous voulons paraphraser Jean-Jacques Rousseau) dont on ne pourra jamais l’exclure. Mais le Portugal, c’est aussi la personnalité du plus grand producteur portugais vivant : Paulo Branco. C’est lui qui a entre autres produit Le Territoire, La Ville des pirates, Les Destins de Manoel (1985), Trois vies et une seule mort (1996) et Klimt (2006) de Raul Ruiz, qui a produit et joué dans son court long métrage Point de fuite en 1984, et qui aura depuis ses débuts en tant que producteur soutenu les singulières entreprises cinématographiques de Werner Schroeter et Wim Wenders, Alain Tanner et Jean-Claude Biette, Pedro Costa et João Cesar Monteiro, Sharunas Bartas et Philippe Garrel, Chantal Akerman et Peter Handke, Michel Piccoli et Mathieu Amalric, Christophe Honoré et Luc Moullet. Et surtout celles de Manoel de Oliveira, le cinéaste portugais que Paulo Branco aura le plus soutenu depuis Amour de perdition en 1979 (avant une brouille survenue après Un film parlé en 2004), le premier film qu’il a produit et qui est une adaptation de Camilo Castelo Branco. Comme l’est aussi Misterios de Lisboa. Plusieurs boucles se nouent et s’entrecroisent ici : Raul Ruiz et Paulo Branco comme le Portugal et la littérature portugaise (ici incarnée par la glorieuse figure de l’écrivain lisboète Camilo Castelo Branco, d’ailleurs l’homonyme du producteur). Enfin, le Portugal, c'est le pays de la saudade, cet état affectif qui convient parfaitement à un artiste exilé qui écrivait dans son ouvrage théorique Poétique du cinéma (éd. Dis-voir, 1995) : "Tout cinéphile possède au moins une expérience particulière, objet de son regret. La mienne n'est ni triste ni gaie, dans la mesure où elle n'a jamais vraiment eu lieu. Elle provoque cette mélancolie que les Portugais appellent saudade ; soit : une nostalgie de ce qui aurait pu avoir lieu" (in Raoul Ruiz. Entretiens - présentation par Jacinto Lageira, éd. Hoëbeke, 1999, p. 12).
Camilo Castelo Branco (1826-1890) avait inspiré deux films à Manoel de Oliveira (et les deux films ont été également produits par Paul Branco) : Amour de perdition et Francesca (1981), films auxquels on ajoutera Le Jour du désespoir (1992) racontant les derniers moments de l’écrivain précédant son suicide. Profitons de l’occasion pour signaler que Mario Barroso, salué dans le générique-fin du film de Raul Ruiz, a été acteur et directeur de la photographie pour plusieurs films de Manoel de Oliveira (Le Jour du désespoir et Val Abraham en tant que chef opérateur, Francesca et Le Jour du désespoir comme acteur) et João Cesar Monteiro (Le Bassin de J. W. en 1997 et Va et viens en 2003 où il assuma les deux fonctions), et a réalisé un film intitulé Un amour de perdition en 2008 produit par Paulo Branco. Ces généalogies croisées sont complexes, mais elles conviennent complètement à Raul Ruiz qui n’a jamais cessé de mettre en scène la complication des généalogies afin de substituer aux motifs de l’unique et du hiérarchique, du vertical et du transcendantal les figures plus retorses, davantage libertaires qu'autoritaires, du multiple et de la dissémination, de la différence et de l’hétérogène, de l'excès et de l'altération. Toutes les histoires contées par le cinéaste relèvent très souvent de généalogies contrariées, parce que brouillées, dédoublées, démultipliées, hybridées, fabulées. Compliquer les généalogies et les identités qui les justifient est la grande perspective esthétique (et politique) ouverte par Raul Ruiz, déterminant l’extraordinaire chantier de ses films (innombrables - peut-être plus de cent qui tous dérogent aux limites des formes, des supports et des genres). Quelques exemples en témoignent, avant de trouver dans Misterios de Lisboa une nouvelle et puissante déclinaison. En 1977, le court-métrage Colloque de chiens détournant la forme du roman-photo raconte comment l'écolière Monique se trouve déstabilisée par une camarade lui ayant dit que sa mère ne l’était pas en réalité. Huit ans après, L’Île au trésor représente la tentative originale de déconstruire ou relire le roman d’aventures éponyme de Robert Louis Stevenson en y inscrivant ou y greffant la fictive quête délirante et bouleversante d’un enfant en perte plus ou moins volontaire de repère paternel. Il s’agissait alors de Melvil Poupaud dans le rôle du garçon s’imaginant ou jouant à être Jim Hawkins pour questionner sa filiation au travers du prisme fissuré offert par la personne de Lou Castel dans le double rôle du docteur et du père et par le personnage du vieux capitaine incarné par Martin Landau. L'acteur avait alors douze ans, et avait commencé à tourner un an auparavant dans La Ville des pirates, pour revenir régulièrement hanter le cinéma ruizien (le cinéaste devenant alors le père de cinéma d'un enfant interprétant souvent des enfants monstrueux). On peut encore citer l’explicite Généalogies d’un crime en 1996 (à nouveau avec Melvil Poupaud) et Comédie de l’innocence en 2000 d’après un roman Il Figlio di due madre (en français Fils de deux mères) de l’écrivain italien Massimo Bontempelli. On devra enfin mettre en rapport un goût enfantin pour l’imaginaire de la mer et de la piraterie qui accompagne tout le cinéma ruizien et qui trouve notamment son origine dans la figure du père du cinéaste (ce capitaine de la marine marchande qui a offert à son jeune fils atteint à l’âge de cinq ans de tuberculose un projecteur de cinéma), une passion pour les enfants un peu malades et beaucoup fabulateurs qui rêvent d’aventures afin de pallier leur impuissance présente, et un penchant pour la contrariété des généalogies et la complication des identités (le nom de Raul Ruiz a quelquefois été orthographié Raul Ruis, et systématiquement Raoul Ruiz lorsqu’il réalise des films en France) afin de promouvoir la question de la fiction dans le sens d’un geste de vie contestant tous les arraisonnements et toutes les fixités, objectivistes ou nationalistes (rappelons encore les personnages de Mateo Strano, Georges Vickers, Luc Allamand et du majordome tous interprétés par Marcello Mastroianni dans Trois vies et une seule mort en 1995, ou l'étrange William Henry James III dans La Maison Nucingen, sorte de descendant inventé des frères James). Tous éléments qui auront donc trouvé une forme de convergence esthétiquement exceptionnelle avec Misterios de Lisboa.
Le nouveau film de Raul Ruiz est véritablement remarquable, et ceci à plusieurs titres. D’abord par sa durée hors-norme (4 heures et 26 minutes). Ensuite par la nature économique de sa production et la double destination médiatique de l’objet produit. En effet, à l’instar de Carlos (2010) d’Olivier Assayas, Mysterios de Lisboa est une œuvre cinématographique préalablement conçue pour le petit écran (six épisodes de 52 minutes prévues pour une diffusion sur la chaîne Arte au printemps de l’année prochaine), mais qui profite à partir du 20 octobre d’une exploitation dans quelques salles de cinéma courageuses. Il y a toujours eu quelque chose de feuilletonnesque dans le cinéma ruizien, bourré de récits feuilletés, striés de perspectives narratives tordant et remodelant les récits en fonction des points de vue et des différents niveaux ou degrés de réalité. L’homme qui a commencé à travailler comme assistant technique sur les plateaux des telenovelas de son pays d’origine devait bien un jour ou l’autre rencontrer la forme sérielle et feuilletonnesque à laquelle tend tout un cinéma que l’on peut alors facilement caractériser à partir du concept deleuzien de « rhizome » (au sens philosophique d’une prolifération a-centrée et horizontale, d'un système de multiplicités non reliées sur le mode de l'arborescence et privilégiant à la profondeur l'étendue – cf. Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, avec Félix Guattari, éd. Minuit, coll. « Critique », 1980, pp. 31-36). On tiendra également à souligner que la reprise du concept de rhizome par le poète Edouard Glissant lui permet une critique des "cultures ataviques" prônant les genèses et filiations uniques en préférant alors valoriser les "cultures composites" plus accordées à la "poétique du divers" qu'il défend (cf. Introduction à une poétique du divers, opus cité - particulièrement le chapitre "Culture et identité" pp. 59-79), et qui résonne exactement avec l'esthétique ruizienne. C’est intéressant d’ailleurs la manière dont Raul Ruiz, qui nous informe à cette occasion qu'il a réalisé au Chili en 2008 une série télévisée en quatre épisodes intitulée Litoral, distingue dans l'interview donnée à Cyril Béghin pour Les Cahiers du cinéma (n° 660, octobre 2010) les deux formes d’un même projet biface : alors que les épisodes du feuilleton prochainement diffusé privilégient le point de vue narratif, distinctement et spécifiquement, de chacun des personnages principaux de Mysterios de Lisboa (1. L'Enfant sans nom ; 2. Le Comte de Santa Barbara ; 3. L'Énigme du Père Dinis ; 4. Les Crimes d'Anacleta dos Remédios ; 5. Blanche de Montfort ; 6. La Vengeance de la duchesse de Cliton), le film montré en salles a su magistralement compacter ces blocs narratifs (en y soustrayant l'histoire du personnage de la vendeuse de morues empoisonneuse qu'est Anacleta dos Remédios). Ou plutôt il a su de manière « rhizomatique » entre-tricoté les segments narratifs existants afin de produire une sensation de vertige dont les effets s’exercent ainsi sur toutes les histoires (même si rayonne dans ce bouquet diégétique fournie la fine et fragile fleur d’un récit particulier qui concerne à nouveau un enfant en perte de repère généalogique). C'est ainsi que Raul Ruiz peut échapper aux faciles dichotomies (cinéma expérimental ou cinéma narratif : il faudrait choisir) telles qu'elles sont avancées par quelques théoriciens (par exemple David Bordwell qui a voulu utiliser les acquis de la psychologie cognitive pour comprendre les effets du cinéma sur les spectateurs) qui se rêvent prescripteurs (le "paradigme de Bordwell" comme le nomme de manière moqueuse dans le même entretien le cinéaste pour mieux en saper les fallacieuses fondations).
Après avoir indiqué que le projet de l’adaptation de l’œuvre-fleuve de Camilo Castelo Branco est une commande qui a été proposée à Raul Ruiz par Paul Branco (scellant ainsi leurs retrouvailles), on signalera ici l’importance du scénariste Carlos Saboga qui a réussi le tour de force d’écrire pour le cinéma (et la télévision) une condensation à partir des trois volumes que constituent Les Mystères de Lisbonne (1853) de l’écrivain lusitanien (qui auraient sinon mérité selon le cinéaste une bonne vingtaine d’heures de film). Camilo Castelo Branco est de plus cet écrivain prolifique (262 volumes) qui a travaillé à partir de tous les genres littéraires (roman, théâtre, poésie, critique littéraire, historiographie, traduction), qui a été capable de s’émanciper des modèles artistiques qu’il s’était au départ donnés (entre autres Les Mystères de Paris d’Eugène Sue, Les Misérables de Victor Hugo et La Comédie humaine d’Honoré de Balzac – La Maison Nucingen s’inspirait dans ses prémisses d’un roman éponyme de Balzac) afin d’enrichir la langue et le patrimoine littéraire du Portugal, et qui enfin a su s’approprier les genres dominants en les indexant sur une manière et un ton singuliers, car tout ensemble traversés des mouvements contradictoires du lyrisme et du cynisme, de l’ironie et de la tendresse, du sarcasme et de la morale, du sublime et du blasphème. Toutes choses qui là aussi ne pouvaient que convenir au tempérament ruizien. En gros, là où le feuilleton télévisé Mysterios de Lisboa arrive à distinguer sur un plan narratif et en conséquence à développer de manière quasi-autonome les récits ainsi distingués, le film Mysterios de Lisboa préfère agencer l’ensemble des récits en fonction d’un même espace narratif qui autorise leur entrecroisement afin de venir grossir un fleuve (c’est d’ailleurs la métaphore limpide employée par le cinéaste dans l'entretien accordé à Cyril Béghin et préalablement cité) qui irrigue et vient gonfler la folle et bouleversante quête existentielle du jeune garçon Pedro (son nom deviendra Pedro da Silva une fois devenu jeune adulte). Mysterios de Lisboa ruisselle de partout. Et, parce qu’il bénéficie d’une longue durée filmique qui se traduit par la succession de nombreux plans-séquences déterminant et modelant l’expérience du spectateur dans le sens vertigineux des jeux troublants de la réminiscence et de l’oubli, de la ressemblance et de la dissemblance entre un fait présent et un autre passé, des cycles et de l’éternel retour (comme ce qui revient en se différenciant toujours, pour reprendre la précision deleuzienne à partir de la notion nietzschéenne), le film peut autant faire songer aux films étasuniens récents parmi les plus passionnants (s'agissant à Hollywood de Inception en 2010 de Christopher Nolan comme, à côté de Hollywood, de INLAND EMPIRE en 2006 de David Lynch) qu'à Cent ans de solitude (1967) du romancier colombien Gabriel Garcia Marquez. Ce sont les mêmes jeux d'emboîtements cubistes des récits, une même densité romanesque et une semblable épaisseur narrative qui innervent le film de Raul Ruiz, de plus caractérisé par un obscur fond pathétique et une volonté de plus grande lisibilité dans les plans tournés qui concourent à faire de Mysterios de Lisboa l'un des opus les plus passionnants et émouvants jamais réalisés par lui.
Que raconte Mysterios de Lisboa ? Un prêtre qui fut autrefois soldat dans les troupes napoléoniennes, homme du monde, puis bohémien pour la bonne cause : le père Dinis (Adriano Luz, acteur génial, capable de mêler ténèbres et tendresse dans son regard sphyngique). Un pirate surnommé Mange-Couteaux, et qui est devenu un riche négociant "brésilien" : Alberto de Magalhaes (Ricardo Pereira, autre acteur génial, féroce, cannibale, feulant, grondant ou crachant tel un félin). Une aristocrate qui finit recluse dans un couvent après avoir été séquestré par son mari, le comte de Santa Barbara, puis avoir retrouvé son fils élevé par le père Dinis : Angela de Lima (Maria João Bastos). Une femme du monde qui n'a de cesse de poursuivre de sa hargne vengeresse un homme (on comprendra qu'il s'agit d'Alberto de Magalhaes) en poussant au crime les garçons amoureux qu'elle rencontre sur son chemin : Elsa de Montfort (Clotilde Hesme qui interprète aussi sur un mode fulgurant le frère jumeau de l'héroïne tué par accident lors de sa tentative de meurtre sur Alberto de Magalhaes). Un garçon élevé dans la pension où officie le père Dinis, que l'on prénomme Joao parce qu'il est orphelin de père et de mère, et qui s'avère être le fils caché d'Angela de Lima : c'est Pedro da Silva (José Afonso Pimentel) qui a repris le nom de son père jamais connu et qui, en s'exilant dans la France de la Restauration, croisera la route d'Elsa de Montfort et d'Alberto de Magalhaes. On aurait pu encore citer le père d'Angela de Lima, marquis désargenté qui est devenu aveugle après avoir tenté de se suicider en se tirant une balle dans la tête (Camilo Castelo Branco, devenu aveugle, mit fin à ses jours en se tirant une balle dans la tête à l'âge de 64 ans) lorsqu'il comprit l'horreur de son geste après avoir fait assassiner l'amant de sa fille, et avoir voulu faire assassiner il y a de cela 20 ans le nouveau né de sa fille : il faudra bien 260 minutes pour enfin accéder au plan mettant en scène ce personnage et celui de Pedro discutant près de la fosse commune où est enterrée la fille du premier et la mère du second toutes les deux mortes au couvent, et en conséquence comprendre que le premier est le grand-père du second, qu'il a commandité son assassinat en payant Mange-Couteaux qui ne s'appelait pas encore Alberto de Magalhaes, et que le pirate croisant la route du gitan qu'était le père Dinis n'a pas accompli l'acte pour lequel il avait été sollicité. Tout cela est digne de Oedipe roi de Sophocle. C'est aussi, à un autre croisement de Mysterios de Lisboa, le duel entre Pedro da Silva et Alberto de Magalhaes qui tourne en défaveur du premier, le second préférant plutôt ouvrir les yeux du premier en proie aux charmes d'Elsa de Montfort en lui révélant les quelques mystères ou parts cachés de son existence. Quant à l'amitié réelle, sublime mais discontinue dans le temps du négociant Alberto et du prêtre Dinis, elle aura également permis d'empêcher que le premier mette définitivement un terme à la vie d'Elsa de Montfort, cette dernière étant incapable de surmonter la haine qu'elle voue à l'homme qu'elle a aimé et qui a seulement voulu sexuellement la posséder en payant pour cela, lui le capitaliste ruinant de manière barbare les anciennes conventions symboliques (des logiques d'honneur présidant aux duels en passant par celles régissant le champ amoureux). On l'a rapidement compris : il est extrêmement difficile et fastidieux de résumer Mysterios de Lisboa, en même temps qu'il est particulièrement excitant d'en suivre les nombreuses péripéties dont les résonances les gonflent d'un intérêt supplémentaire. Le plaisir du conte et de la narration est ici plus que contenté dans un film qui aime à multiplier et entrecroiser les personnages, les récits, les voix-off, les temps et les lieux (il est question du Brésil pour Alberto de Magalhaes, de l'Italie pour les parents en fuite du père Dinis, et de la France pour les parents d'Elsa de Montfort que le père Dinis, qui n'était pas encore un homme d'église, a connus dans sa jeunesse, ainsi que le personnage du colonel Lacroze interprété par Melvil Poupaud). Il s'agit au fond de déployer le paysage humain le plus riche et contrasté, et au sein duquel brille particulièrement comme on va le voir l'étrange trajectoire de Pedro da Silva.
S'agissant de ce personnage, il ne représente là qu'un point scintillant parmi d'autres au centre d'une constellation qui lui donne une lumière qu'il ne saurait posséder seule, en même temps que les autres points de la constellation constituent des faisceaux d'intensité capables de valoir aussi pour eux-mêmes. C'est au bout du compte ce système cinématographique de multiplicités narratives, comme autant d'intensités paradoxales parce qu'à la fois relativement autonomes et malgré tout interdépendantes, qui assure la force « rhizomatique » de Mysterios de Lisboa, un film qui rappelle puissamment que tout être est couturé des fils tirés à partir d'une trame relationnelle dont nous n'avons qu'une vue partielle (d'où le motif récurrent de la cécité chez Raul Ruiz – citons ces titres significatifs que sont Le Borgne en 1980 et La Chouette aveugle en 1987), que tout processus d'individuation est collectif et socialement déterminé par des causalités souvent obscures et dont l'éclaircissement empirique se fait parfois (quand il a lieu) après coup, et que les identités sont le produit social de généalogies jamais fixées une fois pour toutes, toujours bousculées par des fictions qui, vraies ou fausses, remettent à plat toutes les formes d'assurance, toutes les croyances, les certitudes normatives, et les conventions sociales admises. Un récit cache toujours un autre récit, les perspectives sont toujours sécantes, un point de vue étant toujours (re)coupé par un autre point de vue, les histoires se répètent dans l'ignorance somnambulique de ceux qui les vivent, qui les ont vécu avant eux et les vivront après eux, les individus représentant les intersections de relations toujours mouvantes et toujours perpétuellement en cours de redéfinition : c'est bien pourquoi la forme du labyrinthe (motif connexe du rhizome) configure tout le cinéma de Raul Ruiz (on en trouve encore ici une nouvelle expression sous la forme du jardin labyrinthique dans la couvent où s'est réfugiée Angela de Lima). Peut-être pourrait-on ici distinguer le labyrtinthe-cerveau du cinéma de Stanley Kubrick (exemplairement Shining en 1980) du labyrinthe-utérus cher à Raul Ruiz (comme à un certain nombre d'écrivains sud-américains, tels les argentins Julio Cortazar et Jorge Luis Borges, mais aussi le colombien Gabriel Garcia Marquez), lui qui justement travaille moins à conceptualiser les défaillances hallucinatoires du « carnophallogocentrisme » (la raison occidentale à déconstruire pour Jacques Derrida) comme chez Stanley Kubrick, qu'à rendre compte des fabuleuses extravagances et des fluctuations (telles des herbes folles) des identités ainsi arrachées à toute inscription familiale. L'horreur du fixisme identitaire recoupe forcément la même horreur pour les arraisonnements familialistes et nationalistes autoritaires. C'est pourquoi les motifs labyrinthiques et « rhizomatiques » de l'exil et du cosmopolitisme, de la fiction comme antidote performatif à tout naturalisme et des identités démultipliées, de la prolifération narrative venant toujours excéder et bousculer les récits en les entrecroisant et en les hybridant et du pouvoir cinématographique de tenir dans le même bloc de durée filmique les espaces habituellement séparés du social objectif et de la rêverie subjective aident à comprendre à quel point l'esthétique ruizienne constitue une véritable politique esthétique libertaire, puisqu'elle valorise l'imagination créatrice plutôt que la passive servilité face à l'existant. C'est un peu le spinozisme de Raul Ruiz, cinéaste des puissances, des singularités et des multiplicités (poète en cinéma du divers, comme Edouard Glissant en littérature) comme on l'a déjà vu, pour qui l'imagination est « la puissance qui effleure la rationalité et qui en structure le parcours – ou plus exactement : qui l'exprime », et qui en conséquence valorise « l'imagination qui tire les singularités depuis la résistance vers le commun » (Antonio Negri, Spinoza et nous, éd. Galilée, 2010, p. 19).
On a précédemment évoqué le caractère relativement inédit de Mysterios de Lisboa en tant qu'il dispose d'une force de lisibilité conjuguée à une autre liée à un fonds pathétique comme on ne l'avait croisé chez Raul Ruiz que trop rarement (autrement dit dans ses meilleurs films, La Ville des pirates, L'Île au trésor, Le Temps retrouvé). On trouvera toujours dans le nouveau long métrage du cinéaste quelques plans alambiqués, telles ces anamorphoses qui voient les plans devenir victimes de bien étranges distorsions, tels ces travellings qui font glisser devant les personnages les objets d'art participant à l'ameublement des salons mondains, tels ces cadrages s'amusant à se redoubler en privilégiant des perspectives incluant miroirs, portes et fenêtres, telles ces images bifaces avec l'intrication d'un plan large dans une moitié du cadre et un gros plan dans l'autre moitié, telle cette contre-plongée coinçant les personnages entre le plafond au-dessus de leur tête et une vitre invisible sous leurs mains, tels encore ces fondus enchaînés mélangeant divers fragments d'un tableau où se bousculent nouveaux nés et soldats en guerre, tels enfin ces personnages qui glissent sur le sol sans bouger comme s'il s'agissait de marionnettes. Mais, au final, ces trouvailles de mise en scène sont plutôt minoritaires, alors qu'habituellement elles saturent le cinéma ruizien. Ici, ce qui est proposé, c'est la puissante conjugaison filmique de la limpidité d'une image numérique haute définition (une première pour le cinéaste), des lents travellings inscrivant les personnages dans le faste des décors (un luxe dont a pu exceptionnellement bénéficier Raul Ruiz grâce à l'appui de Paulo Branco), et des plans-séquences élégants qui instruisent une durée venant épaissir la matière des corps et des récits. On se rend alors compte, si la virtuosité du cinéaste comme filmeur ne venait pas le masquer trop souvent, qu'il est un excellent directeur d'acteurs, et qu'il en a eu à sa disposition ici d'extraordinaires (on a cité Adriano Luz et Ricardo Pereira). Les risques de formalisme sont vite neutralisés par un sens de la théâtralité qui assure ainsi aux personnages d'être soutenus par des enjeux dramaturgiques forts que Raul Ruiz ne cherche surtout pas à contourner. D'un autre point de vue, la durée et le dépli qu'elle induit propre à un espace au sein duquel évoluent des personnages y occupant des positions bien distinctes rendent manifeste l'existence objective d'un « gestus » (comme l'aurait dit Bertolt Brecht) ou d'un « habitus de classe » (comme l'aurait plus sociologiquement formulé Pierre Bourdieu). Ce sont ainsi tous les gestes et postures que collecte minutieusement le cinéaste comme s'il arrivait à documenter la fiction qu'il mettait en scène, postures et geste relatifs à des manières sociales-historiques conditionnant des corps particuliers à être d'une certaine façon (un homme plutôt qu'une femme, un jeune plutôt qu'un vieux, un bourgeois plutôt qu'un domestique, un aristocrate plutôt qu'un homme d'église), et inscrits dans un certain espace objectif structuré à partir des rapports sociaux, des positions sociales et des enjeux propres en résultant. Cette époque post-révolutionnaire et post-napoléonienne (le premier tiers du 19ème) propice à la montée de la bourgeoisie libérale (incarnée par le carnassier Alberto de Magalhaes) et corrélativement à la déstabilisation de la vieille aristocratie (la vengeance inepte d'Elsa de Montfort) reconvertie dans le champ ecclésiastique (le père libertin de Dinis digne de Choderlos de Laclos et devenu moine, son fils mondain devenu prêtre) est aussi bien rendue dans son esprit (pour autant qu'il est le produit d'une sensibilité, d'une matière sensible, d'une mise en scène) que dans Ne touchez pas la hache (2007) de Jacques Rivette d'après La Duchesse de Langeais (1834) d'Honoré de Balzac. En même temps que cette science dans la reconstitution cinématographique des gestus ou habitus collectifs ou de classe passés, que la langue de Camilo Castelo Branco aura su si finement cristalliser, et que Raul Ruiz partage avec Manoel de Oliveira, prolonge le sens des jeux mondains si bien exprimés dans Le Temps retrouvé d'après l'oeuvre éponyme de Marcel Proust.
Mais ce temps retrouvé peut également se retourner sur lui-même, se vriller étrangement, bégayer ou s'affaisser, se diviser ou bien encore durer au-delà de qu'il peut donner afin de déplier une autre dimension du temps ou de la subjectivité. Pour preuve, ce fabuleux plan-séquence d'au moins une bonne dizaine de minutes mettant en scène en pleine forêt le duel au fleuret entre Pedro da Silva et Alberto de Magalhaes avec une précision dans la manière de reconstituer les us et coutumes d'une époque qui rappelle complètement Barry Lyndon (1975) de Stanley Kubrick. C'est un véritable plan-tableau montrant moins successivement que simultanément (mais c'est une simultanéité extrêmement subtile à distinguer) le documentaire d'une époque où le rétablissement ritualisé de l'honneur bafoué commence déjà à historiquement souffrir du manque de sa légitimité propre (puisque Alberto obtenant l'avantage préfère suspendre le duel et raconter à Pedro les faits qu'il ignore), la scène pleine d'action et de suspense digne des films d'aventures et de cape et d'épée tant aimés dans la jeunesse du cinéaste, et la folie surréaliste liée à cette ombre qui n'aura pas eu de cesse de marcher en long et en large de la scène de duel, pour finir seul au centre de l'immense cadre forestier et se tirer une balle dans la poitrine (et cette ombre, c'est Pedro quand il n'était encore qu'un enfant appelé Joao dans le pensionnat dirigé par le père Dinis). C'est un indice qui est aussi un symptôme : la dimension objective et réaliste n'aurait donc jamais cessé d'être doublée par une dimension subjective et onirique. Le mélodrame social aurait donc toujours été aussi une quête existentielle. Déjà, les rots et rires intempestifs d'Alberto de Magalhaes, mais plus généralement tous les fous rires qui viennent posséder d'autres personnages (un motif de l'excès – de « l'excédence » dirait de manière spinozienne Antonio Negri – qui court dans toute l'oeuvre de Raul Ruiz et qu'il partage d'ailleurs avec Manoel de Oliveira), et dont le terme ultime et horrible est le cannibalisme (cf. Le Territoire de Raul Ruiz, mais aussi Les Cannibales de Manoel de Oliveira en 1988), et puis les silences gênants parce qu'ils durent un peu trop lentement et creusent dans la normalité des abîmes d'impensé, et encore aussi tous ces évanouissements, comme d'autres crevasses trahissant l'onde invisible de forces occultes ou obscures qui vrillent, trouent ou strient la surface d'inscription filmique des récits. Et personne n'échappe à l'obscure répétition labyrinthique des récits qui, en proliférant, répètent toujours plus les récits qui les précèdent. Y compris l'étrange et fascinant père Dinis qui ne fait pas exception à la règle malgré ses parts d'ombre (sa soeur qui accueille au couvent Angela de Lima est-elle vraiment la soeur du héros ? Ne serait-elle pas son ancienne amante ? Quant à Elsa de Montfort, ne serait-elle pas sa fille ? Persistants mystères...), sorte de deux ex machina qui lui-même fait l'expérience d'une découverte généalogique (les retrouvailles surprises avec son père devenu moine) le ramenant au coeur de la dynamique générale des enchâssements narratifs.
C'est comme une fêlure qui cherche à s'exprimer, et dont les nombreuses expressions « symptomales » (Jacques Lacan) manifestent peut-être l'intime secret de Pedro da Silva dans la non-identité entre soi et soi-même (le film valant alors comme "cristal fêlé" pour parler comme Gilles Deleuze dans Cinéma 2. L'image-temps, éd. Minuit, coll. "Critique", 1985). L'orphelin qui se bat avec ses petits camarades de la pension parce qu'ils l'insultent en le traitant de bâtard, qui s'effondre comme saisi par une crise d'épilepsie, et qui demeure alité sous le regard attendri autant qu'anxieux du père Dinis : peut-être cet enfant précocement devenu vieux s'est-il exilé au Maroc pour raconter au seuil de sa courte vie le récit de son existence ? Ou bien, dans un sens opposé, peut-être même s'agit-il alors d'un enfant en train de mourir, et, agonisant, en train de fabuler une biographie aussi riche et aventureuse que les romans de l'époque (tels ceux de l'écrivaine gothique Ann Radcliffe dont le nom est cité ici, tels ceux de Camilo Castelo Branco aussi, pourquoi pas) ? Comme l'enfant de L'Île au trésor qui rejouait pour lui-même le roman éponyme de Robert Louis Stevenson afin de questionner et troubler la filiation dont il avait héritée ? Le petit théâtre en carton que Pedro a gardé de son enfance (avec un portrait dessiné et une balle en bois), et dont l'utilisation permet de scander le rythme du film en marquant et annonçant de nouveaux épisodes et de nouvelles bifurcations narratives, ne vaut-il pas comme le rappel baroque des artifices d'une représentation qui, lorsque s'y inscrit le visage même du garçon devenu jeune homme, se trouve peut-être être le produit mental de ses propres projections imaginaires ? C'est dans cette ultime forme d'indécidable schize (le rêve au futur antérieur d'un monde objectif qui semble pouvoir relativement se passer de la vision subjective dont il serait l'inconsciente et excédante création) que s'envisage toute la grandiose ambition de Mysterios de Lisboa : être à la fois une adaptation cinématographique réussie du cycle romanesque de Camilo Castelo Branco comme un film exemplaire de la manière esthétique singulière du cinéaste ; être à la fois le nouveau portrait ruizien et particulièrement bouleversant d'un enfant qui rêve une vie d'adulte pleine d'aventures que la maladie lui volera et le portrait tout aussi émouvant d'un cinéaste de quasiment 70 ans qui se regarde dans le miroir de sa fiction en contemplant, et l'enfant atteint de tuberculose qu'il a autrefois été, et l'homme âgé qui a dû subir plusieurs opérations sévères avant de s'aventurer dans cette entreprise cinématographique. Cette schize, qui est déjà à l'oeuvre dans l'aspect bifrons du projet ruizien (film de cinéma et feuilleton télévisé), et qui peut à l'occasion s'actualiser de diverses façons durant le film (des frère et soeur jumeaux interprétés par Clotilde Hesme au père Dinis qui, lorsqu'il s'adresse à elle en français, parle avec une autre voix que celle de son interprète principal – c'est le même principe commandant la figuration du personnage de Marcel dans Le Temps retrouvé interprété par l'acteur italien Marcello Mazzarella mais avec la voix de Patrice Chéreau), et qui recoupe les vertiges schizophréniques d'autres films de Raul Ruiz (tels Trois vies et une seule mort ou l'étasunien Shattered Image – Jessie en français – en 1998), représente l'écart constitutif à partir duquel, les choses ne coïncidant plus avec elles-mêmes, les identités fuient les assignations et les récits prolifèrent telles des herbes folles d'une subjectivité et d'une objectivité confondues. Le cristal fêlé de l'enfance vainc alors la maladie : la vie de l'imagination l'emporte sur la mort biologique. La saudade comme "nostalgie de ce qui aurait pu avoir lieu" triomphe. En conséquence de quoi, l'oeuvre d'art peut s'émanciper de son auteur, de son époque, et de son lieu d'inscription objectifs pour accéder au collectif anonyme, au commun universel et éternel – «sur le bord de l'être, en inventant l'éternité » (Antonio Negri,Spinoza et nous, opus cité, p. 79).
Le critique Serge Daney avait extrait une citation de son film de Fritz Lang préféré, Moonfleet (1955) d'après le roman éponyme de John Meade Falkner (1898), pour en faire le titre de l'un de ses ouvrages posthumes : L'Exercice a été profitable (éd. P.O.L, 1993). Il se trouve que l'esprit de ce film-phare de la cinéphilie internationale hante bon nombre de films réalisés par Raul Ruiz (que l'on prête seulement attention aux musiques expressives composées par le vieux complice Jorge Arriagada), puisqu'il met en scène le roman d'apprentissage d'un jeune garçon anglais du 18ème siècle, John Mohune, tiraillé par l'héritage familial et le désir d'une paternité inventée en compagnie du bandit Jeremy Fox. Quand on a tout perdu (l'âge adulte pour l'enfant malade de Mysterios de Lisboa, l'enfance et le Chili d'avant 1973 pour Raul Ruiz), ne reste que l'or inaltérable et sans dévaluation possible de l'imagination créatrice, ultime forme de résistance aux jeux déjà faits de la nature ou de l'histoire. Préférer la vie comme un songe ou un roman fabuleux à la vie comme immobilisme et agonie : pour preuve, les nombreux projets bientôt achevés ou en cours du cinéaste (Love and virtue, The Ground beneath her feet, A Closed Book, une adaptation de Salammbô de Gustave Flaubert). L'exercice aura été bel et bien, et pour tout le monde (personnages, auteurs, spectateurs), plus que profitable.
30 octobre 2010
Écrire commentaire