A l'intersection scintillante
des fils de l'opéra et de la calligraphie
Au début, ce sont des toiles d'araignées méticuleusement tissées en plein milieu de la nuit, qu'une brume enveloppe mystérieusement et fait disparaître avec la montée d'une aurore en fondu-enchaîné. Il serait bien aisé d'y reconnaître la métaphore légitime d'un art poétique, celui de King Hu. Et son film d'apparaître alors, après ces succès que furent consécutivement L'Hirondelle d'or (1966) tourné à Hong Kong pour la Shaw Brothers et L'Auberge du dragon (1967) tourné à Taïwan pour la Asian Union Film Company, comme son chef-d'œuvre. A Touch of Zen aura en tous les cas nécessité trois longues années de préparation afin de permettre à son auteur ayant occupé tout à la fois les postes respectifs de réalisateur, scénariste, monteur et directeur artistique de fondre dans le genre alors prisé du wu xia pian (le film de sabre chinois avec son héros archétypique, le chevalier errant originalement décliné ici au féminin singulier) les héritages plastiques de la calligraphie qui a accompagné sa jeunesse comme de l'opéra qu'il a fréquenté à l'époque où il étudiait à l'Institut National des Beaux-Arts de Pékin jusqu'à son départ précipité pour Hong Kong en 1949.
La technique arachnéenne du tissage est une image dont la teneur en vérité peut effectivement se retraduire tant du côté d'un régime de représentation opératique (la stylisation des mouvements du corps portés vers l'abstraction chorégraphique et l'expression d'intempestives intensités expressives) que du côté de l'art calligraphique (le tracé enveloppant des mouvements de caméra tour à tour contractant et dépliant les espaces filmiques anamorphosés grâce au recours au format large 2,35:1). A l'intersection scintillante des fils tendus de l'opéra et de la calligraphie, des mouvements du corps stylisés comme des idéogrammes et des mouvements de caméra glissant à l'instar des pinceaux sur la toile du tableau-rouleau, se balance pour s'élancer dans le vide A Touch of Zen. C'est ainsi qu'il touche au noyau esthétique et philosophique d'un genre, le wu xia pian en son apothéose. Le zénith du genre aveugle aussi quant à sa fragilité d'alors, sur le point d'être alors la victime de la concurrence fatale occasionnée par les films de kung-fu (The Big Boss de Lo Wei avec Bruce Lee est en effet sorti la même année que le film de King Hu et a peut-être indirectement contribué à son insuccès commercial).
Faire d'une tradition littéraire (avec le roman wuxia apparu à l'époque de la dynastie Tang au 7ème siècle de notre ère, époque de L'Impératrice Yang Kwei-Fei de Kenji Mizoguchi en 1955 et de The Assassin de Hou Hsiao-hsien) le refuge – l'auberge pour reprendre un lieu privilégié par le cinéaste – d'une mythologie cinématographique désirant avec son zénith artistique toucher au zen du bouddhisme, autrement dit au mandarin chan (la méditation silencieuse dont le zen est la variante nippone) qui mène à l'éveil spirituel (le wu chinois en équivalent du satori japonais), voilà ce à quoi se serait attelé l'auteur de A Touch of Zen avec une patience toute arachnéenne quand il adapte un récit issu des Contes étranges du studio du bavard (ou du loisir) de Pu Songling. Pu Songling est un écrivain chinois classique de l'époque Ming dont Ching Siu-tung a adapté en 1987 une autre nouvelle, L'Étui merveilleux, pour Histoires de fantômes chinois produit la même année par Tsui Hark, co-auteur avec King Hu de Swordsman en 1990 et réalisateur d'un double remake de L'Auberge du dragon en 1992 et 2011. Les histoires de fantômes chinois sont des histoires de littérature et de cinéma dont les croisements tissent d'autres fils scintillants.
Quelques touches de chan
et autant de précipitations de wu
L'araignée c'est donc King Hu. Malgré l'avis de ses producteurs (qui distribuèrent son film en deux parties sans éviter un échec commercial à peine compensé symboliquement par un prix technique reçu lors de sa sélection au Festival de Cannes en 1975), le cinéaste chinois s'offre la durée luxueuse de 180 minutes pour minutieusement composer la combinatoire de ses figures selon une dynamique tout en spirale étoilée, sur un plan narratif mais pas seulement. Le fil du film en repasse ainsi par chacune d'entre ces figures en les démultipliant afin d'élargir son orbe jusqu'à la multiplication cosmique des cercles concentriques. Et cela pourvu que le cercle initialement formé des fils de soie de la toile à peine perceptible dans la nuit devienne au final le disque solaire auréolant un moine bouddhiste en extase, saignant de l'or.
Entre deux épiphanies qui pointent comme chez Pascal deux infinis (l'une micro et l'autre macro), dans l'intervalle des volutes d'une brume matinale et celles que filtre une forêt de bambou, dans l'écart d'une aurore finissant en auréole et du zénith d'un genre se confondant avec l'extase zen d'une moine bouddhiste, quelques touches de chan et autant de précipitations de wu font saillie. Touches et précipitations peuvent alors entrer en constellation dans une cosmogonie cinématographique rivalisant sur un versant avec l'épopée des Sept samouraïs (1954) d'Akira Kurosawa, sur un autre avec les westerns opératiques de Sergio Leone dont on sais à quel point son maniérisme s'est inspiré aussi des souffles de son pair japonais. D'abord, c'est une ombre qui glisse et enveloppe de bas en haut le visage du sympathique Gu Sheng-zai, peintre et écrivain public à qui un voyageur, Ouyang Nian, demande la réalisation d'un portrait. Au même moment, le jeune homme qui vit auprès d'une mère soucieuse de faire de son fils un fonctionnaire mariable découvre l'existence d'une jeune femme éveillant son désir, Yang Hui-zhen (Xu Feng, l'actrice taïwanaise qui a inspiré à John Zorn un album en 2000). Celle-ci habite une vieille bâtisse abandonnée près de laquelle se promène monsieur Shi, un aveugle qui dit la bonne aventure. Gu demande par ailleurs à l'apothicaire Lu Meng s'il est informé de quoi que ce soit de nouveau qui serait arrivé dans ce coin perdu de la Chine septentrionale du 17ème siècle.
Il faut le principe du dédoublement des portraits peints (le portrait de Yang succède à celui de Ouyang) pour faire passer la lenteur préalable du film à la vitesse supérieure. Et ainsi comprendre le sens d'une ombre originelle dont la valeur de leurre se distribue comme les gouttes de pluie scandent les fils de la toile arachnéenne en plusieurs points formant le premier cercle autour du protagoniste. Ouyang se révèle alors être un officier de la police politique (dite la Chambre de l'est) au service de l'eunuque Wei Zhongxian (dont le pouvoir était alors historiquement sur le point de s'effondrer). Et il est missionné pour arrêter Yang, la fille d'un opposant politique assassiné (le censeur impérial Yang Lian à la tête du mouvement Donglin dénonce les crimes de l'eunuque). Cette dernière est pour sa part assistée de deux généraux dissidents qui ne sont autres que Shi en faux aveugle et Lu en faux apothicaire.
Une fois cette première brume dissipée, les épées peuvent sortir de leurs fourreaux et s'entrechoquer en tintinnabulant et les personnages peuvent sautiller et bondir en réponse à tous les rebondissements prévus par le scénario comme en défi à toutes les lois de la gravité avec l'élasticité du singe ou du félin. Pendant que la haute technicité requise par les arts martiaux confine au surnaturel, la narration est généreuse en s'autorisant successivement un retour en arrière concernant l'histoire du personnage de Yang (et ouvert avec un magnifique fondu-enchaîné érigeant une montagne à partir d'un tas de braises), ainsi que la représentation d'une rumeur drolatique sous la forme d'un split-screen incrustant à même la toile de projection pas moins de six écrans. Et même une ultime bifurcation dès lors qu'un nouveau chef de la police (Hsu Hsien-chun), plus redoutable encore, prend la place d'un autre défait (Men Ta) en affrontant dans un ultime combat le moine bouddhiste Hui-yuan auprès de qui Yang aura appris l'art de se battre.
Le wu xia pian à son midi
On découvre alors comment A Touch of Zen est passé d'une toile d'araignée inaugurale à une autre (la séquence en split-screen), d'une volute primordiale à une autre glissant entre les mailles verticales de la bambouseraie, d'une ombre qui tombe à un soleil qui se lève pour atteindre, dans la dernière séquence du film, l'identité de l'extase chan du moine et du zénith du wu xia pian. D'un cercle (la toile d'araignée) l'autre (l'astre solaire), King Hu a réussi au terme de trois heures de film à boucler une boucle évidemment semblable à l'anneau de la Voie qui symbolise l'éveil incessamment renouvelé du bouddhiste, son entrée dans l'éveil.
Dans le même mouvement, King Hu aura tout au long de son film livré par la bande son autoportrait, mais en multipliant dialectiquement les masques. D'abord en prenant le visage de Gu, lui le lecteur de Confucius mais aussi de Sun Tzu qui se refuse au morne destin de fonctionnaire chinois, lui l'artiste rêveur et adepte des stratégies militaires qui a fait de la citadelle assiégée une caverne aux mille leurres où ont été mortellement piégés les hommes de Men Ta, exactement semblables aux proies engluées et ficelées dans la toile de l'arachnide. Mais ce premier moment démiurgique connaît son envers dialectique lorsque, passée la nuit de l'affrontement, le jour revient en devenant le moment de découvrir les conséquences concrètes du leurre, les cadavres des victimes pareilles à des mannequins. C'est l'envers mortifère de la démiurgie, lorsque le mouvement des corps s'apparente strictement à un théâtre de marionnettes. Alors le rire de Gu content de ses tours s'étrangle devant la scène obscène du massacre.
Pour passer du minuit inaugural au midi final, il faudra en passer par tous ces espaces intermédiaires enfilés le long du fil de soie du leurre subi puis réapproprié avant d'être dissout : avec la citadelle abandonnée puis restaurée en caverne assiégée ; avec l'espace strié de la forêt verte menant à l'espace lisse du désert ; avec la brume blanche et nocturne jusqu'aux rayons de soleil filtrés par les bambous ; avec les costumes rouges identifiant l'ordre policier auxquels s'opposent les étoffes jaunes caractérisant l'ordre des moines ; avec la nuit précédant l'aurore jusqu'au soleil à son zénith. Ce sont enfin les visions folles appartenant aux puissances fantastiques du moine qui joue du soleil comme Ouyang jouait de l'ombre. En s'appuyant avec le soleil dans son dos dans une photographie surexposée afin de déstabiliser ses adversaires, le moine soulève au milieu des bambous un poudroiement sous la forme de flashs crépitants. C'est ainsi qu'il opère un véritable renversement des valeurs avec des plans passés en négatif, triomphant dans un finale quasi-psychédélique contemporain de Zabriskie Point (1970) de Michelangelo Antonioni quand l'image se dissout dans la solarisation intégrale.
Après la face sombre de la démiurgie affectant le personnage de Gu, s'expose désormais sa face solaire avec le visage rond et désaffecté de Hui-yuan. Le bouddhiste en extase au sommet de la montagne supplée Gu le stratège de circonstance qui ne peut plus que retourner chez lui, tout en bas, au fond de la vallée, avec le bébé que Yang lui aura donné dans les bras. Belle audace de cette conception qui la préserve sans honte des obligations traditionnelles à la maternité. La réversibilité devient alors totale et la mise en scène volcanique, l'image magmatique. La toile d'araignée devient un disque solaire en forme d'auréole quand, une fois atteint le nirvana (il signifie justement l'extinction du feu des passions), le sang qui coule est transformé en un or qu'aura toujours préfiguré l'aurore inaugurale.
L'extase du moine reflète ainsi celle de King Hu au sommet de son art qui se confond avec l'apothéose du genre – son midi. Au zénith d'un art qui brillera encore en retombant en pluie d'or dans Raining in the Mountain (1979) et Legend of the Mountain (1979), celui d'une araignée alchimiste.
Le 12 août 2015
PS : Que soit ici vivement remercié l'animateur infatigable de l'indispensable site du Ciné-club de Caen, Jean-Luc Lacuve, pour la libre disponibilité et usage des photogrammes.