« (l'idiotie est stricto sensu l'impensable) »
(Michel Surya, « L'idiotie de Bataille (Ou la passion paradoxale de la raison) »
in Humanimalités. Matériologies, 3, éd. Léo Scheer, 2004, p. 44)
Un « coup » de « coop » dans le « gordon »
On ne cesse pas de se poser la question de savoir ce que c'est qu'un idiot. Clément Rosset a beau avoir justement rappelé que l'idiotie est le nom ambivalent de la singularité du réel déniée par tous les doubles imaginés, on se doute cependant de n'en avoir pas fini, loin de là, avec l'énigme un rien diabolique de l'idiot. Pour preuve exemplaire, David Lynch dans la complicité de Mark Frost aura manigancé après dix ans d'absence son grand retour au cinéma en revenant par la petite porte de la télévision avec la troisième saison de Twin Peaks, une œuvre suffisamment baroque pour valoir à elle seule comme chaîne de télévision dont le zapping interne permettrait de faire coexister dans les plis d'un même cerveau Jérôme Bosch et Franz Kafka, Samuel Beckett et Jean-Christophe Averty, Marcel Duchamp et William Burroughs. L'intervalle d'un quart de siècle séparant la nouvelle saison de celle qui précède aura obligé le cinéaste à s'imposer comme le plus grand créateur de formes de l'année (et le plus enjoué à en être avec la défroque de son personnage sourdingue de Gordon Cole le spectateur aussi proche qu'interloqué). Il s'est en effet agi pour lui de radicaliser son geste esthétique, en multipliant les plis narratifs et en étirant les durées, en jouant des matières jusqu'à la matière filmique elle-même comme des effets de décrochage et de court-circuit synaptique afin de mettre en scène le retour de vieilles figures connues, jamais oubliées mais imparablement vieillies pour les projeter dans l'élargissement en cercle concentrique d'un cosmos dont la carte recouvre le monde entier et au-delà de sa géographie connue.
En son sein, Dale Cooper laissé il y a 25 ans dans la Loge Noire au profit de son doppelgänger sorti à sa place ne revient au monde que pour être divisé, comme revenant déplié en trois figures disjointes : Mister C. comme Capone, méchant huileux et cramé animé par une volonté de néant planétaire, Dale Cooper bloqué dans l'éther de l'autre monde mais dont certains de ses habitants (comme Laura Palmer) essaie d'organiser son retour sur Terre et enfin Dougie Jones, médiocre assureur au look kitsch et probable artefact servant au premier à piéger le deuxième à l'occasion d'une réincarnation programmée mais pour être in fine contrariée. Parmi les nombreuses surprises issues de l'imagination délirante de David Lynch, ce n'est pas l'une des moindres que de poser la condition du double afin d'extraire du personnage génial de Dale Cooper l'idiot qui virtuellement sommeillait en lui. Il faudrait dire aussi qu'y préparait subrepticement son surnom, « Coop » (et il est bien difficile alors de ne pas entendre en français un « coup » de « coupe »), affectueusement donné par le patron Gordon Cole (la rupture du cordon dans la préférence ésotérique des mystères cosmiques aux secrets bureaucratiques fonderait alors la nécessité native de la coupe de l'ombilic, déjà avérée dans l'épisode pilote avec la conjonction du cordon téléphonique et de la paire de ciseaux à l'occasion inoubliable de la compréhension maternelle et indicible de la mort de Laura Palmer).
De l'angélique à l'idiotique
Il aura donc fallu pour délivrer la singularité de l'idiot la génération d'un double – plus d'un double. Il aura précisément fallu deux doubles (Mister C. et Dougie Jones) pour faire renaître Dale Cooper en le faisant naître à cette idiotie que le mélange à risque de l'intelligence rationnelle et de l'intuition mystique caractérisant jusqu'alors son génie faisait obscurément pressentir. Mais, alors, qu'est-ce qu'un idiot ? Une réponse aura été donnée il y a déjà plus d'un siècle, dans le roman du plus grand psychologue russe (L'Idiot de Fiodor Dostoïevski publié en feuilleton entre 1868 et 1869) et dans l'essai philosophique de son double allemand (L'Antéchrist. Imprécation contre le christianisme de Friedrich Nietzsche en 1896), sûrement préfigurée avec l'inoubliable Bartleby dans une nouvelle éponyme écrite par Herman Melville en 1853. Dans les deux cas qui seraient comme les deux balises d'une psychologie de la religion appliquée au christianisme (du dedans pour le romancier russe, du dehors par son homologue allemand), il en irait du « secret typologique du statut du rédempteur » ainsi que l'explique Peter Sloterdijk dans sa phénoménologie des formes de l'habiter (Bulles. Sphères, I, éd. Hachette Littératures-coll. « Pluriel », 2002 [1998 pour l'édition originale], p. 513). L'invention romanesque de Fédor Dostoïevski, radicalisée dans la perspective athéiste de Friedrich Nietzsche comparant Jésus à un « idiot mystique », consisterait alors à la possibilité de « transférer la christologie de l'angélique à l'idiotique. » (opus cité, p. 515).
Dans le monde sécularisé où l'individualisme bourgeois liquide avec une science industrielle imparable tous les vieux systèmes immunitaires, l'idiot s'impose dans la déliaison de toute transcendance, dénué de tout message et sans mandant qui assurerait au mandataire une légitimité messianique indiscutable. L'idiot c'est l'ange revenu déchu de toute hiérarchie archangélique pour être projeté désormais dans la société formellement démocratique et égalitaire. C'est l'ange dont le message évangélique est indécidable quand il ne fait pas défaut, considéré au mieux comme un innocent perdu dans un monde ayant bruyamment liquidé l'innocence avec indécence, au pire comme un enfant dont l'immaturité est considérée comme une maladie infantile pour des adultes (littéralement) pressés, affairés à incarner les calculs égoïstes de la nouvelle morale bourgeoise. On comprendrait ainsi le vis-à-vis photographique du portrait de Franz Kafka et de la bombe atomique dans le bureau de Gordon Cole sifflotant (forcément) Engel de Rammstein (soit L'Ange), dès lors que le monde se voit peuplé d'idiots jugés par la ribambelle démonique des administrations possédant désormais des armes de destruction massive. On repenserait dans la foulée au film d'animation Des idiots et des anges (2009) de Bill Plympton. Peter Sloterdijk rappelle enfin une sentence à vertu proverbiale énoncée dans certains cantons suisses, formule idoine pour qualifier aussi les figures incarnées dans ses propres films par Jean-Luc Godard à partir des années 1980, comme l'oncle Jean dans Prénom Carmen (1983) et Pluggy dans King Lear (1987) : « Dans ton cas ils ont sans doute élevé le placenta plutôt que l'enfant » (op. cit., p. 518).
L'idiot est d'or, le mal un vomi
A la question de savoir ce qu'est un idiot, David Lynch y répond par une montée insensée d'enchères en la redoublant par la question de savoir ce qu'est le mal – sinon d'où il vient et où il s'origine. Et si le mal était le contraire de l'idiotie, soit la bêtise passée de son incontournable statut transcendantal pour s'imposer dans le règne de l'immanence ? Le mal est un vomi – il est dans l'épisode 3 ce maïs noir et puant que ne peut plus retenir Mister C. d'un côté, de l'autre ce mélange mal digéré de maïs et de sang mêlé dégueulé par le pauvre Dougie. Ce peut être aussi une bulle de gaz toxique qu'un morceau de chocolat, dit la standardiste Lucy inspirée par la médecine amérindienne, pourrait cependant faire passer. Le vomi est le contraire de l'assimilation physiologique séparant le bon grain pour la santé du corps de l'ivraie à éliminer, il confond diaboliquement la nourriture et son rejet en forme de déchet, il étouffe de surcroît les voies respiratoires en faisant avorter la parole qui ne peut dès lors plus être ni soufflée ni insufflée. Dans l'épisode 8, le mal est une déjection réactive en redoublement mimétique d'une explosion radioactive, inversion négative de l'infini psychédélique kubrickien de 2001. Il est ce dégueulis craché par une créature métaphysique en réaction à la déflagration de la bombe atomique testée dans le cadre du Projet Manhattan dans le désert de White Sands au Nouveau-Mexique le 16 juillet 1945 et dont on reconnaîtra parmi les déchets mal assimilés un œuf dont la coquille grisâtre reflète le visage de BOB (et puis un autre, sorte d'épi de maïs en forme d'hybride de grenouille et de libellule, comme sorti du Jardin des Délices de Bosch ou du Festin nu de William Burroughs, et qui s'enfourne dans la bouche d'une jeune adolescente). A cet œuf répondra d'ailleurs aux antipodes du monde connu la création par cet orfèvre qu'est le Géant d'une sphère d'or au cœur de laquelle scintille l'aura de Laura (Palmer). Une bille d'or et un vomi cendreux sont encore ce qui reste de Dougie une fois transféré dans la Chambre rouge tandis que Dale Cooper prendra en sens inverse sa place mais au prix d'un grillage de neurones (il aurait dû passer par le cercle vert d'un allume-cigare semblable à la bague de jade, il arrive par le biais d'une prise électrique). On penserait encore au docteur Jacoby qui aura troqué l'indifférence zen pour la fureur d'un vomi complotiste en vendant des pelles dorées afin d'aider les spectateurs de ses émissions diffusées sur Internet à se sortir eux-mêmes de la merde dans laquelle les lobbies les font barboter (et, parmi eux, Nadine Hurley dont l'invention des rideaux silencieux soulage un peu le dégueulis du vieux psychiatre retraité).
L'idiot est d'or, le mal un vomi et Dougie Jones qui fait rendre pour rien les machines à sous d'un casino de Las Vegas s'oppose à celui qui accumule les richesses de New York à Buenos Aires à seule fin d'étendre sur toute la Terre la voûte de plomb de sa volonté de pouvoir. Il mime même la joie (« Hello-ooo-oo ») en anticipant un résultat systématiquement gagnant, livrant ainsi le hasard des casinos à la parodie de l'automaton. On l'aura compris, l'or est ici une valeur d'importance pour une économie générale non monétaire, contrepoint précieux opposable à la merde comme équivalent général concret qui en représenterait la gangue nécessaire ainsi que la part maudite (la vision est ici très explicitement dualiste). C'est ainsi toute une économie figurative, un jardin aussi délicieux qu'infernal cultivé par David Lynch, qui pousse son cirque bergmano-fellinien sur le versant d'une démonologie où le reste des anges déchus avec la bombe atomique se divise désormais entre des démons possédés par une volonté au-delà de tout besoin (ainsi que l'affirme Mister C. à son complice Ray : « I don't need anything, I want ») et des idiots animés par un néant de volonté égale à une passivité salvatrice. Et Dougie Jones n'est pas le seul idiot de Twin Peaks, anticipé par le couple formé de Lucy et Andy Brennan et relayé par la bunny Candie et le jeune adjoint Jesse, tandis que les démons prennent outre la figure maîtresse de Mister C. des visages plus médiocres et atterrants, de l'obséquiosité dégoûtante (l'adjoint Chad) au sale gosse mal luné et mal torché (Richard Horne, l'enfant de toute une régurgitation familiale).
Comme le note encore Peter Sloterdijk, « le sujet idiot est manifestement celui qui peut se comporter comme s'il n'était pas tant soi-même que le double de soi-même et, potentiellement, le complément intime de tout autre qu'il rencontre. » (ibidem). Cette remarque est décisive au regard du destin de Dougie Jones, double idiot de Dale Cooper dont le génie titillé par des forces qui le dépassent consiste à se brancher dans l'intimité des autres comme s'il s'agissait d'en complémenter les manques. Et cela avec une telle aisance qu'il figure l'un des personnages les plus bouleversants de l'univers lynchien. C'est ainsi que Dougie Jones pousse sans forcer l'hystérie de sa compagne Janey-E (Naomi Watts) à devenir saine colère contre les obscurcissements de l'époque puis défoulement extatique d'une libido longtemps refoulée. C'est ainsi qu'il confond avec des gribouillis des arnaques à l'assurance pour le plus grand plaisir de son patron Bushnell Mullins qui les aura mystérieusement décryptés. C'est ainsi qu'il désarme un tueur à gage nain, Ike the Spike plus habitué à trucider à coup de tournevis qu'à abattre à coup de pistolet. Et qu'il se met dans la poche la fratrie des Mitchum qui se croyaient dans Casino (1995) de Martin Scorsese avant de découvrir qu'il est préférable de déguster ensemble une bonne tarte à la cerise aussi bonne que celle que l'on avait la veille rêvée.
Les vomissements plasmiques du capitalisme
C'est ainsi que Dougie Jones, dont tous partagent le goût de proférer le prénom comme s'il s'agissait du surnom du toutou de l'enfance (Dougie rime en effet avec doggy), retrouve dans l'épisode 11 la pauvresse du casino où elle jouait son dernier dollar en habit de soirée avec son fils retrouvé, non pas comme la milliardaire qui doit toute sa fortune à « Mister Jackpots » mais comme le frère de galère et le saint qu'elle aura été la seule à reconnaître ainsi. L'espace d'un instant suspendu au son d'une ritournelle pianistique à fendre le cœur composée par Angelo Badalamenti, on retrouve en pensée le couple archaïque du petit-fils et de sa grand-mère de The Grandmother (1970), la seconde ne poussant comme plante d'intérieur qu'à permettre au premier de retrouver une poche amniotique incessamment crevée par des parents tyranniques punissant l'enfant composant dans son lit des soleils d'urine. Le déchet humain produit par la machine à sous capitaliste, David Lynch lui avait déjà donné la figure du monstre forain de Elephant Man (1980) puis celle du clochard en marge de Hollywood de Mulholland Drive (2001), sans oublier quelques parias croisés de ci de là dans Blue Velvet (1986), Wild at Heart – Sailor et Lula (1989) et INLAND EMPIRE (2006). Le paria vomi par le bandit manchot capitaliste pourra tantôt réagir en voulant surenchérir et vomir plutôt que d'être vomi jusqu'à se vomir soi-même, tantôt désœuvrer sans le faire exprès (avec l'aide fantastique du manchot Mike et du bras passé du stade du nain à celui de sycomore électrique) la circulation des matières en les déliant de toute abjection ou infamie. « L'idiot se placentarise lui-même dans la mesure où il offre à toute personne croisant son chemin, à la manière d'un coussin intra-utérin, une expérience inexplicable de la proximité – une sorte de liaison immémoriale qui crée entre des personnes qui se voient pour la première fois une ouverture telle qu'on ne peut la trouver qu'au Jugement dernier, ou dans l'échange non-verbal entre le fœtus et le placenta. » (ibid., p. 518-519).
Mister C. est le mauvais jumeau placentaire jeté à la poubelle comme on vomit dans les toilettes et dont le retour réactive les déchirures primitives du ressentiment (la bombe atomique fut la bulle plasmique, foyer nucléaire d'où surgit BOB ainsi qu'une cohorte de bûcherons vengeurs, aussi noirs et agités que les insectes au début de Blue Velvet et dont l'un est le sosie d'Abraham Lincoln). Dougie Jones est notre frère placentaire, à la mollesse de corps et au regard évasif, attiré par des signaux seulement vus de lui, le flotteur de chair que l'on reconnaît immédiatement comme tel (ainsi sont reconnus ces hommes-éléphants que sont le monstre tératologique de Elephant Man et le vieux westerner de The Straight Story – Une histoire vraie en 1999) et auquel on s'accroche afin de ne pas tomber dans le vide. Dougie est l'infans en apesanteur qui rappelle aux êtres rencontrés l'indicible condition fœtale au principe de leur existence, et dont ils retrouvent si mal l'élan des caravanes pour marginaux aux cages de verre pour expérimentation scientifique incertaine en passant par ces chambres d'hôtel dont les morgues représenteraient l'envers gémellaire. Mais, dira-t-on, il semblerait au petit-déjeuner accompagné de pancakes au sirop d'érable vomir pourtant son café si l'on ne voyait rien du sourire gigantesque de celui qui dégueule moins qu'il renoue avec une joie extatique avec l'un de ses plus grands plaisirs après une pause longue d'un quart de siècle (Peter Sloterdijk rapportera d'ailleurs l'origine grecque du terme placenta signifiant gâteau plat comme un pancake, ibid., p. 407). L'idiot est celui qui ne rend pas le regard de ceux qui s'émeuvent de sa présence afin de les délier de l'obligation d'être redevable (c'est pourquoi, lorsque le petit Sonny Jim l'invite à jouer au base-ball avec lui, il ne refuse pas sans toutefois se décider à lui renvoyer la balle). Il est celui qui s'émeut en regardant un enfant, le sien qu'il ne reconnaît pas comme son fils mais tel le petit frère de tous ceux qui morflent ailleurs dans la série (inclus Richard Horne, qui rend à sa famille comme on dégueule tout ce que celle-ci aura dans son histoire tortueuse si mal remâché). L'idiot est le médium qui n'a pas d'autre message que lui-même (son mimétisme minimal assure comme un écho une connexion médiale au-delà toute communication), la marionnette kleistienne dont la grâce lui vient du dehors, l'innocent sans volonté qui défait les enchaînements et désœuvre jusqu'à la parodie tous les scénarios volontaristes, faisant de l'abandon à l'autre le don inestimable et non redevable permettant à tout un chacun de se retrouver.
C'est ainsi que David Lynch reconnaît son génie comme étant fondamentalement divisé, zébré comme le sol de la Chambre rouge tramée des plis de la Loge noire et de la Loge blanche, tantôt animé par le démon d'une volonté démiurgique qui peut recouvrir des ourlets utérins de rideaux silencieux un ésotérisme si bruyant qu'il appelle comme une sirène à être faussement comblé par l'hystérie herméneutique contemporaine, tantôt par l'ange déchu d'une idiotie qui en appelle à la mémoire impersonnelle d'un jumeau placentaire dont il faut savoir sauver les restes autrement jetés dans les poubelles de l'Histoire avec l'arrière-faix (qui se dit encore délivre ou délivrance) de l'apocalypse nucléaire.
Du champignon de la naissance
à la relève de la délivrance
L'image du champignon accordé à la naissance ouvrait Elephant Man en redoublement de celle du nourrisson monstrueux de Eraserhead (1977). Quatre décennies sont passées et David Lynch délivre enfin l'image de sa propre naissance (il est né six mois après l'explosion de Trinity, nom de code de l'essai nucléaire), ainsi que la condition tragique de sa passion immodérée pour l'électricité (la fission nucléaire aura été payée de l'holocauste de centaines de milliers de vies japonaises pour lesquelles Krzysztof Penderecki aura composé en 1960 son Thrène pour les victimes de Hiroshima). Dans la série digne de Marcel Duchamp des machines célibataires conçues par David Lynch, la boîte par le truchement de laquelle Dale Cooper se réincarne en Dougie Jones, aidé par le sacrifice d'une Japonaise aux paupières fondues, ressemble autant à une machine à sous qu'à un juke-box et le rock est aussi un enfant de l'âge de l'atome, qui fait fondre en goudron le cerveau des adultes et endort les adolescents parasités par quelques-uns de ses monstres. Faire l'ange pour les États-Unis en avant-garde du « monde libre » aura pu à cet égard signifier faire la bête de l'apocalypse (comme ce cheval blanc dont on saisirait enfin la récurrence). Et David Lynch le sait autant que Laura Palmer, heureuse de la présence angélique de Dale Cooper à ses côtés jusqu'à ce que son sourire se transmue en un terrible ricanement l'agitant à la toute fin de Twin Peaks. Fire Walk With Me (1992), quand cet autre ange pendu au-dessus de sa tête revient d'une miniature kitsch de la maison familiale (la souche qu'elle mime avec ses mains à l'adresse de Dale Cooper dans la Chambre rouge ne ferait-elle pas signe aussi en direction de l'image du champignon nucléaire ?).
Ne reste plus à David Lynch qu'à faire l'idiot – le sourd-dingue – afin de relever le fantôme de la délivrance, afin de retenir et désœuvrer dans une œuvre d'art des puissances spectrales et placentaires qu'une volonté démonique veut rendre à une naissance identifiée à un vomissement par une surenchère jusqu'à saturation de dégurgitation.
« L'ancien idiot voulait le
vrai, mais le nouveau veut faire de l'absurde la plus haute puissance de la pensée, c'est-à-dire créer. (...) Le nouvel idiot veut qu'on lui redonne le perdu, l'incompréhensible, l'absurde.
» (Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu'est-ce que la philosophie ?, éd.
Minuit-coll. « Critique
», 1991, p. 61)
mardi 1 août 2017