Marie José Mondzain

Accueillir. Venu(e) d'un ventre ou d'un pays

(éd. Les Liens qui Libèrent, 2023, 243 p.)

Phraternellement

L'hospitalité et l'adoption entretiennent des affinités profondes que Marie José Mondzain explorent et déplient avec le sens du tact, de la tresse et de la caresse qui la caractérise. L'hospitalité est d'adoption ressaisie dans le champ de sa plus grande extension, en excès de la sphère familiale où elle est couramment réduite. Accueillir celui qui vient, l'enfant tout comme le migrant, c'est l'adopter et l'adoption invite à refonder radicalement le régime de la filiation. La « philiation » ainsi reposée, qui s'écrit entre autres avec les figures d'Ulysse et de Raimondakis, d'Antigone et de Bartleby, dit alors que « naître biologiquement ne suffit pas. Encore faut-il être adopté ».

« Nous ne ferons jamais révolution sans les autres,

 

c'est-à-dire nos autres et sans nos hôtes »

 

(Marie José Mondzain, Accueillir, p. 139)

 

 

 

 

 

Opter pour l'adoption, politiquement

 

 

 

 

 

L'adoption considérée dans ses liaisons affinitaires avec l'hospitalité invite ainsi à repenser la filiation à partir de la philia grecque, constitutive de la philosophie autant que de la cinéphilie.

 

 

 

Accueillir celui ou celle qui vient, l'enfant comme le migrant, est un geste politique en ceci qu'il engage politiquement nos affects tramant l'expérience avec l'autre qui arrive et que l'on rencontre. L'étranger est ainsi rappelé au messager qu'il est, mais que refoulent les politiques migratoires, le porteur d'une étrangeté « transgénérique » pour user d'un adjectif introduit dans la pensée par Marie José Mondzain. Faire accueil à l'étranger, innombrable et incommensurable, « à la fois comme le messager que l'on attendait et l'agent inattendu d'une absolue nouveauté » (p. 15).

 

 

 

La filiation s'appréhende ainsi comme un cas particulier dont la philia est la condition générique. La norme de la reproduction y apparaît par conséquent secondarisée, ou bien alors refondée quand il faut insister sur ceci : « Se reproduire c'est produire, c'est-à-dire créer et non répéter » (p. 14).

 

 

 

L'imaginaire radical selon Cornelius Castoriadis est ainsi mobilisé pour souligner les puissances constituantes de l'adoption quand, contre toute hostilité de principe, elle recoupe l'invite à l'hospitalité. La dimension « naissancielle » de la philosophie de Marie José Mondzain, proche en cela de Hannah Arendt et de Saint Augustin qui l'a inspirée, se fait plus explicite que jamais. Elle pose ceci que « la naissance est en ce sens le modèle indépassable de tout événement » (p. 25). Et rappelle plus loin que le modèle socratique de l'entretien philosophique, la maïeutique, s'apparente aux gestes d'une sage-femme qui était le métier de Philarète, la mère de Socrate. « Socrate est, à sa façon, dans la même situation qu'une femme ménopausée devenue experte en art de mettre au monde tous les enfants des autres » (p. 152). Socrate est une accoucheuse qui connaît les remèdes, pour faire venir au monde comme pour faire avorter, et qu'il distingue de la figure de la prostituée.

 

 

 

Cela d'emblée s'écrit ainsi : « Naître biologiquement ne suffit pas. Encore faut-il être adopté » (p. 13).

 

 

 

On pense encore à l'anthropologie des sphères de Peter Sloterdijk, ainsi qu'aux séries de Damon Lindelof tressées d'entre-adoptions, qui partagent le même principe « naissanciel », celui des commencements qui sont des recommencements. « L'adoption est le régime par excellence de la philiation » (p. 60).

 

 

 

L'ambivalence native des images, ce motif qui fait toute la scansion du Commerce des regards (2003), y trouve une nouvelle forme de relance, avec pour fond « l'indétermination radicale » au principe de toutes les créations et les novations dans l'expérimentation de nouveaux rapports (p. 25).

 

 

 

Les premières sources auxquelles recourt Marie José Mondzain sont grecques, épopée et tragédie. Ulysse et Antigone s'y partagent les rôles, le premier qui est le héros des aventures de l'hospitalité dans l'Odyssée, la seconde qui rompt avec les régimes traditionnels de la famille et de la filiation.

 

 

 

Ulysse est une figure du nouveau venu ; le roi de retour chez lui dans son royaume d'Ithaque n'y revient pas en personne mais comme personne. Son chien Argos le reconnaît le premier. On aurait souhaité que Marie José Mondzain y insiste davantage tant l'adoption et la « philiation » ne concernent pas seulement les humains, mais toutes les formes du vivant, animales et végétales, en pouvant inclure le minéral également. Le signe ultime de la reconnaissance revient enfin au secret d'une intimité partagée avec Pénélope, le tronc dans lequel les amants ont creusé leur lit nuptial. Le bois n'est pas celui d'une nature éternelle, mais des constructions et des artifices qui supportent les secrets d'une intimité inviolable, sans partage sinon par ses amants mêmes. L'art, avec son sens des jointures et des parties, y a son origine « dans le lexique des articulations et de l'atelier » (p. 55).

 

 

 

Alors, Marie José peut déposer l'immense vérité dont est porteur Ulysse : « Tout étranger misérable est sans doute un roi reconduit jusqu'ici par les dieux » (p. 44). René Schérer y avait insisté il y a trente ans avec Zeus hospitalier, Marie José Mondzain en réitère la leçon sublime que piétinent les promoteurs auto-déclarés d'une culture antique en foyer de supériorité de la civilisation européenne. Que n'ont-ils pas oublié que tout étranger peut être un dieu comme Zeus ou un roi comme Ulysse ?

 

 

 

Et puis Antigone, à elle seule une authentique anti-Œdipe. Pourquoi ? Son nom même l'indique, disant tout à la fois « l'impasse génétique de l'enfant interdite et de la femme impossible » (p. 66). Si Antigone a tant fasciné la pensée, littérature et philosophie, Hölderlin et Hegel, Virginia Woolf et Judith Butler, Jacques Lacan et Slavoj Žižek, Nicole Loraux, Anne Dufourmantelle en passant par Jacques Derrida, c'est moins pour la figure du désir démesuré, transgressif et impuissant que pour le modèle insurrectionnel d'une loi qui précède les lois et dans l'attente d'être écrite, la justice hétérogène au droit comme l'infini l'est du fini. Surtout, Antigone pose que son frère maudit, Polynice dont leur oncle Créon refuse l'enterrement, est l'irremplaçable, plus irremplaçable qu'un mari ou même, sacrilège, qu'un enfant et son insubstituabilité fait le passage de la filiation à la « philiation » (p. 73).

 

 

 

Antigone est une figure de radicalité, dont la souveraineté s'exerce « depuis une sorte de non-lieu, de zone où se joue pour les femmes l'exercice périlleux voire mortel de leur liberté » (p. 75). Antigone arrache le féminin de la soif sacrificielle des dieux ; elle est aussi anti-Iphigénie (p. 79). Antigone a pour sœurs modernes les grandes héroïnes rosselliniennes, Irène (Europe 51) et Karen (Stromboli), la première dans l'écart des places assignées, la seconde à l'écart extrême du monde, son centre volcanique en son bord retrouvé.

 

 

 

Dans le montage des matériaux agencés par Marie José Mondzain, l'irremplaçable qu'Antigone défend a pour descendant masculin et frère éloigné une autre figure de radicalité, Bartleby, qui est l'inadoptable même, indomptable, inadaptable (pp. 96-99). Le héros de Herman Melville a suscité lui aussi beaucoup d'interprétations (Giorgio Agamben) ou d'expérimentations (Gilles Deleuze). La philosophe y voit le résistant aux affiliations quand la philia est anéantie par Wall Street, en ce sens très proche du « gamin » que Fernand Deligny oppose au « bonhomme », sujet de mots et d'action.

 

 

 

Dans Confiscation. Des mots, des images et du temps (éd. Les Liens qui Libèrent, 2017), Marie José Mondzain rappelait que son concept de zone s'originait dans « chôra » qu'elle retraduisait comme « un site d'hospitalité inconditionnelle, où tout est possible, où rien n'est soumis à l'empire de la nécessité » (p. 170-171). Sa pensée des opérations imageantes y bénéficiait alors d'une belle relance : « l'image est justement le site inassignable qui met en rapport ce qui est sans rapport. » (p. 156). L'inscription des images réside ainsi « dans un site d'absolue indétermination » (p. 164).

 

 

 

L'autre qui arrive nous arrive. L'étranger atteint notre rive en arrimant à sa figure deux vérités, celui d'une inséparation dont Marie José Mondzain emprunte le concept à Dominique Quessada, et qui s'oppose à tout substantialisme, et d'une présence toujours déjà ressaisie en coprésence, revenue de la pensée de l'un de ses maîtres, Jean-Toussaint Desanti. La pensée ne l'est qu'au titre des balances de l'entre et l'avec (François Jullien), de l'originaire en tant qu'il est co-originaire, de l'être qui ne peut pas ne pas être-avec (Jean-Luc Nancy).

 

 

 

Un autre exemple, soufflé là encore par Jean-Toussaint Desanti à l'occasion d'une conversation avec Dominique-Antoine Grisoni, celui du « mutale » qui signifie le seuil en corse : « là où ça change, le lieu par où l'étranger devient un hôte et la fiancée une épouse, le point où se fait l'accueil, où le statut de l'autre se décide, où s'annonce l'alliance » (p. 59). Le seuil, on n'y reste pas, on le franchit dans le respect des rituels qui lui sont symboliquement attitrés et son franchissement est de sas et d'intensité. On change ainsi de monde et de rapport au monde. On y circule désormais dans l'écart des pressions des auxiliaires être et avoir, l'un qui impose l'identité, l'autre qui exhorte à la propriété.

 

 

 

L'hospitalité sur fond d'indétermination radicale est un geste d'alliance et d'atopie. Aux murs, il préfère les cloisons mobiles comme au Japon et les fenêtres qui aèrent le cinéma de Jean Renoir.

 

 

 

 

 

Suites enfantines et amitiés thérapeutiques

 

 

 

 

 

Marie José Mondzain rit aussi, rire c'est penser. La philoxénie qui en grec dit l'amour de l'étranger connaît une étonnante illustration avec une scène de l'iconographie byzantine, l'hospitalité d'Abraham, qui préfigure l'incarnation et l'eucharistie. Dans celle-ci, trois étrangers qui sont en réalité d'angéliques messagers annoncent à Sarah qu'elle va mettre au monde un enfant alors qu'elle a 80 ans. L'annonciation, dont Marie José Mondzain avait déjà parlé dans un film de Nurith Aviv, a pour réponse un rire qui retentira dans le prénom adopté pour l'enfant : Itzhak, « Il rira ». Ce rire qui dément les lois de la nature et son gardien, le père biologique, signe l'adoption qui est « philiation ». Une « anomalie créatrice » dont la philosophe aura trouvé l'idée chez Camille Fallen. « qui rompt avec la norme sans en être la négation est le signifiant majeur d'une hospitalité créatrice » (p. 110).

 

 

 

La filiation comme « philiation » vient de loin, ses sources sont grecques, elles sont chrétiennes aussi. On s'en rend compte avec une force excédant tous les intégrismes. Marie José Mondzain y voit comme Michel Serres un coup de génie, celui « d'avoir relié l'incarnation à l'adoption philiale au mépris des lois naturelles de la filiation et de la mortalité, jusqu'à assumer le retour bien ''vivant'' d'un fantôme » (p. 221). La Sainte Famille refuse de fait le jus sanguinis propre aux discours naturalistes.

 

 

 

La « philiation » est affaire de seuils et de leur franchissement, de mise en relation sans effacement des écarts et des distances, de respect des solitudes et de refus dans l'abolition des contradictions. La philia en constitue le noyau infracassable, qui abrite « la charge d'affect, la reconnaissance et la responsabilité qui s'engagent entre deux sujets ou entre les membres d'une communauté qui sont en situation de partager un monde qu'ils construisent ensemble par l'effet de leurs relations » (p. 119).

 

 

 

Si l'on pense au ciné-fils que Serge Daney aura désiré incarner jusqu'à la mort, on peut alors s'autoriser à revoir la singularité de sa trajectoire dans le registre nouveau de la « ciné-philiation ».

 

 

 

L'impératif de la « philiation » tient à l'inconditionnalité de l'hospitalité énoncée par Jacques Derrida mais cela ne saurait suffire en soi. Il y faut encore les marques d'une effectivité concrète dont l'amitié et l'égalité sont des dispositions complémentaires, qui engagent politiquement, contre la loi du sang qui est familiale, sacrificielle et tragique (Aristote a expliqué dans sa Poétique que la tragédie est un récit du sang puisé dans les générations, les familles et les royautés). L'égalité dans le respect des différences et des asymétries oblige à « renoncer à être égal à soi-même et ne plus se reconnaître selon quelque principe d'identité » (p. 125). Une in-différence dès lors contraire à toute indifférence, et qui serait le synonyme de l'égalité dans le maintien des écarts et des différences. Il faut alors de la ruse comme Ulysse est « polytropos » pour ne pas s'en laisser conter par les fables identitaires. Et plaider contre, toutes identité et propriété, en faveur de « la royauté de tout autre » (p. 143).

 

 

 

Ne pas être ce que l'on est et ne pas se posséder soi-même, c'est accueillir l'autre et l'adopter. « Jamais mon semblable ne sera mon ''frère''. La philiation fonde la phratrie et la phraternité » (p. 126). On comprend pourquoi Marie José Mondzain critique avec Pierre Lévy-Soussan la loi du 22 janvier 2002 qui autorise tout-e adopté-e à avoir accès à ses origines, ce piège qui destitue les adoptant-e-s, récusables dans la parentalité parce qu'ils n'ont pas été les géniteurs de leurs enfants.

 

 

 

L'adoption est toujours déjà une option, dont l'adaptation est seulement une modalité secondaire. Adopter plutôt que s'adapter était déjà une ritournelle de Bernard Stiegler, que Barbara Stiegler a reprise à son compte pour sa critique radicale du management et du néolibéralisme. L'adoption surdétermine ainsi l'adaptation parce qu'elle inclut la possibilité d'accueillir l'inadaptable, à l'instar du gamin cher à Fernand Deligny. La discipline de la maïeutique se tient dans les arts de l'accouchement, l'inadaptable se joue aussi dans les rapports de l'amitié, qui sont thérapeutiques.

 

 

 

C'est la figure du therapôn comme l'est Patrocle pour Achille dans le poème homérique, à ses côtés mais pas seulement au titre du compagnon d'arme. Le therapôn dit « celui qui prend complètement en charge l'excès de l'autre, sa démesure qui inclut aussi a fragilité et sa mortalité » (p. 155). L'amitié est thérapeutique, elle l'était déjà pour Gilgamesh et Enkidu, quand elle est dévoyée dans les formes actuelles du care et du coaching. L'amitié est le courage d'avoir le souci de soi en tant qu'il est celui d'un autre que soi, c'est l'« epiméleia heautou » dont Michel Foucault a tant parlé dans ses dernières années en montrant que l'existence du Cynique repose sur un double renoncement, à asservir et gouverner. La souveraineté des amis rejoint ainsi celle des cyniques, qui est courage dans la vérité des relations d'écarts et de liberté, une éthique dont l'horizon est le soin au sens du souci.

 

 

 

Une thérapeutique dont le souci est mieux qu'une souveraineté sans pouvoir – une autorité. Le terme est encore mal entendu, malgré les rappels de Hannah Arendt. Marie José Mondzain y revient en s'appuyant sur les travaux du linguiste Émile Benveniste : « Il s'agit d'une notion qui, à partir du verbe augeo, parle d'accroissement (…), ce don réservé à peu d'hommes de faire surgir quelque chose et – à la lettre – de produire de l'existence (…) qui est le privilège des dieux » (p. 160-161).

 

 

 

Après tout, Socrate a demandé que l'on sacrifie après sa mort un coq à Esculape. Friedrich Nietzsche avait traduit cette demande ainsi : « La vie est une maladie ». Il faut toutefois entendre que le dieu de la santé et de la médecine est la divinité à laquelle l'on rend grâce des pouvoirs qu'elle dispense, de soigner des propensions à la domination en augmentant le désir de l'égalité.

 

 

 

Le cinéma est un art peuplé d'enfants, orphelins et adoptés et si l'on est cinéphile, c'est au nom de la capacité du cinéma à faire récit des filiations réinventées et des adoptions considérées comme des manifestations de la « philiation ». Marie José Mondzain songe alors aux enfants fugueurs de La Nuit du chasseur (1955) de Charles Laughton, à l'adopté mal aimé de Citizen Kane (1941) d'Orson Welles. Les films qui ont regardé notre enfance, pour reprendre l'expression de Jean-Louis Schefer adoptée par Serge Daney, sont ceux qui en prennent soin en en cultivant le beau souci. « Adopter, c'est reconnaître l'enfant qui vous reconnaît à son tour dans une égalité symbolique » (p. 169).

 

 

 

Marie José Mondzain revient longuement sur Raimondakis, le grand narrateur de L'Ordre (1973) de Jean-Daniel Pollet qui tourne autour de l'île de Spinalonga où les lépreux comme lui ne mourraient jamais seuls. Les pages qu'amicalement elle lui dédie sont parmi les plus belles de son livre. La déportation asilaire s'y était alors renversée en expérience communautaire d'égalité politique et son gardien en est le poète dépositaire, à l'opposé de l'iconographie du mort-vivant. Lui est bien vivant même si la lèpre l'a rendu pierre et ruines. La demande d'amour radicale qu'il énonce à l'adresse amicale du spectateur provient de sa bouche d'ombre comme celle d'un temple, « la demeure des dieux toujours intacte en dépit des mutilations imposées par l'histoire de la maladie et l'érosion du temps. » (p. 187). Avec « la noblesse oraculaire des dieux antiques » (p. 175), Raimondakis figure ainsi un autre therapôn, notre hôte en cinéma qui parle « depuis l'antichambre de la mort » (p. 190).

 

 

 

 

 

Île, asile, exil (débris, abris)

 

 

 

 

 

Avec L'Ordre, l'île, l'asile et l'exil entretiennent des rapports d'intimité profonde. L'insularité dit étymologiquement « ce qui met le sujet à l'abri de toute atteinte et de toute prédation » (p. 180). Dans la triangulation philosophique de l'île, l'asile et l'exil, hostis se divise, avec l'hôte et l'hostile, l'ami et l'ennemi. L'hostie est l'offrande sortie du domaine du sacrifice pour devenir le partage du pain et, plus largement, la commensalité à laquelle elle invite. L'hospitalité conjure ainsi l'hostilité, qui demeure une menace permanente, par la fiction nécessaire de l'égalité posée en postulat comme chez Jacques Rancière, et cela en dépit de la dissymétrie et l'inégalité qui s'y opposent. L'île peut servir au bannissement, la robinsonnade reconstituant alors la pire anthropologie, de Sa majesté des mouches à l'île de la série Lost. L'insularité peut également ouvrir à de nouvelles expérimentations, amicales et politiques, comme on l'a vu dans la Jungle de Calais et les films importants qui y ont été tournés, ceux d'Élisabeth Perceval et Nicolas Klotz, ceux de Christophe Clavert et Sylvain George.

 

 

 

L'insularité elle-même est bifide ou amphibologique, à l'instar du terme d'origine grecque hostia. L'insularité corse organise ainsi un repli sur soi, de manière sédentaire et identitaire, que Jean-Toussaint Desanti distingue de l'insularité grecque, ouverte sur les mers, accueillante pour le xenos, autre terme bifide qui dit l'étranger et l'hôte. Dans la Grèce antique, la xenostasis « désigne le lieu où l'étranger trouve l'accueil, l'abri et le repos » (p. 145). L'île des nouveaux départs et des utopies peut toujours se renverser en volcan d'hostilité et d'inimitié comme on le voit encore dans les romans d'aventure de Jules Verne et son héritier actuel du côté de la télévision, Damon Lindelof.

 

 

 

On le voit, on le savait, la pensée se déploie ici sur un mode archipélique, comme exemplairement elle l'est chez Édouard Glissant. L'archipel donne abri aux débris, naufragés et déchets d'un monde ordurier comme Raimondakis, la divinité oraculaire de Spinalonga, l'avait en son temps dénoncé parmi les ruines. Archipélique, cette pensée l'était déjà chez le poète anglais John Donne, dont Marie José Mondzain emprunte l'une de ses méditations les plus fameuses : « Aucun homme n'est une île, un tout à toi seul ; chacun est une partie du continent, un fragment de l'ensemble » (p. 193).

 

 

 

Amitié, adoption et hospitalité le sont des montages rhapsodiques de la pensée. La pensée de Marie José Mondzain est joyeuse et accueillante, caressante et feuilletée, combative aussi, contre les nouvelles formes de confiscation par la novlangue néolibérale et les effets de colonisation et de racisation qu'elles justifient. L'égalité reste un impératif révolutionnaire et son déni, qui se traduit dans la reproduction des rengaines xénophobes et sécuritaires, renseigne sur un malaise dans la culture dont la civilisation est la cause quand elle est le véhicule des incivilités gouvernementales et des inimitiés technocratiques. Relisant Freud à nouveaux frais, la philosophe souligne qu'« une civilisation qui ne porte pas en elle les énergies de la liberté, de la dignité et de l'hospitalité ne peut prétendre être une culture » (p. 199). La culture définit un régime de libre circulation des biens matériels et symboliques, par-delà les frontières de l'espace et du temps et y contrevenir n'est pas la résultante d'une quelconque sauvagerie, mais bel et bien le fait déterminé de la barbarie du civilisé.

 

 

 

Si l'angoisse caractérise en psychanalyse le sujet narcissiquement blessé, déchiré par l'intrusion dans sa psyché du regard de l'Autre, y répondre induit par conséquent de savoir lui faire une place. Les adoptions ratées font les délires paranoïaques, la crise de l'hospitalité est au fondement du malaise dans la culture. L'arrivée des prolétaires nomades, pour reprendre une formulation qui revient davantage à Alain Badiou, est un appel à nomadiser, y compris en restant sur place, autrement dit à cesser enfin d'avoir peur de perdre sa place. Une réflexion au sujet de l'actualité anxiogène de l'IA via ChatGPT témoigne du règne de ce que Marie José Mondzain a ailleurs appelé « phobocratie ».

 

 

 

 

 

Des antichambres pour s'étranger

 

 

 

 

 

La promenade philosophique suivie par Marie José Mondzain tient ainsi, dans l'écart de ses lignes d'erre, une grande orientation politique, égalitaire, féministe et antiraciste, avec son « alliance entre Gramsci et l'usage symbolique des couleurs de l'arc-en-ciel » (p. 225). Ne pas craindre de changer de place, c'est non seulement contester l'ordre des places et les assignations identitaires à les garder, c'est aussi préférer vagabonder entre elles en réinventant toutes les positions susceptibles d'ourler tout souci de soi avec celui de l'autre et de l'hôte. L'hospitalité et l'adoption – la « philiation » – invite à ne pas avoir peur des désajointements qu'accumule jusqu'à l'implosion l'époque.

 

 

 

Relire Hamlet dans l'optique à double foyer de Spectres de Marx de Jacques Derrida et du Dysphoria Mundi de Paul B. Preciado : « Time is out of Joint » (p. 226). Le temps a perdu la boussole et s'il a perdu le nord, il lui faudrait à la place se destiner au sud et y retrouver son orient.

 

 

 

Une époque sans idée et désorientée par la rotation numériquement accélérée du capital produit toutes les disjonctions identitaires et tous les courts-circuits psychiques quand le malaise dans la civilisation se comprend comme une crise de l'adoption et de l'hospitalité en régime capitaliste. La disjonction peut être cependant contre-effectuée en désajointement désiré, le désajustement par nomadisation et par déterritorialisation, fugues et lignes de fuite, hors des domestications par la peur, l'identité obsidionale et le fascisme.

 

 

 

Cela peut encore s'écrire autrement, en suivant un « proême » de Francis Ponge, intitulé « L'antichambre », repris dans Le Parti pris des choses (1948). Y résonne l'invention d'un verbe qui n'avait pas l'habitude d'être pronominal : « s'étranger ». Un vers suggère d'accueillir le visiteur « qui t'étrangera mieux », un autre rappelle le tort de ne pas faire accueil à l'autre, propice à tous les monstres. On songe à l'« étrangèreté » selon Julia Kristeva et que trahissent ses faux épigones, qui sont d'autres monstres. Le regard est opérateur de métamorphose, gardien des dissymétries entre l'adoptant et l'adopté sans céder sur leur égalité, respectueux des libertés de vernir et repartir, opposé aux logiques identitaires et propriétaires. Parce que l'imaginaire est radical, radicale est l'indétermination qui destitue la chaîne des rapports, et invente de nouveaux rapports, constituants.

 

 

 

« Accueillir, c'est cesser de voir le monstre. (...) Aimer c'est ne plus voir le monstre. » (p. 239). C'est le regard d'Athéna qui dépouille Ulysse de ses oripeaux écumeux de naufragé et de déchet marin, et ainsi peut lui rendre sa beauté devant Calypso. Ce regard est celui de Marie José Mondzain et son nouveau livre est, comme toutes les œuvres qui comptent, ainsi les films qu'elle évoque avec grâce et amitié et que nous avons vus en sachant les adopter tout en se faisant adopter par eux, une antichambre « de toutes les rencontres démocratiques et de toutes les adoptions joyeuses » (p. 240).

 

 

 

Phraternellement

 

12 mars 2024