La « science solaristique » est en panne sèche, ses avancées gelées. Depuis le rapport Burton si décrié qu'il aura causé le discrédit scientifique de son rapporteur, les autorités planétaires ne savent plus quoi penser de Solaris, cette planète lointaine recouverte d'un océan de matière mouvante et protoplasmique identifié en théorie à un gigantesque cerveau, sorte d'équivalent cosmique de la « res cogitans » cartésienne. La station orbitale stationnant dans les parages sidérants de l'étrange planète et censée pouvoir accueillir plusieurs dizaines de scientifiques n'est plus habitée désormais que par trois techniciens désorientés parmi lesquels un certain Guibarian dont le dernier message inquiétant finit par convaincre les autorités de leur envoyer un psychologue, Kris Kelvin, qui fut l'élève de ce dernier. Le problème, caractéristique de toute l'œuvre du romancier polonais Stanislas Lem dont le roman Solaris publié en 1961 a été adapté onze ans plus tard par Andreï Tarkovski à l'occasion de son troisième long-métrage produit comme la réponse soviétique à 2001 : A Space Odyssey (1968) de Stanley Kubrick, concerne le statut indécidable d'une intelligence extraterrestre certes avérée mais avec laquelle il demeure cependant difficile d'entrer en communication.
Parce que si l'on pense bien que Solaris bel et bien pense, on ne sait pas à quoi ni pour quoi, les formes ou moyens de la pensée Solaris déliées de toute finalité identifiable par l'humanité. Il y a pourtant de nombreux points communs au principe d'une proximité esthétique partagée par deux films considérés depuis comme deux grandes bornes du renouveau cinématographique offert à un genre – la science-fiction – considéré jusqu'alors avec d'avantage d'ambitions littéraires que cinématographiques (mais les russes sauront travailler à rétablir la balance, du Jour de l'éclipse d'Alexandre Sokourov à Il est difficile d'être un dieu d'Alexeï Guerman tous les deux d'après les frères Arcadi et Boris Strougatski et auxquels on leur adjoindra Sur le globe d'argent du polonais Andrzej Zulawski d'après Jerzy Zulawski). Comme 2001, la préoccupation esthétique de Solaris consiste à offrir dans la guise de la SF une « image de la pensée » pour parler comme Walter Benjamin ou Gilles Deleuze. Et, comme le film de Stanley Kubrick, celui d'Andreï Tarkovski extrait cette image à partir d'un constat pessimiste proche de la philosophie heideggerienne.
Pour faire advenir une image de la pensée, comme monolithe noir ou bien comme océan protoplasmique, il aura fallu pour les deux cinéastes convenir que les plus grands développements techniques et scientifiques se paient dans la contrepartie catastrophique d'un oubli de l'Être dont l'ouverture est barrée par l'humanisme métaphysique. Et, dans les deux cas, la déréliction en résultante de la préférence angoissante de l'étant à l'Être prend la forme d'une projection nihiliste exemplifiée par l'engin spatial, cette forme hyper-sophistiquée d'« insulation » (Peter Sloterdijk) caractérisée par la séparation hermétique d'un dedans (comme poche blanche de technicité factice et insignifiante) et du dehors (comme vide noir et inhabitable).
Dans le film de Stanley Kubrick, les astronautes sont jetés au dehors comme de vulgaires déchets excrétés à partir du vacuum organisé depuis le vaisseau par l'ordinateur HAL 9000, cette intelligence artificielle en laquelle l'être humain aura projeté non seulement sa raison mais aussi ses propres failles et excès. Dans Solaris, les cosmonautes ébranlés par les « visiteurs » envoyés sans raison déterminée par Solaris, qui se présentent comme des matérialisations de fantasmes ou de souvenirs proposant par exemple le simulacre vivant de disparus, s'abandonnent à un avachissement existentiel qui prend la forme d'un devenir-porcherie de la station parachevé par un laisser-aller comportemental général (Kris Kelvin se promène ainsi en slip dans les couloirs à l'occasion d'un plan qui faillit être coupé par la censure organisée par le Goskino). Jusqu'à ce que les flux abstraits de formes et de couleurs, raccords avec le psychédélisme de l'époque (que l'on songe encore à la fin de Zabriskie Point de Michelangelo Antonioni en 1970), l'emportent comme vague placentaire sur les girons asphyxiants de la technique pour la technique, tant du côté de Solaris comme de Jupiter et au-delà, en offrant la possibilité de renouer enfin avec la dimension d'ouverture native de l'Être (sous la forme d'un fœtus astral ou d'un bout de terre d'enfance retrouvée).
Andreï Tarkovski reconnaissait sans difficulté les faiblesses de son film, qui était de ses sept longs-métrages celui qu'il aimait d'ailleurs le moins. D'un côté, le décorum d'aluminium déployé dans la volonté monumentale du Goskino pour garantir plastiquement l'authenticité de la représentation de la station orbitale souffre d'inconsistance documentaire à la différence du film de Stanley Kubrick, le voyage intersidéral de Kris Kelvin étant par ailleurs exécuté à l'écran par le truc un peu archaïque de la surimpression tournoyante du regard du héros sur fond de nuit stellaire. De l'autre, les nombreux bavardages psychologico-philosophiques frappent régulièrement d'inertie les ailes de géant du chef-d'œuvre soviétique autoproclamé, qui plus d'une fois tourne en rond dès lors que l'y force structurellement l'agencement circulaire du lieu (on retient surtout la belle idée de l'égalité universelle dans le sommeil générique qui sera développée entre autres dans Tombe de sommeil de Jean-Luc Nancy et Low Life d'Élisabeth Perceval et Nicolas Klotz).
Les 165 minutes de Solaris (dont la version la plus longue frôle les 200 minutes) sont de fait plus laborieuses que les 150 minutes de 2001 et le retour à la science-fiction opéré par Andreï Tarkovski avec Stalker (1979) d'après les frères Strougatski représentera une plus grande réussite cinématographique dont la ligne de fuite en diagonale des friches allégoriques sied mieux à arpenter la carte imaginaire de la catastrophe soviétique passée (le Goulag) et celle à venir (Tchernobyl). Mais le labeur témoigne aussi que s'y préparait avec difficultés un accouchement nécessaire, scandé par la marque aussi imperceptible qu'indélébile de 48 coupes effectives imposées au cinéaste par le Goskino, afin de délivrer le sublime d'une image de la pensée obligeant ainsi à repasser au tamis de la mémoire réflexive tout le film passé.
Entre la séquence de début (Kris Kelvin retrouve la veille de son départ son père dans la datcha familiale) et celle de fin (il le retrouve comme îlot de souvenir flottant dans le bain écumant et protoplasmique de Solaris), il y aura eu d'autres séquences audacieuses qui brossent le destin techniquement inhumain du genre humain dans le sens d'une étonnante actualité. On pense en particulier à la diffusion de l'enregistrement télévisuel du rapport Burton en présence du scientifique qui dans l'intervalle a vieilli et repasse pour une énième fois la bande à son ancien collègue qui est le père du héros, ainsi qu'à son départ en voiture empruntant l'une des bretelles des autoroutes d'un urbanisme bétonné, cancérigène et cancérisé. On ne pourra décemment pas ne pas penser, devant la commission examinant le cas Burton et passant au crible les propos de son rapporteur, au dispositif stalinien typique qui aura consisté à faire de la science le critérium d'une raison jugeant ce qui n'est pas elle et qu'elle répudie sous le terme de la déraison en recouvrant ainsi du voile de l'objectivité un pur et unilatéral rapport de pouvoir.
Ce dispositif exposé dans les circonstances narrative d'un récit de science-fiction aura permis d'allégoriser deux situations spécifiques subtilement ajointées par le scénario. C'est évidemment le sort du cinéaste soumis depuis Andreï Roublev (1967) aux exercices redoublés du contrôle, de la remise en question et de coupe pratiquées par le Goskino afin de faire rentrer dans le rang du jdanovisme un artiste soupçonné de préférer à la norme du réalisme socialiste l'avant-gardisme bourgeois piqué de religiosité orthodoxe. C'est aussi l'histoire du coscénariste d'Andreï Tarkovski sur ce film, Friedrich Gorenstein dont le père, professeur d'économie politique, fut victime des purges staliniennes. De ce point de vue, le futur n'est ici qu'un masque fictif pour évoquer stratégiquement un monde soviétique dont la croyance dans la raison instrumentale et scientifique est une foi séculière qui s'ignore comme telle. Une foi par ailleurs partagée par le monde occidental habité par le même humanisme métaphysique qui place l'Homme au centre de tout en comptant pour rien le reste (de l'univers qui, de fait, se rebiffe avec Solaris).
Le présent trouvera encore à se matérialiser dans la grande séquence, enveloppée des sinusoïdes composées au synthétiseur par Édouard Artemiev, des fourches de béton autoroutier qui appartiennent en fait au quartier d'Akasaka à Tokyo (décidément la capitale du futur avec Blade Runner de Ridley Scott d'après Philip K. Dick). La catastrophe industrielle identifiée au registre de la circulation automobile qui caractérise un urbanisme massifié modelé sur les exigences commerciales du capital devient ainsi l'image d'une catastrophe globale rompant avec toute distinction séparant idéologiquement l'ouest et l'est, le capitalisme des démocraties libérales de sa variante bureaucratique pratiqué dans le monde soviétique.
La tonalité critique de Solaris est ainsi double, qu'il s'agisse de considérer avec les moyens allégoriques de la science-fiction la continuation des méthodes staliniennes comme de montrer l'indifférence qualitative entre l'est et l'ouest concernant la même catastrophe concrètement déterminée par le partage épistémique des mêmes illusions humanistes, technicistes et métaphysiques. Il y a pourtant, ainsi que l'aura décisivement expliqué Gilles Deleuze en héritage des empiristes anglais, des raisons de croire dans ce monde qui, si elles font rire les idiots, n'oublient cependant pas que les idiots en font partie. Et, pour Andreï Tarkovski, ces raisons sont élémentaires, littéralement. Il faut voir ainsi comment Kris Kelvin, au tout début du film, se charge en sensations comme s'il s'agissait de ne pas les oublier durant son voyage intersidéral et le désastre qu'il promet de révéler.
Des herbes aquatiques qui se balancent au gré du courant, un bourdonnement accordé avec la montée d'une brume matinale, la souveraineté d'un cheval noir qui passe, une pluie abondante qui rince jusqu'aux os le héros et gonfle la matière d'un repas d'été interrompu : autant d'épiphanies qui reconstitueraient un élan vital brisé dans les différenciations catégoriques de la rationalité instrumentale comme autant d'incisions toxiques pratiquées par l'humanisme métaphysique. Plus tard, et sur un fameux prélude de Jean-Sébastien Bach tiré de son petit livre d'orgue, une reproduction côtoyant d'autres exemples proposés par la station orbitale en résumé des courts-circuits de la culture et de la barbarie, celle du tableau Les Chasseurs dans la neige (1565) de Pieter Brueghel l'Ancien, est soumise à la caméra exploratoire et analytique du cinéaste qui y retrouve sur le versant pictural l'expression parfaite d'une totalité déliée de tout soupçon de totalitarisme.
Une totalité reposant sur les équilibres plastiques des formes de vie naturelles et culturelles distribuées selon des ponctuations figuratives et une compositions représentatives étagée jusqu'au plus loin de la profondeur de champ cultivée. Explorer ce tableau si cher au cinéaste qu'il reviendra dans Le Miroir (1975) comme faire de cette exploration la réitération du geste au principe de la conclusion de Andreï Roublev où les icônes filmées en couleur ne l'étaient que pour relever la matière profane, impure et élémentaire dont elles sont gorgées concourent évidemment à préparer la relève d'une nature mutilée par l'humanisme métaphysique. Cette relève encore préparée par les références à Cervantès et Tolstoï pour être accomplie avec la séquence finale sera préférable au simulacre de Khari, la compagne de Kris Kelvin dont la mort par suicide est vécue comme un fardeau de culpabilité macérée, et qui ne fait retour à plusieurs reprises qu'à incarner l'impasse fantasmatique d'un homme impuissant à faire de sa blessure un destin. Un homme qui s'épuise à tuer la figure féminine de l'immortelle faute, l'hystérie de la seconde reflétant la psychose du premier, jusqu'à s'enfoncer dans la matière-temps brassée en vagues lactées, ovulaires et spermatiques par Solaris, retrouvant derrière Khari la mère qu'il n'a pas connue et plus en amont encore le père associé à la datcha familiale et au chien qui en assure fidèlement la garde.
Si la matière océanique et protoplasmique de Solaris est une substance pensante indéterminable dans ses raisons et ses actions, elle détermine par défaut les propres failles de l'être humain dont la construction subjective s'effondre en croyant se soutenir du comblement factice des trouées traumatiques. C'est pourquoi Andreï Tarkovski fait tournoyer ainsi la station orbitale, au risque de tourner parfois en rond, non seulement afin de rendre sensible à la courbure fantasmatique de l'espace symbolique, mais encore afin d'en extraire la nature miroitante et cristalline chauffée par les radiations de Solaris jusqu'à progressive liquéfaction (il faudrait alors que le miroir du dedans fonde sous l'action du miroir du dehors).
Tantôt les glissements du noir et blanc à la couleur comme des sépias aux monochromes redoublent sur le versant du spectre lumineux une décomposition des couleurs distinguées comme celles d'un arc-en-ciel tout en faisant du colorisme une lutte esthétique contre la grisaille télévisuelle qui relaie jusque dans les têtes le regard cendreux du pouvoir techno-scientifique.
Tantôt les glissements se comprennent aussi comme des passages qui, liés formellement aux seuils et sas caractérisant la station orbitale, manifestent une dynamique membraneuse imposant à l'hermétisme des séparations entre le dedans et le dehors de se faire désormais porosité.
Alors, la régression du cosmonaute happé par la présence des simulacres fantasmatiques se renverse pour le rappeler à la vérité (dostoïevskienne) de l'idiot et, partant, à la condition native de cette gémellité fondamentale reliant le fœtus au placenta. Alors, les suées du héros brûlé par le mauvais infini du fantasme increvable, la peau cloquée en écho à toutes ces bulles utérines reliant la station-cloaque au plus simple récipient (et tous les ballons dirigeables dans l'œuvre, et puis la cloche qui soulève l'enthousiasme populaire en redonnant foi au peintre d'icônes dans Andreï Roublev), convergent avec la montée des eaux s'emparant du souvenir de la datcha gelée dans l'hiver de la mémoire et imposent l'image visionnaire d'un dégel auquel n'aura pas échappé le monde soviétique.
Alors, Kris Kelvin peut traverser le fantasme de la réconciliation avec l'autre sexe, partagé par le Scottie de Vertigo – Sueurs froides (1958) d'Alfred Hitchcock, en trouvant la voie royale du seul paradis qui existe et dont nous ne puissions être expulsés, celui des souvenirs pour parler comme Jean-Paul Richter (et de fait penser à Nouvelle vague de Jean-Luc Godard ou The Tree of Life de Terrence Malick). Alors, l'image sublime de la pensée après un accouchement bien laborieux peut enfin être délivrée, dans un souvenir d'enfance retrouvée seulement pour être désappropriée de son sujet afin d'être projeté comme îlot de subjectivité flottant dans l'océan de la matière impersonnelle. Alors, celui qui se souvient est moins le porteur de son souvenir qu'il est emporté par la vague de la matière-mémoire de l'univers, cette matière mouvante, instable et hétérogène dont la boue représente dans l'œuvre tarkovskienne l'inépuisable paradigme.
Alors, celui qui pense en se ressouvenant que la pensée est affaire autant d'intellection que de perceptions, d'affections que de sensations, aura lui-même été pensé comme l'image particulière d'un flux de pensée virtuelle dont il n'aurait alors figuré que l'actualité humaine, trop humaine, seulement humaine. Alors, la pensée désidentifiée des captures de la raison et de la logique peut enfin apparaître comme un processus cosmique, englobant expurgé de tout intellectualisme ou cérébralisme pour être ressaisi dans la dimension inhumaine de ses affects et de ses percepts, à l'instar de l'île (celle de Vendredi ou Les Limbes du Pacifique de Michel Tournier ou de La Tortue rouge de Michael Dudok de Wit) dont ses naufragés la rêvent moins qu'ils auront été rêvés par elle. Alors, l'océan Solaris comme manifestation placentaire du vitalisme tarkovskien qui conjoint de part et d'autre de la membrane des films spiritualisme et matérialisme peut s'exposer comme une image placentaire de la pensée, aussi élémentaire que nécessaire aux fœtus nés trop tôt que nous sommes.
Avec Solaris, Andreï Tarkovski peut pour la première fois aussi nettement retrouver un bout d'enfance autant lié à la terre russe qu'il flotte désormais dans le cosmos, en apesanteur dans la matière sans frontière de la pensée sidérale (d'où le recours à la lévitation en guise de rappel élémentaire que tous nous fûmes avant de naître des « créatures planantes » comme le dirait encore Peter Sloterdijk). Comme un œuf-îlot extrait de toute fixation nationale et déterritorialisé afin de pouvoir accompagner à jamais l'exil du cinéaste, dans les campagnes italienne (Nostalghia en 1983) puis suédoise (Le Sacrifice tourné en 1986 sur l'île bergmanienne de Fårö). En conséquence de quoi, le cinéma peut réussir à exposer sa vocation à créer via la paroi membraneuse de l'écran des images de la pensée pleines de cette mousse composées de puissances natives et placentaires donnant souffle aux prématurés que nous sommes et qui s'asphyxient toujours plus dans la bulle d'un effet de serre planétaire. Cette vocation est aussi ambivalente (les démiurges rêvent toujours de films pleins comme des œufs) qu'est inégal Solaris. ainsi qu'en témoigne la création audiovisuelle contemporaine qui s'en inspire (au-delà du seul remake circonstancié réalisé par Steven Soderbergh en 2002). Pour le pire (Nuri Bilge Ceylan et Andreï Zviaguintsev) ou pour le meilleur (la série Lost de J. J. Abrams, Jeffrey Lieber et Damon Lindelof ou Atlal de Djamel Kerkar), voire les deux (Lars von Trier).
mardi 1 août 2017