La fin des 400 coups (1959) de François Truffaut

Voir la mer et boire la tasse

Antoine Doinel voit la faille et se met à courir, c'est plus fort que lui, il lui faut passer en travers comme un clandestin le ferait en regard d'une frontière. Le fugueur l'est jusqu'à la fin du film, dans l'expérimentation d'un désir qui s'évanouit avec son objet rêvé. Aphanisis.

 

Arrêt sur image, regard-caméra et zoom avant conspirent à faire de l'image conclusive des 400 coups une image terriblement ambivalente, à la fois inaugurale et terminale, manifeste de modernité dans la coïncidence du documentaire et de la fiction, de l'instant éternisé et la mort au travail. Au fait, la mer ici c'est la Manche et elle apparaît comme un revers. Là où le monde recommence éternellement, il finit aussi. Antoine Doinel vient de mourir.

 

Si la fin des 400 coups est aussi inoubliable, si elle continue à serrer le cœur à ce point, c'est parce que la montée de la vague nouvelle portée alors par le film de François Truffaut se soutient aussi d'une autre vague qui vient de plus loin et retombe en parachevant la noyade d'une enfance blessée, engloutie dans les eaux glacées du désamour maternel. Voir la mer c'est découvrir que la mère est morte comme image de désir. Voir la mer c'est boire la tasse pour l'enfant découvrant avec son enfance derrière lui que c'est elle au fond qu'il n'a pas cessé de fuir.

La touche, la fuite

 

 

 

 

Antoine Doinel voit la faille et se met alors à courir, c'est plus fort que lui, il lui faut passer en travers comme un clandestin le ferait en regard d'une frontière.

 

 

 

Sa course intempestive est le tracé d'une diagonale impérative. Comme si le garçon allait chercher le ballon sorti hors du terrain pour le relancer et profiter du moment décisif (la « touche ») pour prendre la fuite (comme il y eut une Lubitsch's Touch, il y aura eu une Truffaut's Touch en ceci qu'elle touche essentiellement à la fuite). C'est bien une ligne de fuite tracée transversalement depuis la clôture d'un espace géométriquement balisé, celui d'un terrain de football placé sous haute surveillance. L'arbitre en est ici l'un des gardiens assurant le respect de toutes les disciplines, sportives mais pas seulement, morales et hygiéniques aussi, toutes requises par l'institution pénale, maison de redressement ou de correction où se retrouve le garçon après le vol d'une machine à écrire, vérifiant empiriquement avant Michel Foucault que le modèle disciplinaire de la caserne s'exerce déjà à l'école et dans l'espace familial.

 

 

 

 

Le bon père manque et les mauvais sont partout

 

 

 

 

C'est la preuve de son génie (Socrate aurait parlé de son daîmon) : il faut pour ce démon d'Antoine Doinel trouver à chaque fois la brèche (un mensonge), la fente (un vol ou une combine) ou l'interstice (une fuite) par où filer, glissant entre les mailles serrées du filet social tressé par toutes les institutions patriarcales (famille, école, centre d'observation au service d'une « éducation surveillée »). L'exercice des pouvoirs de répression qui leur sont associés témoigne pour la faille qui est une blessure dans les rapports du héros avec les représentants de la loi (on comprendra à cet égard aussi pourquoi François Truffaut a entretenu une longue correspondance avec Jean Genet, en même temps qu'une amitié avec Fernand Deligny).

 

 

 

On soulignera ainsi ce paradoxe voulant que l'enfant de fiction non désiré dans lequel se sera tant projeté François Truffaut (au point d'avoir réellement souffert dans ses propres rapports familiaux de l'existence de ce double cinématographique au destin exceptionnel) affronte dans le même mouvement les contradictions d'une absence de père aimé (son beau-père n'est qu'un homme sympathique dont la jovialité enveloppe une hypocrisie face aux mensonges de sa compagne) et d'une surabondance d'autoritarisme patriarcal haïssable (avec la figure paradigmatique du maître qui, dans tous les sens du terme, corrige avec toute la violence symbolique et même physique dont la société l'autorise). Parce que le bon père manque, les mauvais sont alors. Partout et toujours là pour délier l'autorité de sa légitimité, du beau-père inconsistant au juge sévère pour enfants. 

 

 

 

Alors, Antoine Doinel court et fuit. Et s'il court et fuit c'est parce qu'il ne se résout pas à accepter de devoir occuper la mauvaise place dans un monde configuré pour qu'il n'en occupe aucune de bonne. L'enfant non désiré a compris qu'il n'était qu'un corps en trop, encombrant et dont il faudrait se débarrasser en le faisant passer comme un avorton. La chose sera d'ailleurs précisée avec le court-métrage Antoine et Colette (1962), deuxième suite sur les cinq (avec Baisers volés en 1968, Domicile conjugal en 1970 et L'Amour en fuite en 1978) que compte le cycle des aventures d'Antoine Doinel. Ici la peine de cœur se renverse paradoxalement en joie de s'inscrire, même provisoirement, le temps d'une émission du soir télédiffusée, dans un petit monde familial idéalement équilibré. Mais le défaut est aussi un déséquilibre de et dans la Loi, autorisant à tirer des aléas de l'existence autant de bifurcations que de recommencements, fondant à la fois les intermittences du cœur et les exigences de la fuite (toutes choses ramassées dans un titre aussi exemplaire que précisément celui de L'Amour en fuite).

 

 

 

Au lieu du défaut du bon père, les maîtres abondent et répriment le récalcitrant qui, toujours, sera le mauvais sujet, le mauvais fils. Y compris quand ce dernier cherche à se donner des pères de substitution symbolique comme Honoré de Balzac et Marcel Proust (mais le petit autel en préfiguration de La Chambre verte en 1979 met le feu au rideau de l'appartement familial et la réécriture involontaire de La Recherche de l'absolu est punie à l'école de l'accusation de plagiat). La littérature est une transgression qui brûle et l'autorité qui en a la garde en ayant valeur de neutralisation y répond en douchant les aspirations de la jeunesse.

 

 

 

Fugue clandestine

(vers la Manche et son revers)

 

 

 

 

Antoine Doinel vit sa vie sur le mode existentiel d'une clandestinité doublement marquée, entre histoire et histoire du cinéma, au coin du souvenir insistant de l'occupation en temps de guerre et des enfants filmés par les grands du néoréalisme italien. Une clandestinité garante d'une quête balzacienne d'absolu protégeant des pressions normatives de la société (paradoxe de la centrifugeuse, attraction foraine dont le mécanique ajointe comme une surimpression la machine cinéma et celle du social), pour qui a trouvé dans la construction de son désir ses agencements privilégiés, de machines à écrire en salles de cinéma. Ainsi, le vol de l'une de ces machines ou de photographies tirées du Monika d'Ingmar Bergman est rédimé dans la citation sans autorisation ni distinction de faits vécus et d'œuvres aimées. La clandestinité est au fond semblable à cette fraude dont a parlé Jean Cocteau, l'une des grandes figures tutélaires de François Truffaut aux côtés, outre Fernand Deligny et Jean Genet, du critique et théoricien André Bazin, du gardien de la cinémathèque Henri Langlois, du dramaturge Jacques Audiberti et de l'écrivain Henri-Pierre Roché (qu'il a adapté deux fois adapté, avec Jules et Jim en 1962 et Les Deux Anglaises et le continent en 1971).

 

 

 

Si la répression répète sur un mode quasi-compulsif le trauma de l'absence paternelle, voir la mer indiquerait à l'autre bout la relève moins symbolique qu'imaginaire de l'imago maternelle, la mère réelle étant compromise dans la conjugaison du peu d'amour pour son fils et de son désœuvrement sexuel (l'amant est joué par Jean Douchet et doublé par Jean-Luc Godard). Cette relève sera plus tard accentuée avec le personnage de Bertrand Morane, le héros génialement interprété par Charles Denner dans L'Homme qui aimait les femmes (1977. Figure d'homme moderne et pressé (Morane est comme la féminisation de Paul Morand, auteur de L'Homme pressé), Bertrand Morane est un séducteur angoissé qui, à distance sensible de Don Juan et de Casanova, multiplie les aventures sur l'exemple œdipien de sa mère afin de fuir les attaches décevantes de la conjugalité et, ainsi, multiplier les chapitres du roman autobiographique que seule la mort saurait achever et que seul le cinéma saurait raconter.

 

 

 

D'un côté, Antoine Doinel ne craint pas devant le maître et pour justifier ses manquements scolaires de prononcer le mensonge concernant sa mère. La parole fameuse par sa transgression franche du tabou (« Elle est morte ! ») reviendra comme un gag digne de W. C. Fields dans Tirez sur le pianiste (1960) comme la farce succède à la tragédie. De l'autre, le garçon nourrira jusqu'au bout le désir enfantin de voir la mer en profitant d'une fugue pour aller à la rencontre d'un horizon plein, archaïque et mythique, dont l'imaginaire cosmique saurait suppléer aux manquements ou lacunes de la présence maternelle. Donc, Antoine Doinel tourne le dos au terrain de foot, glisse dans les mailles d'un grillage et court en semant ses poursuivants. Incroyable, toujours, comme la fugue ressemble alors terriblement, sifflets obligent, moins à une escapade qu'à une évasion à l'américaine. Alors, démarre un long travelling latéral suivant la course heureuse et libératrice du garçon, d'une durée de 140 secondes et sans musique, peut-être l'un des plans parmi les plus longs de tout le cinéma de François Truffaut, seulement accordé comme dans un western de Delmer Daves ou de Samuel Fuller à un élan vital que rien ne saurait arrêter (Jean-Pierre Mocky a évoqué pour sa part le souvenir mémorable, partagé à l'occasion d'une séance commune avec François Truffaut et Claude Chabrol, de Rashômon d'Akira Kurosawa qui serait à l'origine du plan). Vient ensuite un fondu-enchaîné autorisant autant la découverte en panoramique de l'horizon maritime que l'arrivée de la ritournelle du musicien Jean Constantin. Le garçon est alors abandonné à la droite du cadre pour être retrouvé au terme d'un mouvement demi-circulaire à la gauche (François Truffaut s'est peut-être ici ressouvenu d'un mouvement semblable vu dans l'un des films les plus aimés de la Nouvelle Vague, Sunrise – L'Aurore de Friedrich W. Murnau en 1927).

 

 

 

Commence alors le dernier plan des 400 coups, sur un mode et un rythme semblable à l'avant-dernier plan puisqu'il s'agit en effet d'un autre travelling latéral d'un peu plus d'une minute et ouvert sur un champ plus large. Avec le mouvement de caméra on accompagne Antoine Doinel qui arrive sur la plage en courant pour rejoindre la mer, enfin. La musique de Jean Constantin continue certes sur sa lancée mélodieuse mais, après trente secondes, pour ne plus se concentrer que sur une série répétée de cinq frêles notes de violons en pizzicato, en laissant sourdre dans les intervalles de la partition une intense mélancolie amplement accordée avec le bruissement de la mer. L'enfant marche dans l'eau clapotante mais les vagues l'empêchent d'aller plus loin, les accords musicaux étant alors toujours plus ralentis et espacés. Enfin, le garçon décide de revenir sur ses pas hésitants et s'approche de la caméra pour être bloqué dans son mouvement par un étonnant arrêt sur image. L'image se fige en fixant un désœuvrement inattendu et troublant (s'agit-il de celui du personnage ou de son interprète ?). Un désœuvrement qui se trouvera même intensifié par le regard lancé en direction de la caméra (en écho à celui, matriciel, de Monika) et l'agrandissement par zoom optique de ce regard photographique.

 

 

 

Arrêt sur image, regard-caméra et zoom avant conspirent à faire de l'image conclusive des 400 coups une image terriblement ambivalente, à la fois inaugurale et terminale, manifeste de modernité dans la coïncidence du documentaire et de la fiction, de l'instant éternisé et la mort au travail. Au fait, la mer ici c'est la Manche et elle apparaît comme un revers. Là où le monde recommence éternellement, il finit aussi. Antoine Doinel vient de mourir.

 

 

 

 

L'enfance noyée

 

 

 

 

L'émotion est alors extrême, inoubliable même : Antoine Doinel découvre au terme de sa course, à bout de souffle, qu'il n'a plus le goût de la mer. Il est mort pour la mer comme il prétendait hier que sa mère était morte. L'enfant aura été suffisamment brimé par le monde, ses autorités et ses institutions, pour découvrir sur la grève grise la disparition de son enfance. La destitution d'une enfance, Les 400 coups l'aura en vérité restituée, jusqu'à donner à entendre dans le titre lui-même les multiples violences dont le héros aura été la victime, 400 mensonges et autant de coups sur la tête. Quand bien même son jeune interprète, Jean-Pierre Léaud, dispose d'une vitalité inentamable et magnifiquement consacrée par Jean Cocteau au moment du Festival de Cannes de 1959 où le premier long-métrage de François Truffaut dédié à André Bazin reçoit le Prix de la Mise en scène.

 

 

 

Avant L'Enfant sauvage (1970) dédié à Jean-Pierre Léaud, avant L'Argent de poche (1975), Les 400 coups a donc raconté l'ensauvagement d'un enfant (précédé en ceci par le gosse perdu dans le Coney Island de Little Fugitive des photographes Ruth Orkin et Morris Engel aidés, caché sous le pseudonyme de Ray Ashley, par l'écrivain Raymond Abrashkin en 1953). Un enfant tellement brutalisé qu'il aura perdu le goût de sa propre enfance – enfance noyée. Une enfance volée mais si différemment des amoureux se volant des baisers dans le refrain de Que reste-t-il de nos amours ? de Charles Trenet ouvrant Baisers volés.

 

 

 

Si François Truffaut n'est pas, contrairement à Jean-Luc Godard, Jacques Rivette, Eric Rohmer et même Claude Chabrol, le cinéaste le plus inventeur de la Nouvelle Vague, il est en revanche celui qui a peut-être su faire lever, nichées dans les points de capiton d'une biographie mutilée et rapiécée par le goût d'un romanesque quelque peu daté, des émotions ravageuses arrachées à l'entreprise de sape en laquelle consiste souvent le monde social. La désublimation est ce qui attend les héros truffaldiens pour en doucher les élans, eux qui n'en sont que plus disposés aux tourments de la passion et de la pulsion mêlées. A cet égard, François Truffaut est un anti-romantique cruel, sadique autant que masochiste, répétant la mutilation des élans romantiques de ses personnages. Antoine Doinel anticipe en cela les mésaventures de la plupart des personnages truffaldiens (on pense en particulier aux héros respectifs de La Peau douce en 1964, des Deux Anglaises et le continent et de L'Histoire d'Adèle H. en 1975, tous fervents croyants d'un amour épuisé par les mauvaises configurations de la réalité). Lui-même les revivant comme une malédiction qui est une compulsion de répétition au cours des quatre aventures qui l'attendent entre 1962 et 1978.

 

 

 

Si la fin des 400 coups est aussi inoubliable, si elle continue à serrer le cœur à ce point, c'est parce que la montée de la vague nouvelle alors portée par le film de François Truffaut se soutient aussi d'une vague qui vient de plus loin et retombe tristement en parachevant la noyade de l'enfance. Une enfance engloutie dans les eaux glacées de l'autoritarisme patriarcal et du désamour maternel. Voir la mer c'est découvrir que la mère est morte comme image de désir. Aphanisis (Jean-Pierre Léaud en rejouera la figure dans Le Départ de Jerzy Skolimowski). Le réel déçoit, sublime enfui comme l'enfant qui fugue. Voir la mer c'est boire la tasse pour l'enfant découvrant avec son enfance derrière lui que c'est elle au fond qu'il n'a pas cessé de fuir.

 

 

 

mercredi 9 novembre 2016


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