Pour Nada
L’amour comme un
sortilège
Les sortilèges caractéristiques de la séduction féminine, Bell, Book and Candle – L’Adorable voisine (qu'il ne faut pas confondre avec la comédie musicale de Richard Sale de 1953, Adorable voisine dont le titre original est The Girl Next Door), l’une des meilleures comédies signées Richard Quine, en fait son miel. Ce miel, la chaîne ABC y aura goûté en programmant une sitcom fameuse, Bewitched – Ma sorcière bien-aimée entre 1964 et 1972. Mais viser le cœur de l’amour dans ses élans contrariés a de passionnantes complications qui auront été purement et simplement évacuées de la série démarquée du film (il faudra particulièrement revenir sur leur comparaison décisive en ce que cette mise en rapport témoigne d’un affaissement fatal de l’héritage de la grande comédie hollywoodienne dans le passage à la petite forme télévisuelle).
Pour Richard Quine, lui qui régna sur le genre de la comédie du milieu des années 1950 et The Solid Gold Cadillac – Une Cadillac en or massif (1956) jusqu’au milieu des années 1960 et How to Murder Your Wife – Comment tuer votre femme (1965), la séduction est affaire d’ensorcellement. L’image est aussi simple que littérale. C'est elle qui autorise dans le New York enneigé de la fin des années 1950 la galeriste Gillian « Gil » Holroyd (Kim Novak doit à Richard Quine ses véritables débuts cinématographiques avec le film policier Pushover – Du plomb pour l’inspecteur en 1954) à séduire son voisin du dessus, l’éditeur Shepherd « Shep » Henderson (James Stewart a été prêté par la Paramount pour la Columbia afin de permettre à Alfred Hitchcock de disposer de Kim Novak en remplacement de Vera Miles pour Vertigo – Sueurs froides en 1958). Et lui de succomber à des charmes dont la qualité est moins naturelle qu’artificielle puisqu’ils relèvent des pratiques occultes de la sorcellerie.
Gil est entourée de sa tante Queenie (Elsa Lanchester, compagne de Charles Laughton et inoubliable Mary Wollstonecraft Shelley, fiancée de Frankenstein dans le film éponyme de James Whale en 1935) et de son cousin Nicky (Jack Lemmon a tourné en dix ans six films pour Richard Quine et ses mimiques pourraient bien avoir inspiré celles de Jim Carrey). C'est avec eux qu'elle pratique des tours hérités d’un savoir ancestral et sa décision d'en user est d’autant plus intéressante qu’elle lui permet de soustraire le pauvre Shep des bras de Merle, une rivale qu’il est alors sur le point d’épouser, connue naguère en pensionnat et qu’elle déteste toujours. Mais l’amour soutenu par les béquilles de la magie noire ou les prothèses de l’envoûtement manque de cette authenticité à laquelle aspire réellement l’héroïne présentée au début du film comme un personnage à l’allure féline. En atteste son regard de jade, associé aux mirettes turquoises de son chat siamois Pyewacket (le même nous dit-on que That Darn Cat ! – L’Espion aux pattes de velours réalisé pour les studios Disney par Robert Stevenson en 1965). Même si ses manières félines et langoureuses cachent en fait un ennui qui n’est que la pointe émergée d’une mélancolie autrement plus profonde.
La sorcellerie dont Gil exige déjà de ses proches qu’elle ne soit utilisée qu’avec modération est cela même qu’elle devra abandonner afin de se livrer à une affection avérée par des signes d’authenticité (les rougeurs qui empourprent les joues et les larmes qui les mouillent). Et ils auront ainsi été reconnus par Shep même s'il a été déçu de découvrir qu’il avait été ensorcelé, en la convainquant des bonnes intentions de la femme qu’il ne saurait décemment pas ne pas pouvoir aimer en retour. Nous sommes ici à l'opposé de Vertigo tourné juste quelques temps auparavant où le même couple de vedettes expérimentait, certes autrement plus perversement, que le vrai (la découverte que Judy ressemble moins à Madeleine qu’elle en aura joué le rôle afin de tromper Scottie) n’était qu’un moment du faux (le fantasme adopté et continué de Madeleine exige pour ce dernier allant jusqu’au bout du clivage fétichiste le sacrifice réel de Judy). Ici, le happy-end de Bell, Book and Candle impose de remettre sur ses pieds (hégéliens) la dialectique du faux et du vrai. Le faux (sous les espèces des tours et autres manipulations caractérisant la sorcellerie) ne représentant en effet qu’un moment du vrai (les signes émis par l’une et reconnus par l’autre manifestent une affection authentique dans la guise d’un amour partagé).
L’autre nom de la sorcellerie
Quelle est donc la leçon du film de Richard Quine adapté d’une pièce de théâtre éponyme de John Van Druten (créée à Broadway en 1950 avec les acteurs Rex Harrison et Lilli Palmer, la pièce a été initialement pensée comme sérieuse avant d’être réécrite dans un sens plus comique tant les premiers spectateurs s’en amusaient) ? En moulant la comédie sentimentale dans un conte de Noël éclairé par l’un des plus grands opérateurs hollywoodiens (James Wong Howe), la leçon brillerait de toute son évidence : la femme doit se séparer des apprêts trompeurs (et archaïques) de la séduction (magique) afin de s’abandonner à une authenticité des sentiments dont la reconnaissance masculine lui garantira enfin la consécration amoureuse. Sauf que les choses sont heureusement un peu plus compliquées qu’une vision aussi courte que l'identification du côté féminin des maléfices hérités d’un âge pré-rationnel, tandis que le pôle masculin serait celui d’une rationalité des sentiments exigeant pour leur reconnaissance mutuelle qu’ils soient limpides et transparents.
Une première chose étonne dans Bell, Book and Candle : c’est que la sorcellerie est une pratique qui ne saurait se réduire aux seules femmes (puisque le cousin Nicky l’emploie en s’amusant par exemple à éteindre le soir quelques lampadaires d’un coin de rue). Et puis son caractère censément caché ou occulte est somme toute plutôt relatif. Il suffit en effet qu’un écrivain dégingandé joué par ce gros matou d’Ernie Kovacs s’intéresse à la magie ou la sorcellerie pour que Nicky le convainque de l’aider à écrire un bouquin à ce sujet en lui expliquant tout ce qu’il faut savoir sur les pratiques et les lieux où il faut se rendre afin de rencontrer les personnes les mieux au fait de la question (comme le night-club « Le Zodiaque » en forme de cave où luit par l’entremise de l’élastique chanteur Philippe Clay l’esprit jazz, distancié et ironique de Saint-Germain-des-Près). Non seulement la sorcellerie se présente ici comme un secret aisément partageable, mieux elle se présente même comme les vestiges vivaces d’un temps révolu. Autrement dit, la magie est une réalité coutumière mais déniée comme telle par les exigences rationnelles du monde moderne. La sorcellerie n’est donc ni un fait exclusivement féminin, ni un secret bien gardé requérant les mystères d’une initiation. Et pas davantage une légende archaïque liquidée avec la modernité (le nom même du night-club en faisant signe du côté de l’astrologie indique déjà que la modernité, loin de signifier une opposition radicale et sans reste d’avec toute forme d’archaïsme culturel, propose au contraire un bric-à-brac composite de formes actuelles et inactuelles, des néo-archaïsmes attestant qu'il y a avec le moderne du non-contemporain).
La sorcellerie n’est en réalité que la métaphore extravertie de la séduction. Ses tours et ses trucs, comme l’idée cosmétique d’un magnétisme animal exemplifié par l’agencement des yeux maquillés, de fourrures par terre ou portées et la présence entêtante et ronronnante d’un chat siamois, aident parfois à l’accomplissement de réels miracles. D’autre part, le récit possède ceci de passionnant qu’il indexe l’avènement de l’amour authentique sur la nécessité préalable de l’inauthenticité des manipulations permises par la sorcellerie. Il est certain que, sans le recours à ses tours de sorcière, Gil n’aurait jamais suscité l’intérêt de Shep, alors sur le point d’épouser Merle. Si l’amour authentique exige de se séparer in fine des manières de sorcière, ce sont cependant ces mêmes manières qui auront rétrospectivement rendu possible la condition même de leur abandon (cela est avéré avec le départ de Pywacket pour la vieille sorcière qui aura libéré Shep du sort jeté par Gil). D’un côté, l’abandon de pratiques relativement occultes signerait une rémission en forme de reddition symbolique (une femme s’en remet à un homme en abandonnant les particularismes lui permettant pourtant de disposer d’un pouvoir sur lui). Mais, de l’autre, cet abandon représente aussi une authentique preuve d’amour devant laquelle rend les armes du reproche un homme se considérant jusqu’alors la victime de manipulations trompeuses (un homme s'en remet à une femme en abandonnant le ressentiment s'écoulant de la blessure narcissique du mâle manipulé).
Il faudrait alors se souvenir que Gil se présente d’emblée comme une figure mélancolique, prête au grand dam de Queenie à ne plus être une sorcière afin de pouvoir épouser un être humain rien qu’humain. Comme elle est prête à sévir face à des proches, le cousin comme la tante partageant effectivement une propension puérile à utiliser la magie (la seconde afin de détraquer le téléphone de Shep et le premier afin de prouver à un écrivain qu’il est un magicien et devenir grâce à lui célèbre). C'est le sens de ses dernières paroles expliquant celui de ses larmes à l’homme qui se demande au fond ce qu’est vraiment la magie : « I’m Only Human » (la traduction française est d’ailleurs trop restrictive, trop genrée en proposant : « Je ne suis qu’une femme »).
Des preuves (d'amour)
en relève de l’épreuve (de la
séduction)
Il faudra désormais commencer à récapituler nos acquis : la sorcellerie n’est dans le film de Richard Quine que l’autre nom – mal dit, maudit – de la séduction que, sans exclusive, savent si bien manier les femmes (ah, les yeux de chatte de Kim Novak) au point d’en effrayer certains hommes (ah, les gargouillis de James Stewart). A l'orée des années 1960, ces derniers craignent en effet de perdre l’avantage symbolique dans un monde moderne où la configuration sociale des genres ou rôles sexuels accorde une prévalence en terme de crédit de rationalité au masculin sur le féminin. Au fond, Bell, Book and Candle ne met et remet rien d’autre en scène que la condition nécessaire mais non suffisante de la séduction en amour. La séduction ne dit rien d’autre en effet qu’une ambivalence des signes au risque du leurre et de la tromperie, mais dont il faudrait cependant faire l’épreuve afin que du faux succède nécessairement la relève du vrai. La précondition de l’amour identifié au vrai serait alors donnée par la séduction comme jeu assumé avec le faux.
C’est pourquoi un amour authentique serait celui qui s’accomplirait après un premier ratage, la grande histoire d’amour en relève des petites histoires que l’on se raconte à soi comme à l’autre au moment de la séduction.
Encore une fois, Shep qui n’avait alors pas d’autre désir que d’épouser Merle avant de rencontrer Gil n’aurait jamais aimé celle-ci 1) si elle ne l’avait pas d’abord envoûté, 2) si elle ne lui avait pas ensuite avoué l’envoûtement au risque d’une colère sans retour, 3) et si elle n’avait pas enfin témoigné à son égard des signes (rougeurs et larmes) d’une authenticité sentimentale en rupture flagrante avec son identité de sorcière. A ce titre, Gil est constamment du côté de la preuve (de l’ensorcellement à son aveu risqué, de cette confession aux signes manifestes qu’elle n’est plus une sorcière) quand Shep est du côté de la reconnaissance des preuves (après avoir reconnu qu’il a été trompé, il reconnaît les signes d’un amour authentique avérant que Gil en a fini avec ses trucs).
De la preuve à sa reconnaissance (comme moment spéculaire et preuve de la preuve), il aura donc fallu l’épreuve de la séduction et de son dépassement dont l’amour est le nom. Pour que le vrai soit vrai (autrement dit pour que l’amour soit authentique et partagé), il aura donc fallu la médiation préalable du faux (autrement dit la séduction en ses artifices) : les signes de l’amour authentique ne sont tels en effet qu’en regard d’anciens pouvoirs de manipulation usés pour être ensuite abandonnés. En amour, l’ambivalence des signes propre à la séduction précède nécessairement leur authenticité en gage d’un amour reconnu dans sa réciprocité.
Ma
sorcière mal aimée
Si sorcellerie il y a, c’est dans Bell, Book and Candle comme reconnaissance compliquée de la séduction en ses effets rétroactifs, aussi nécessaire comme condition de l’amour que, non suffisante, elle est nécessairement relevée afin qu’un amour soit authentiquement consacré. La séduction dans ses potentiels ratages déductibles de l’ambivalence des signes fonde ainsi sa possible relève dont la garde est l’amour. De tout cela, Ma sorcière bien-aimée qui vient après ne sait fichtrement rien : en réinscrivant en effet la sorcellerie dans des identités féminines liées par les liens du sang (l’héroïne Samantha, sa mère Endora, sa fille Tabatha) ; en ramenant la sorcière amoureuse et autonome financièrement du film de Richard Quine dans le cadre de la sphère domestique où ses talents ne servent qu’à faire briller la vaisselle en raison d’un partage des tâches rien moins que patriarcal ; en faisant enfin de la sorcellerie non la variante fantasque de la séduction au principe d’un amour risqué mais un adjuvant comique rappelant que la femme demeure en dépit des assurances du mariage cet excès qu’un homme doit savoir littéralement domestiquer.
On y pense alors, mais il y a un dernier date détail intrigant dans Bell, Book and Candle et il concerne les deux ou trois vues subjectives prêtées au chat Pyewacket : en substituant au Technicolor la grisaille du noir et blanc et en comprimant l’image cinéma 1,85:1 au format télé 4/3 de l’époque, ses vues relaieraient étrangement les symptômes caractéristiques d’une vision télévisuelle (le chat comme le téléviseur représentent en effet deux bêtes domestiques). Cette compression esthétique du cinéma (en ses miracles inépuisés) par la télévision (en ses mirages comprimés), c’est effectivement ce qu’accomplira Ma Sorcière bien-aimée à l’égard de Bell, Book and Candle, ainsi qu’en attesterait enfin son titre lui-même, en l’espèce quasi-prophétique (les derniers feux du classicisme hollywoodien domestiqués par l'âtre télévisuel, autrement préfigurés par Douglas Sirk, s'identifient ici à la carrière même de James Stewart puisque le personnage de Shep est son ultime rôle dans une comédie romantique)..
La formule
proverbiale dit en anglais « Ring the bell, close the book and quench the
candle », elle signifie en français « Fais sonner
la cloche, ferme le livre et éteins la bougie ». Et, en
effet, les cloches télévisuelles de l’époque auront bel et bien
participé à refermer le livre et éteindre la lanterne magique du grand cinéma classique hollywoodien.
mardi 17 janvier 2017