L'Ordre (1973) de Jean-Daniel Pollet

Dis, Raimondakis (celui d'en face)

Les yeux morts de Raimondakis sont l'opaque de la pierre qui parle une langue qui est celle de la terre. Une mémoire d'aveugle pour errants dans l'amnésie. Tout le monde peut le voir, n'importe qui peut l'entendre. Un film a été fait pour cela, percer les murs de nos tympans et de notre cécité, décaper notre sensibilité. Ce qui s'est cristallisé dans le gris mat de ses yeux, sa bouche en relaie la résonance, caverneuse.

 

Le prophète aveugle est une statue parlante, un temple à l'égal de Bassae.

Le témoignage, la prophétie

 

 

 

 

 

La ruine vivante fait récit du pire (l'exclusion durant un demi-siècle des lépreux grecs sur l'île de Spinalonga) et du meilleur qui y aura pourtant trouvé un inattendu abri (là-bas, on prenait soin de l'autre comme de soi). Un homme livré à la vie nue à l'instar de 2.000 de ses pairs est le témoin de la catastrophe traversée, c'est pourquoi il est un survivant ; il est aussi un avertisseur des désastres à venir, c'est pourquoi sa parole est prophétique. Survivre au pire, c'est en prédire le revenir.

 

 

 

Raimondakis n'a pas d'autre puissance que cette impuissance-là. L'existence meurtrie en ayant été mutilée deux fois, par la maladie et son traitement sanitaire et la minéralisation avancée mais en revivifiante antiquité. Raimondakis est un dieu anachronique ignoré du Panthéon grec, un bas-relief égyptien puisque sa figure est empreinte de planéité, et sa pythie en aura été Jean-Daniel Pollet.

 

 

 

En faisant connaissance avec le sociologue Maurice Born qui lui a permis ensuite de rencontrer Raimondakis, Jean-Daniel Pollet trouve un double, le disciple un maître, avec Claude Melki l'un de ses frères : un jumeau placentaire. C'est au montage que le cinéaste a compris ses malheurs et, dans la foulée, découvert l'oracle qu'il est. C'est alors qu'il s'est reconnu en celui qui lui permet de faire le mur. Une révélation qui exercera jusqu'au bout ses effets, le cinéaste y retrouvant la pente de ses propres fêlures, autrement empilé le cairn de ses plus intimes vestiges.

 

 

 

Ainsi L'Ordre est né, de bonheur et douleur mêlés, dont le geste poétique associe la mécanique de la centrifugeuse à l'art du potier.

 

 

 

 

 

L'œuf du monde, sa coquille fendue

 

 

 

 

 

L'Ordre est un vase, qui est la forme donnée au vide pour y verser ce qui tient d'un geste d'accueillir avant d'avoir valeur de recueillement. Ce vide-là tranche avec le reste qui revient au néant, le vase de l'utopie concrète d'une communauté égalitaire dont l'événement aura contre-effectué la rafle policière et la déportation concentrationnaire sous couvert des normes sanitaires.

 

 

 

Le vase est une île qui, du soir tombant au petit matin, est un œuf du monde avec son jaune et son blanc, le soleil aveuglant et l'image blanchie à la chaux, la clinique qui justifie les exclusions criminelles et leur (foucaldienne) critique. Y revenir, c'est redonner visage à ceux d'en face, déjetés parce qu'ils ont été considérés comme des déchets, et qui préviennent que ce qui leur est arrivé, tôt ou tard, nous arrivera, toujours plus nombreux à être perçus en inutiles, en superflus, en indésirables parasites.

 

 

 

Le vase est l'île et, la tournant et retournant sur elle-même comme une toupie, l'isolement insulaire aura fait surgir aussi, d'entre les tourbillons imprévisibles de l'exil, l'asile en satellite de l'utopie.

 

 

 

Donner forme au vide nécessaire à toute hospitalité afin de le distinguer du néant d'une opération de séparation, d'éloignement et d'exclusion, c'est du vase modelé en faire jaillir la lèpre et, dans les glissements du dedans au dehors, la voir partout proliférer. Bâtiments abandonnés et murs écaillés, fioles pareilles à des douilles et vitres cassées, l'institution même que ses débris éparpillent en restes de la norme élevée au rang de pathologie sociale, de maladie de civilisation, de délire collectif.

 

 

 

Tandis que Raimondakis est le visage mythique de la différence dont la parole traverse tous les temps et tous les murs, antiquité, siècle dernier et notre actualité, l'indifférenciation règne spatialement. Spinalonga n'est plus un territoire localisable et isolé, mais un site inassignable et atopique, pareil au cercle pascalien, avec sa circonférence partout et son centre nulle part. Spinalonga, nous en sommes les cernés.

 

 

 

L'œuf du monde y aura dès lors connu la séparation, le jaune de la norme sanitaire et la répression sociale et le blanc de la contre-utopie, communautaire et égalitaire. Nous avons été les contemporains d'un autre œuf du monde, celui de la Jungle de Calais, Héroïque Lande. En attendant Gaza, cet abîme qu'il faudra pourtant repeupler en dépit des massacres et des plombs durcis du nettoyage ethnique.

 

 

 

 

 

Le bouclier d'Athéna pour sauver Méduse

 

 

 

 

 

Le cinéma de Jean-Daniel Pollet nourrit l'effroi de l'entropie, la dévastation y est aussi vaste qu'obsessionnelle. Les plans se répètent alors, parfois dans des saccades paranoïaques, parfois dans le tic nerveux de l'arrêt sur image et la coupure schizo entre la couleur et le noir et blanc. La répétition accuse ainsi la corrosion des pierres par les vagues. Elle ventile encore l'air chargé en sel pour en accentuer le pouvoir corrodant, comme un explosif lent. Elle participe enfin à élargir les cercles concentriques d'un dédale à l'intérieur duquel nous, modernes, sommes toujours captifs.

 

 

 

Spinalonga est l'œuf du monde et depuis sa coquille fendue, bave un nihilisme placentaire. Raimondakis nous en prévient, rappelant que sa parole a tant de fois été trahie par le cinéma (il pense alors sûrement à Werner Herzog), parlant comme s'il nous regardait tout au fond des yeux.

 

 

 

Jean-Daniel Pollet est un derviche tourneur, moins réalisateur pirouette que cinéaste toupie. Ses films sont des milongas, on y trompe la mort par le tango et le bal est à Spinalonga.

 

 

 

Le danseur tourne et retourne en sachant le moment venir, critique, de la déperdition de l'énergie. Tout son cinéma constitue une conjuration poétique du deuxième principe de la thermodynamique et conjurer promet l'ivresse. Si tout y est ruines de ruines indépendamment des règnes, minéral et social, les gravats tremblent des puissances de sidération des immortels que nous pouvons être. Raimondakis est de ceux-là, celui d'en face dont la première adresse est une demande d'amour et la dernière, un appel à l'insurrection. Pourrons-nous alors supporter d'aimer celui en qui nous reconnaissons que s'il y a du beau comme le disait Rilke, c'est en proximité de toute terreur dont l'origine est sacrée ?

 

 

 

Le cinéma est un bouclier d'Athéna, Siegfried Kracauer, mais à la seule vocation de reconnaître en Méduse le pétrifié qu'il faut aimer et prendre en considération, le médusant ami qui sidère en ramassant de la réification en cours les miettes d'étoile et d'utopie dans nos yeux enfouies.

 

 

 

Raimondakis, comme on pense à lui, on y pense de plus en plus souvent. Une boussole en utopie, le derviche tourneur de notre cœur, la toupie de note enfance majeure. On lui parle en imagination et c'est en oracle qu'il nous répond, lui qui est l'ami d'avant toute amitié, qui est pour nous le jumeau placentaire que nous aurions retrouvé depuis la nuit fœtale abolie, grâce à la pythie Pollet.

 

 

 

Dis Raimondakis, ce que tu as vu et dit, tu l'as prédit et si nous y allons plus sûrement qu'en ton temps, c'est en désirant extraire de l'appareil de sélection le sel de nos insurrections. Car le futur est à l'ordre et à l'ordure quand l'avenir appartient à qui, comme toi, refera avec des amis Spinalonga.

 

 

29 mai 2024