« Il était une fois » : ainsi commence un premier film, ainsi s'ouvre une œuvre en exposant son désir. Un destin amorcé comme une obsession, une hantise posant d'emblée l'obligation d'un sésame pour voir et poursuivre, dans la suite du monde.
Mysterious Object at Noon est le tracé documentaire d'un processus de mue créatrice d'une fiction hasardée au cours de rencontres représentant la condition aléatoire de la narration. Il propose surtout l'archive d'un grand jeu enfantin et collectif où les improvisations et les fabulations s'entortillent comme des serpents jusqu'à ne plus faire qu'un seul grand cercle mythique – Ouroboros.
C'est le démon de midi d'Apichatpong Weerasethakul qui désire l'heure la plus courte entre le documentaire et la fiction afin de sonder les profondes couches tropicales du peuple thaïlandais et cultiver les récits-rhizomes de ses réincarnations hypnotiques. Tous ses « Il était une fois », d'avant-hier à ceux qui restent encore à venir.
Hypnotiste
plutôt qu'hypnotiseur
Peut-on dire d'Apichatpong Weerasethakul qu'il figure parmi l'un des plus grands « hypnotistes » du cinéma mondial ? Oui, et il l'aurait été d'emblée avec son son premier long-métrage longtemps inédit et délicieusement intitulé Mysterious Object at Noon (2000). L'objet cinématographique est de prime abord difficilement saisissable et identifiable en effet, qui ouvre cependant un champ original de culture et d'exploration de figures et de configurations possibles. Quinze ans plus tard et après une quarantaine de films et d'installations, le septième long-métrage intitulé Cemetery of Splendour (2015) aura représenté du point de vue de l'œuvre une manière idéale de grande synthèse, obligeant son auteur à repartir plus loin que là où son chemin l'aura singulièrement entraîné. Au-delà, peut-être, de ces sentiers tropicaux et broussailleux depuis le treillis duquel phosphore un salut mélancolique adressé au pays natal, celui du grand sommeil d'un peuple à la fois captif et en son fond légendaire.
Oui, on dira d'Apichatpong Weerasethakul qu'en effet il est un grand « hypnotiste » si l'on met son travail en relief avec les analyses approfondies délivrées par Raymond Bellour concernant les deux « corps du cinéma » et les rapports que ces deux corps, le corps des films et celui de leurs spectateurs, entretiennent avec l'hypnose (cf. Le Corps du cinéma, hypnoses, émotions, animalité, éd. P.O.L.-coll. « Trafic », 2009). Des analyses d'envergure anthropologique telles que les aurait parfaitement résumées Alicia-Dorothy Mornington à l'occasion d'une recension de l'ouvrage de Raymond Bellour publié dans un numéro de la revue Raisons politiques consacré au premier volet d'une réflexion portant sur la « cinématographie du politique » : « En le comparant à l'hypnose, Raymond Bellour ne cherche pas à dénoncer le cinéma comme vile manipulation du spectateur. Son analyse est au contraire une longue ode amoureuse au septième art. Le sujet hypnotisé est émotionnellement impliqué dans l'hypnose et accède à une vérité qui est la sienne et qui le guérira grâce au talent de l'hypnotiste. Il en va de même pour le spectateur qui n'est donc qu'en partie passif. Son état d'immobilité physique lui permet d'atteindre un état de réceptivité émotive exceptionnelle » (in Raisons politiques, 2/2010, n°38, p. 125-131). Et l'on insistera ici sur cette différence décisive : « hypnotiste » plutôt qu'hypnotiseur.
Oui, Apichatpong Weerasethakul serait ce réalisateur qui aurait d'emblée, contre un cinéma de la manipulation émotionnelle et mentale, marqué sa préférence esthétique (qui se double aussi d'une orientation discrètement politique) pour une approche cinématographique en vertu de laquelle le désir de l'implication psychique des spectateurs engagerait des dispositifs originaux, certes toujours différents mais toujours attentifs aussi à déployer l'horizon d'une réceptivité en la cultivant jusque dans des régions tout à la fois émotives et curatives. Il ne faudrait pourtant pas, sous prétexte de fictions culturellement imprégnées de métempsycose bouddhique et de durées alanguies déduites des corps alités ou ensommeillés de leurs protagonistes, considérer le cinéma d'Apichatpong Weerasethakul comme un avatar sophistiqué de cette sophrologie New Age attachée à relaxer des sujets seulement préoccupés de développements personnels. Si la grande réceptivité effectivement engagée par ses films se déploie dans la conjonction de l'émotif et du curatif, c'est en travaillant précisément dans l'évitement de tout forçage à l'élaboration d'une sensibilité telle qu'en elle des perceptions soulèvent des affections qui augmentent une puissance de penser et de sentir habituellement contenue, généralement comprimée par tous les dispositifs (notamment audiovisuels) de contrôle imposant l'anesthésie générale.
Si le cinéaste thaïlandais doit être envisagé comme un grand « hypnotiste » de cinéma, au travail d'une passivité fondamentale (celle du spectateur) ouvrant cependant droit à « un état de réceptivité émotive exceptionnelle », c'est enfin et surtout en vertu du fait que les spectateurs qu'il vise et désire forment deux corps distincts, à l'image des deux corps du cinéma décrits dans son ouvrage par Raymond Bellour. C'est parce que des spectateurs se trouvent de part et d'autre de l'écran de projection, dans la salle bien sûr mais, avant les spectateurs du film projeté, il y aura toujours déjà eu les spectateurs du film en train de se tourner. Avant les spectateurs du film réalisé, il y aura eu déjà ces autres spectateurs du côté de la libre fabrication d'un projet de film en cours de réalisation, résolument ouvert sur les contingences du réel. Et disponible à favoriser ces rencontres contingentes faites en chemin que les processus de création désirent en toute amitié accueillir en les autorisant à devenir des hasards nécessaires.
Alors, advienne que pourra. Que le premier film s'accomplisse et que ses images s'incarnent, plus riches et fortes que les seules intentions intellectuelles qu'aurait voulu préalablement y mettre son auteur. Et l'une des rencontres parmi les plus décisives de l'œuvre concernera, depuis Blissfully Yours en 2002, la personne de Jenjira Pongpas à qui Apichatong Weerasethakul aura splendidement offert Cemetery of Splendour – et dans ce film l'une des séquences les plus troublantes, érotiques et bouleversantes vues au cinéma depuis des lustres. A cet égard, Mysterious Object at Noon est de tous les films de son auteur celui qui expose le plus frontalement le désir de l'autre en faisant de ce désir un destin. Le désir de tous les autres qui sont à titre divers absolument nécessaires à ce qu'une histoire surgisse et se mette à consister en se prolongeant en de multiples relances qui sont des métamorphoses et autant d'incarnations aléatoires.
Le premier plan de Mysterious Object at Noon qui est celui de toute l'œuvre est aussi élémentaire que fondamental : c'est un carton noir sur lequel est écrite la phrase proverbiale et universelle, l'annonce qui est une ouverture et aussi une promesse – l'incipit du « Il était une fois ».
A l'origine, un sésame :
« Il était une fois »
« Il était une fois » : ainsi commence un premier film, ainsi s'ouvre une œuvre, ainsi s'expose un désir. Un destin peut s'amorcer qui serait comme une obsession, une hantise – on dira qu'il s'agit là du démon de midi d'Apichatpong Weerasethakul – en posant d'emblée l'obligation d'un sésame, pour voir, dans la suite du monde.
L'incontournable nécessité d'une formule magique dont le recours scriptural et inaugural inscrirait bien qu'il n'est rien de moins simple que désirer une histoire, tout autant que de la trouver, tout autant encore que de la raconter, tout aussi bien que de trouver avec qui s'amuser pour en tramer et dérouler l'infatigable narration. « Il était une fois » : c'est donc ainsi que les choses auront débuté pour un jeune réalisateur thaïlandais alors âgé de moins de trente ans. C'est ainsi que le cinéma sera advenu (une nouvelle fois) pour que sa jeunesse antique continue et se perpétue, au carrefour d'un pur désir de fabulation rhizomique, là où se rencontrent le désir d'en documenter les multiples incarnations aléatoires et l'envie d'en confier les variations et modulations à des figures populaires rencontrées par le plus grand des hasards.
Mysterious Object at Noon a en effet inscrit directement à l'image, dans la fébrilité granuleuse et la grisaille cotonneuse du noir et blanc appartenant à la pellicule 16 mm., tous ces autres trouvés au gré des rencontres établies sur la longue durée (trois mois en 1997 pour un premier tournage en équipe technique plutôt réduite, un mois supplémentaire en 1998 avec une équipe un peu plus étoffée, l'année suivante pour tout monter). Tous ces autres nécessairement rencontrés, Apichatpong Weerasethakul les a moins passés en revue (son film ne propose pas le documentaire en guise de casting d'une vraie fausse fiction qui ne verrait jamais le jour) qu'il les aura simplement mais décisivement vus (et, les voyant, il aura été aussi – c'est tout autant important – vu par eux en étant ainsi reconnu comme un partenaire de jeu égal).
Sur les routes de Thaïlande, en camionnette, en bateau ou bien encore en train, des marchands et des villageois, des enfants et des vieillards, des étudiants et des amoureux, des femmes qui ont la langue bien pendue et d'autres femmes qui sont sourdes-muettes ont donc, ensemble ou à tour de rôle, joué le jeu. Tous (ceux que l'on voit bien sûr dans le cercle du film) se seront passés la balle du désir de fiction du réalisateur comme on se passe un témoin ou une balle. Tous ont déroulé la pelote de la narration pétrie des rapports ambigus noués entre une institutrice et un garçon infirme, dont elle serait en fonction des narrateurs se succédant l'amie puis l'ennemie, la mère puis la maîtresse, une déesse à double visage puis son double extraterrestre. Du nord au sud, de Bangkok aux campagnes les plus éloignées, tous auront vu avec le réalisateur qui, en s'inspirant explicitement de la technique naguère prisée par le poète surréaliste du « cadavre exquis », les aura donc regardés en les invitant, depuis l'endroit où ils se trouvent et avec ce qui fait ce qu'ils sont, à jouer comme ils l'entendent afin de faire gonfler les veines de la fiction et de la fabulation à partir de l'épiderme documentaire du tournage.
Comme s'il s'agissait au fond de documenter le devenir collectif d'une fiction tropicale et erratique, aux mille embranchements ou bifurcations possibles, depuis une impulsion individuelle qui, significativement, prend appui sur un premier récit biographique difficile (il est question de la vente d'un enfant) pour inviter sa narratrice, les larmes aux yeux, de repartir à zéro pour un nouveau tour de fiction, moins douloureux et plus joueur. Même si la question de la fiction peut après tout aussi bien être posée face à cette première actualisation du sésame qu'est donc « Il était une fois », il semblerait plus évident de dire que le documentaire, loin de s'astreindre à consigner et collecter les malheurs personnels, s'attacherait à décrire et archiver les manifestations subjectives d'un réel désir d'imagination et de fabulation, dont on aura cependant compris qu'il s'articule aussi, en arrière-plan, avec des misères évidemment réelles (à cette aune, Apichatpong Weerasethakul serait un grand continuateur de Jean Rouch et Abbas Kiarostami).
Midi l'heure la plus courte
entre le documentaire et la fiction
Toutes les personnes rencontrées, à la fois narrateurs, acteurs et premiers spectateurs d'un récit impersonnel qui prend corps depuis leurs corps, ont pu ainsi volontairement offrir, avec leurs visages amusés comme avec leurs mots improvisés, la chair souriante d'une histoire fabuleuse dont les organiques déploiements, faits de reprises autant que d'accidents, d'événements que de repentirs, échapperaient à la totalité de ses participants, seulement restituée par le corps final et serpentin du film lui-même. Cette chair joyeuse, serpentine et enfantine aux multiples mues, loin d'entretenir la cannibalisation des histoires immortelles comme on l'aurait vu chez Raul Ruiz, sublime ici le principe narratif initial d'un marabout-de-ficelle pour se concrétiser en vaste « champ de figurabilité » (Georges Didi-Huberman). Ce champ laissé en jachère par la cinématographie thaïlandaise, Apichatpong Weerasethakul aurait décidé d'en prendre soin en le cultivant. Et ce champ appartiendrait à un peuple particulièrement malmené (le récit inaugural de la vente d'un enfant rebondit ailleurs sur la vision obscure de la prostitution pratiquée à l'ombre d'une boîte de nuit). Il appartiendrait à une multitude dont les puissances de fabulation et d'imagination, en s'actualisant au carrefour d'un vieux fonds légendaire (comme celle du « tigre sorcier » que l'on retrouvera d'ailleurs dans Tropical Malady en 2004) et d'une imagerie de masse (la figure de l'extraterrestre), n'auraient pas été épuisées par la domination de la propagande hypnotique d'un régime autoritaire qui se distribue dans l'espace public en posters et affiches dévisageant ceux qui les regardent encore.
Mysterious Object at Noon se donne ainsi comme le tracé documentaire d'un processus de mue créatrice d'une fiction hasardée au cours de rencontres représentant la condition aléatoire de la narration. Il propose surtout l'archive d'un grand jeu enfantin et collectif où le documentaire et la fiction, l'art minoritaire et le conte populaire, les improvisations et les fabulations s'entortillent comme des serpents jusqu'à ne plus faire qu'un seul grand cercle mythique – Ouroboros.
On aura évidemment remarqué toutes les figures (l'infirme et son médecin, le dieu ou le monstre, l'enfant et l'hermaphrodite) et tous les motifs (les chansons de variétés populaires, les enfants nageant ou jouant au football, les vies imaginaires, les dualités sexuelles, les doubles, avatars et autres métamorphoses) que les films suivants d'Apichatpong Weerasethakul s'appliqueront à reprendre et décliner selon des directions à chaque fois spécifiques. Cemetery of Splendour se présenterait d'ailleurs sous ses différents aspects comme une reprise délibérée et intensifiée de Mysterious Object at Noon, jusqu'à proposer une variation autour du titre précédent avec cette hallucinante vision d'une cellule géante se mouvant dans le ciel ciel d'un soleil à son midi.
On pourra encore caractériser trois séries de plans participant à former le derme du film : la première série attachée à enregistrer la parole improvisée des narrateurs ; la deuxième série s'appuyant sur quelques propositions de jeu ou de représentation – littéralement des enfantillages ; la troisième série incluant rétrospectivement de pures vues documentaires (dans un train ou une boîte de nuit) dans les articulations de la fiction. On pourra enfin trouver appropriée la métaphore du midi comme heure nietzschéenne de l'ombre la plus courte entre la fiction et le documentaire – heure après laquelle voudrait continuer encore le film, avec quelques enfants et autant d'animaux qui s'amusent ensemble en peuplant la forêt de l'après-générique, presque le début d'un autre film. Cette heure privilégiée du (démon de) midi est, à l'enseigne du sexe turgescent marquant la fin extatique de Blissfully Yours, celle du désir d'un film en tant qu'il est ce mystérieux objet surgi du ciel, cet ovni sondant les profondeurs tropicales d'un peuple – Luminous People – pour cultiver les récits-rhizomes de ses hypnotiques réincarnations. Tous ses « Il était une fois », d'avant-hier à ceux qui restent encore à venir.
Dans Le Crépuscule des idoles ou Comment philosopher à coups de marteau (1888), Friedrich Nietzsche écrit ceci : « (Midi : heure de l'ombre la plus courte. Fin de la plus grande erreur. Apogée de l'humanité. INCIPIT ZARATHUSTRA.) » (éd Folio-coll. « essais », 1974, n°88, p. 31).
12 mars 2016