400 pages et 500 entrées rédigées par 215 chercheur-se-s en sciences humaines et sociales (en sociologie et en économie, en philosophie et en droit, en géographie et en statistiques, en ethnologie et en anthropologie, et même en médecine comme en mathématiques) : le Dictionnaire des inégalités écrit sous la direction d'Alain Bihr et Roland Pfefferkorn semble particulièrement bien armé pour faire autorité sur la question.
Il se trouve qu'il est déjà le premier dictionnaire du genre (encore qu'on pourrait le rapprocher du Dictionnaire des dominations du Collectif Manouchian publié en 2012 chez Syllepse). Il se trouve aussi que l'ouvrage a été composé afin de respecter un double principe heuristique de pluridimensionnalité et de pluridisciplinarité. Autrement dit, l'analyse des inégalités sociales exige la mobilisation de travaux issus de plusieurs domaines distincts de la recherche scientifique comme leur étude demande à ce qu'en soient couverts tous les champs d'expression pratique. Inégalités entre classes sociales comme entre sexes sociaux (ou de genre), inégalités entre générations ou classes d'âge et inégalités sociospatiales, inégalités entre groupes racisés (ou nationalités à l'intérieur d'un État) comme inégalités entre groupes d'États au niveau mondial : l'examen des inégalités induit forcément, de par cette double orientation pluridimensionnelle et pluridisciplinaire, une perspective internationale susceptible d'attester de la cohérence structurelle des politiques néolibérales s'exerçant au Sud comme au Nord (d'où l'existence d'entrées géographiques comme « Brésil », « Chine », et « Inde »). Cette cohérence autorise enfin de comprendre le caractère systémique des inégalités qui, malgré leur spécificité qu'il ne s'agit évidemment pas de nier, interagissent entre elles au point de se coproduire et se déterminer, mutuellement et réciproquement. A ce titre, il faudra alors d'emblée se reporter à l'entrée « intersectionnalité » écrite par la philosophe Elsa Dorlin. Ce concept, proposé à la fin des années 1980 par la juriste étasunienne Kimberlé Crenshaw et qui depuis fait autorité au sein des gender studies, permet de penser le « rapport entre les rapports de pouvoir » (p. 207) en décrivant précisément la situation de personnes subissant simultanément plusieurs formes de domination.
Alain Bihr et Roland Pfefferkorn l'exposent clairement dans la présentation introductive à leur dictionnaire : le contexte présidant à la composition de leur ouvrage appartient à la « déferlante des politiques néolibérales » (p. 5) qui auront contribué à casser les reins des pays du Sud issus du tiers-monde et victimes de plans d'ajustement structurel programmés par la Banque mondiale et le FMI, à ruiner le dirigisme économique des États soviétiques brutalement convertis au capitalisme sauvage et à affaiblir les politiques de protection sociale arrachées de haute lutte dans les pays du Nord au nom de la dérégulation des capitaux et de la déréglementation des marchés. Mais c'est aussi en conséquence des régressions sociales induites par le néolibéralisme que l'hégémonie symbolique de la compréhension des inégalités par le seul prisme marxiste des classes sociales aura été remise en question au nom de l'avènement politique de nouveaux sujets de la contestation désireux d'en complexifier la problématique. Il n'y aurait alors vraiment rien de consensuel dans l'analyse des inégalités puisque, appelant déjà à la remise en cause des rapports de pouvoir, elle oblige aussi les acteurs collectifs mobilisés dans leur contestation à débattre de la pluralité des rapports de domination, dans leur spécificité respective comme dans leurs intersections. De ce point de vue-là, on pourrait identifier via l'entrée « anarchisme » rédigée par Irène Pereira cette multiplicité des formes de pouvoir à partir d'une critique générique, transversale et radicale, de l'autorité hiérarchique quand la perspective marxiste traditionnelle hiérarchise elle-même l'analyse des inégalités en survalorisant comme « contradiction principale » le seul champ économique.
On l'aura compris, les inégalités sociales saisie dans leur pluridimensionnalité (notamment internationale) recouvrent un fait social total et pluriel méritant d'en dégager à base d'enquêtes de terrains et de conceptualisations le caractère systémique. Le système des inégalités désigne ainsi la cohérence du rapport social inégalitaire en regard duquel l'égalité consisterait alors à la postuler comme idée régulatoire partout où elle est particulièrement niée. Ce postulat innerve le sens du combat communiste libertaire et le Dictionnaire des inégalités d'Alain Bihr et Roland Pfefferkorn représenterait ainsi un viatique privilégié permettant de fourbir les armes à l'endroit où, tactiquement, la compréhension la plus scientifiquement rigoureuse de l'existant autorise de batailler stratégiquement pour œuvrer dans la réalisation politique du possible.
Mercredi 2 juillet 2014
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