Un homme est mort, un autre meurt : dans les deux cas un chien, berger allemand ou labrador retriever, se tient aux côtés du défunt ou du mourant. Comme le gardien du passage dont la chaleur animale est le relais pour le mammifère d'une douce tiédeur placentaire. Tel l'accompagnateur originel assurant jusqu'au bout la fin du voyage et l'après dédié à l'assomption éternelle de sa stase terminale qui engage une amicale relève.
C'est, en noir et blanc sépia, le dernier plan de Nostalghia (1983) d'Andreï Tarkovski : le poète russe exilé Andreï Gortchakov se tient dans l'éternité de l'image qui lui survit, au loin il nous regarde assis dans la terre humide des environs de Sienne, un berger allemand couché à ses côtés, une immense flaque d'eau en guise de miroir ouvrant devant lui la blancheur du ciel depuis le noir épais de la terre, le couple d'amis enveloppé des grandes ruines architecturales de l'abbaye cistercienne de San Galgano accueillant tout au fond du champ un modèle réduit de la datcha de l'enfance. Et c'est la dernière scène du 121ème épisode de Lost – Les Disparus (2004-2010) de Jeffrey Lieber, J. J. Abrams et Damon Lindelof : Jack Shephard s'est sacrifié pour permettre aux amis survivants de partir en avion, il a remis dans la caverne le bouchon de la Source afin de sauver l'île mystérieuse de son démon et se retrouve dans une bambouseraie où il s'écroule mortellement blessé, rejoint par le labrador Vincent qui revient de la jungle pour lui lécher le visage et s'accroupir auprès de lui, les yeux du mourant alors pour la dernière fois se refermant à l'endroit exact où ils s'étaient ouverts le 22 septembre 2004, le jour inaugural du crash du vol 815 de la compagnie aérienne Oceanic Airlines.
Un homme est mort, un autre meurt et il faut à chaque fois un chien qui vienne et soit présent pour assurer la garde du mourant et de celui qui se tient après la mort comme on franchirait l'intervalle d'un passage critique, tantôt pour s'accommoder de la mort qui vient comme on s'endort, tantôt pour survivre à la mort dans le sommeil éternel des images. Paradoxalement mobiles et immobiles, à la fois inaugurales et terminales, les images sont affaires de deuil et de seuil pour qui les franchit en faisant du passage un battement de paupières, comme ce dont il faut qu'elles témoignent dans l'égard de leurs passagers. On voudrait ainsi essayer de dire que pareilles images ont du chien, précisément en ceci qu'elles sont seulement mais décisivement fidèles à l'exigence de soin et d'attention qu'elles doivent aux personnages qu'elles gardent autant qu'aux spectateurs qui les considèrent. Le regard remarque alors que la garde est une considération, aussi animale qu'amicale, distincte enfin de toute capture.
Les gardiens de la croyance au monde
Des images aussi éloignées que celles-là – d'un côté l'ultime plan de l'avant-dernier long-métrage de l'un des plus grands cinéastes russes de son temps qui affrontait alors avec son exil toscan la nostalgie de la terre natale qui est un spiritualisme déterritorialisé de tout nationalisme ; de l'autre la ponctuation finale de l'une des meilleures séries télévisuelles étasuniennes des années 2000 où le faisceau des multiples rayons narratifs, compossibles et incompossibles, compose un dense rhizome alimentant une tapisserie dont les fils convergent à la fin dans l'iris vert d'un œil ouvert puis fermé – s'attirent pourtant irrésistiblement, dans l'épreuve imminente ou dépassée de la mort assumée comme un destin chauffé par la tendre, tiède et boisée proximité d'une affection canine. Le chien soutient alors l'affect vivant et impersonnel, la bonne chair enveloppant organiquement le secret de ceux dont la mort propre est un sommeil d'or abritant, au-delà toute appropriation ou expropriation, l'enfance de la terre. Il faut dire qu'il y a en effet plus d'un point commun entre les deux œuvres, à croire que les auteurs de Lost auraient en toute connaissance de cause peut-être glissé dans l'éventail culturellement étendu de leurs références plus d'une adresse amicalement faite au cinéma d'Andreï Tarkovski. Il est d'ailleurs certain qu'y aide particulièrement la présence, parmi les reliquats et autres survivances du Projet Dharma abandonné, de l'un des gardiens de la station du Cygne prénommé Kelvin (qui est le nom du héros de Solaris en 1972 d'après le roman éponyme de Stanlislas Lem), ainsi que du technicien polyglotte de la station de la Flamme qui s'appelle Mikhaïl Bakounine, l'homonyme du révolutionnaire russe théoricien du communisme libertaire désignant en la circonstance un ancien transfuge de l'armée soviétique originaire d'Ukraine. Mais Andreï Tarkovski n'était pas un artiste anarchiste et Kelvin est le nom du grand-père maternel de J. J. Abrams, l'homme qui a donné à son petit-fils le goût du cinéma au point que ce dernier ne cesse plus depuis de s'amuser à en citer le patronyme dans la plupart de ses productions télévisuelles et cinématographiques.
On insistera cependant en soulignant ceci que l'île de
Lost proposerait comme un écosystème singulier combinant idéalement la sphère astrale et pensante, cosmique et océanique de Solaris
(le spectre des morts y assaille dans les deux œuvres la mémoire endeuillée des vivants culpabilisés) et la nature à la
fois sauvage et altérée de Stalker (les deux environnements se rejoignent dans
l'idée philosophique d'un espace tout à la fois atopique, indistinctement utopique et dystopique, un lieu isolé et excentré ouvert aux dérivations mythiques et initiatiques comme aux
expérimentations scientifiques et ses catastrophes ontologiques avèrent que l'occidentalisation du monde jusqu'en Australie et en Russie se comprend comme la mondialisation de la perte de
confiance et de la désorientation technique). Et puis l'incendie de la cabane en bois de l'immortel Jacob en plein milieu de la forêt ferait nettement signe aussi vers la maison familiale en
flammes dans la campagne russe verdoyante du Miroir (1975) d'Andreï Tarkovski.
Enfin et surtout, les trois derniers longs-métrages du cinéaste russe, de Stalker (1979) à Offret – Le Sacrifice (1986) en passant donc par Nostalghia, mettent en forme et en scène la crise moderne du sens ressaisie dans la question de la
croyance, au-delà du domaine strict de la religion. La crise du sens qui met en défaut le rapport au monde comme croyance, comme ce en quoi il faut croire parce que s'y jouent le désir et la
catastrophe d'y avoir cédé dans une vie sans idée, engage entre incrédulité cynique et crédulité abusée un catastrophisme apocalyptique, la résurgente réflexologie d'archaïsmes mythiques comme
l'auto-sacrifice par immolation, les discours millénaristes et prophétiques et le sacrifice abrahamique.
Et puis, au milieu du chaos de la modernité qui se retourne contre elle-même comme une maladie auto-immune, surgit l'acte comme décision engagée depuis l'indécidable et l'imprévisible. Avec la question de la décision se pose celle de l'acte qui est, souverainement et radicalement, une folie qui fonde après coup la légitimité de ses présupposés : le guide qui fait croire en vertu d'une fiction constituante à ses compagnons de voyage à l'existence d'une chambre des secrets dans Stalker ; le fou Domenico qui s'immole sur la place du Capitole à Rome suivi par le poète qui tient une bougie allumée dans les thermes de Bagno Vignoni dédiées à Catherine de Sienne dans Nostalghia ; l'intellectuel du Sacrifice hanté par l'apocalypse nucléaire et fichant le feu à sa maison dans l'indécidabilité de savoir s'il sait que son fils y est resté ; John Locke qui est dans Lost le premier croyant en l'île et pourtant décédé d'avoir cédé sur sa croyance et le sceptique Jack Shephard qui en relève après coup la flamme en faisant de sa confiance restaurée le meilleur moyen de s'opposer à l'utilitarisme cynique de son simulacre diabolique.
Le chien,
ce coussin placentaire et totémique
Dans l'écart critique de la mécréance et du discrédit, contre les crédules abusés et les incrédules cyniques, il faut donc décider, toujours. C'est un pari souverain mais risqué, engagé depuis un fond d'indécidable, pour la confiance au risque de sa trahison, pour l'hospitalité contre l'hostilité, pour la croyance dans le monde au risque du discrédit et de l'immonde renforcé. C'est ainsi que Stalker, Nostalghia et Le Sacrifice, c'est ainsi que Lost et puis aussi The Leftovers (2014-2017) de Tom Perrotta et Damon Lindelof se racontent en leur principe comme la mise en images, figures et récits des aventures et mésaventures de la croyance afin de redonner confiance dans un monde en crise, dont la modernité qualifie la dimension historique et la postmodernité son allure de farce parodique. Contre le règne de la déraison cynique il faut davantage avec Peter Sloterdijk qu'avec Michel Onfray retrouver la voie diagonale ou transversale du kunisme, il nous faut des chiens dont le scepticisme radical engage un refus libertaire de tout pouvoir autoritaire, comme Diogène de Sinope et Jean-Luc Godard guidé par Roxy Miéville dans Adieu au langage (2014). Mais il nous faut aussi d'autres chiens, à l'instar du berger allemand de Nostalghia qui conjoint le chien de l'enfance du poète russe exilé à la chienne du fou Domenico nommée Zoé, à l'instar encore de Vincent surnommé Vince, le labrador retriever de Lost qui n'est plus la propriété de Michael Dawson et son fils Walt mais le libre compagnon réchauffant la précarité mouillée de n'importe quel naufragé échoué sur l'île fantastique. À l'instar encore de Caleb de The Leftovers, ce vieux chien arthritique qui expose en bordure de l'outback australien, face à un père et son fils respectivement possédés par la passion sacrificielle et auto-sacrificielle, l'élémentaire vérité, mutique, d'un nécessaire désœuvrement délivrant des démons de l'activisme prophétique et messianique.
L'île de Lost comme la planète pensante de Solaris, la nature altérée de Stalker et la stase éternelle au terme de Nostalghia représentent comme autant de serres rêvées. Ces sites atopiques sont en effet des bulles respirables, des « vases autogènes » dirait encore Peter Sloterdijk, pour qui agonise et meurt en étant réconcilié avec sa mort, étendu sur la terre étrangère de l'exil qui est le lit de la matière native et primordiale (Nostalghia est dédié à la mère de l'auteur), à l'endroit où le dehors ouvert redevient le dedans utérin et sphérique. Et, si apprécié d'Andreï Tarkovski et Damon Lindelof, le chien y joue contre toute chiennerie cynique son rôle symbolique de démon au sens fort du terme, autrement dit de passeur angélique et d'accompagnateur fidèle, de double originel posté à l'autre bout de la structure fondamentalement dyadique de l'esprit. Pour qui fait de sa mort un sommeil d'or comme une paupière se refermant sur le vaste monde, le chien qui vient est un ami et un témoin, un passeur, un coussin placentaire.
Un autre chien assure le même gardiennage sublime, démonique et totémique, à l'occasion précise de la mort d'un indigène amérindien luttant contre la construction aux États-Unis d'une ligne de chemin de fer initiée par Abraham Lincoln avec la fin de la Guerre de Sécession afin de relier le nord et le sud du pays. Ce chien revient de loin, il remonte à plus loin dans l'histoire du cinéma, il est le sujet d'un moment sublime de The Iron Horse – Le Cheval de fer (1924) de John Ford et Sylvie Pierre-Ulmann en aura donné l'essentielle analyse en la concluant ainsi : « Un Indien mort comme celui là, on peut dire cyniquement dans le style humour raciste américain, que ''c'est un bon indien parce qu'il est mort''. Mais en vérité ce plan du chien triste et fidèle va plus loin que ça : un Indien qui a un chien comme ça – en l'occurrence c'est l'image de l'animal ici qui prend le temps d'humaniser celle de l'homme – peut-il être un ''mauvais Indien'' ? (…) Ce plan de l'indien aimé par son chien, mélancoliquement veillé par son chien après sa mort, Ford ne l'a ni coupé ni retourné sans le chien. Il savait très bien l'effet qu'il ferait : en le voyant on ne se dirait pas ''salaud d'Indien'' mais que cet Indien-là, son chien l'aimait bien. Et ça le ferait exister, ça le sauverait. ».
20 décembre 2018