« (…) l'écrivain ne lit jamais son œuvre. Elle est, pour lui, l'illisible, un secret, en face de quoi il ne demeure pas » (Maurice Blanchot, L'Espace littéraire, éd. Gallimard-coll. « folio essais », 1955, p. 17)
1. Depuis la multiplicité des disciplines,
l'insistance de ce qui leur résiste : l'indiscipline
Les travaux d'Arnaud Rykner s'inscrivent dans plusieurs domaines de la création littéraire et des disciplines universitaires. En tant que professeur des universités à l'Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3 et rattaché aux départements IET (Institut d'Études Théâtrales), IRET (Institut de Recherche en Études Théâtrales) et Arts & Médias, ses thèmes de recherche portent entre autres sur l'esthétique et la théorie de la représentation théâtrale, la critique et la théorie des dispositifs, les études visuelles, ainsi que sur les œuvres de Maurice Maeterlinck, Marguerite Duras et Nathalie Sarraute. Sur le plan éditorial, il a collaboré à l'édition de l'œuvre complète de Nathalie Sarraute à La Pléiade, en s'investissant tout particulièrement sur ses œuvres théâtrales (du Silence en 1967 et Isma en 1970 à C'est beau en 1975 et Elle est là en 1978). Comme écrivain, il est l'auteur depuis quinze ans de huit romans (de Mon roi et moi en 1999 à La Belle image en 2013 en passant par Le Wagon en 2010, la plupart publiés par les éditions du Rouergue) et de deux pièces de théâtre (Pas savoir en 2010 et Dedans Dehors en 2015). Au titre de metteur en scène de théâtre, il a adapté Nathalie Sarraute (Tropismes en 1995) et Maurice Maeterlinck (Les Aveugles en 2001), Dominique Hubin (Aucun regard en 1999) et Bernard-Marie Koltès (Dans la solitude des champs de coton en 2010). Comme essayiste, Arnaud Rykner a enfin consacré plusieurs ouvrages à la théorie du théâtre, en particulier le théâtre proposé par les auteurs représentatifs du Nouveau Roman. Mais il a également travaillé sur la place mésestimée accordée dans l'espace théâtral au silence (pourtant si important chez Maurice Maeterlinck, souligné aussi par Claude Régy dont Arnaud Rykner a été l'assistant durant plusieurs années), l'analyse du genre du tableau vivant ou de la pantomime comme réponse théâtrale aux nouvelles images dans la seconde moitié du XIXe siècle. Il a enfin consacré d'autres analyses à ces figures privilégiées que représentent pour lui Maurice Maeterlinck, Marguerite Duras et Nathalie Sarraute. Il a par ailleurs collaboré en 2006 à un ouvrage collectif consacré aux travaux de l'historien de l'art et philosophe Georges Didi-Huberman et intitulé Penser par les images.
Mieux que de bénéficier seulement d'un multi-positionnement dans plusieurs champs artistiques et culturels, ou encore mieux que de se mouvoir simplement sur plusieurs fronts dans le respect académique des clôtures disciplinaires instituées, Arnaud Rykner se plaît lors de certaines de ses interventions universitaires à insister sur le motif de l'indiscipline. Sous ce terme, il s'agit moins de mettre en avant l'irrespect des spécificités déterminant l'identité des disciplines concernées que de souligner l'intérêt d'une conception de l'enseignement des études littéraires qui aurait rompu avec les dogmes de l'analyse interne des œuvres. Loin de perpétuer la tradition académique d'une exégèse ou d'une herméneutique des textes seulement concentrée sur leur structuration interne et seulement concernée par l'étude structurale du système qui en garantirait l'effectivité, Arnaud Rykner préfère cette indiscipline en raison de laquelle la convocation de plusieurs disciplines autorise à mieux saisir et circonscrire la profonde singularité de l'œuvre considérée. On comprendra à cette aune autant la portée du travail organisé autour de la pensée de Georges Didi-Huberman (qui lui-même convoque entre autres la littérature et la psychanalyse, les arts plastiques et la philosophie dans ses recherches concernant l'histoire de l'art et l'esthétique des œuvres analysées) que le vif intérêt pour le concept heuristique de dispositif en ce qu'il lui permet notamment de penser les expérimentations les plus fécondes et audacieuses du théâtre contemporain, dans l'héritage de claude Régy.
2. Le théâtre, ce qu'il montre sans le dire :
sous les mots dits, le silence du dire
Non-dits et insinuations, sous-entendus et silences : les marges de l'indicible auront été abordées par Nathalie Sarraute (c'est l'enjeu de la constellation de textes proposée par le fondateur Tropismes interrogeant en 1939 les flux de la complexité humaine – cette « sous-conversation » cachée sous le vernis policé des habitudes et des conventions langagières). Et ses pièces de théâtres, ramassées au point de paraître simples comme bonjour, exposent, avec un sens de l'humour non dénué d'une angoisse sourde savamment distillée, les figures incarnées qui s'avancent et se perdent, désorientées, dans les trompe-l'œil labyrinthiques croisant les abstractions du dire avec des réalités concrètement indicibles. Une conversation entre sept personnages butant sur le silence d'un huitième (Le Silence) ; une femme et un homme qui ne peuvent s'empêcher de « meubler le silence » en dénigrant un couple absent (Isma ou Ce qui s'appelle rien) ; une idée que l'on croit percevoir et traque dans l'esprit de l'autre (Elle est là) ; une phrase quelconque perçue comme la preuve d'une amitié trahie (Pour un oui ou pour un non) ; un accord des jugements de goût portant sur une œuvre d'art suspendu au-dessus des gouffres ouverts par le regard culpabilisant d'un enfant (C'est beau). C'est alors tout l'intérêt de l'appareil de notes proposé par Arnaud Rykner dans les éditions disponibles de ces pièces proposées par Gallimard que de mieux aider à comprendre, apprécier et restituer le travail d'une écrivaine attachée à sonder le paradoxe de la puissance affective des paroles les plus anodines et de l'impuissance des mots à exprimer les affects les plus forts ou irrépressibles.
Le goût du théâtre développé par Arnaud Rykner se manifeste encore, tantôt au côté de Marguerite Duras (Savannah Bay en 1982 pose la simplicité d'une histoire de deux femmes reliées par l'amour et la mort de leurs proches et la complique du fait que la narration cherche moins à relayer le récit qu'à l'inventer et l'expérimenter au fur et à mesure), tantôt au côté de l'écrivain belge Maurice Maeterlinck (poète et essayiste, grand amateur d'insectes, il aura surtout été le concepteur d'un théâtre de l'âme en accord esthétique avec le symbolisme mallarméen, prônant entre autres avec Pelléas et Mélisande en 1893 ou L'Oiseau bleu en 1907 le drame statique enveloppé dans la pénombre et un tragique quotidien habité de figures légendaires et de personnages sublimes). Ce goût se traduit également par plusieurs essais consacrés à la pantomime (au soubassement de tous les arts de la scène, celui de l'imitation de tout qui oblige à un grand dressage du corps et s'est autonomisé avec la figure du mime à l'instar de Charles Deburau), au tableau vivant (une immobilisation suspensive du drame inspirée par la peinture et théorisée par Denis Diderot), ainsi qu'à la question du dispositif. Insistons en particulier ici sur l'importance de ce dernier terme : le dispositif est un concept philosophique qui désigne aujourd'hui, de Michel Foucault à Giorgio Agamben, les divers appareils de contrôle et de façonnage des subjectivités mais qui permet aussi à Arnaud Rykner de valoriser dans le cadre de la mise en scène théâtrale l'aléatoire et l'hétérogène en opposition à la notion de système s'appuyant sur les notions d'homogénéité, de clôture et de fermeture. Le dispositif désignerait plus généralement la forme qui, en littérature, autorise la percée, intempestive et interruptive, du réel qu'elle désire sans en programmer le surgissement. Ce qui pourrait se dire encore autrement, précisément du titre de la première pièce de théâtre de l'auteur : Pas savoir.
3. Derrière le choix de trois livres préférés,
la fiction d'un cryptogramme à décoder
On comprendra à cet égard la publication par Arnaud Rykner d'une « fantaisie (anthologique) en pays Espernel » dédié au hasard et à l'aléatoire. Intitulé Lignes de chance (2012), il s'agit en fait d'un conte philosophique illustré par Franck Secka et proposant en forme de recueil une constellation de documents et de citations en l'honneur d'un peuple méconnu – les fameux Espernels – qui aurait inspiré tant d'écrivains, dont Robert Desnos, Jacques Prévert ou encore René Char. Cet ouvrage, avec ses aphorismes (« La chance est le sourire de l'inconnu ») et ses proverbes yiddish (« Mieux vaut une once de chance qu'une livre d'or »), mettrait entre autres l'accent sur la capacité singulière des Espernels « à rendre la chance possible pour eux-mêmes et les générations suivantes ». « Rendre la chance possible » : voilà bien ce que viserait, dans le projet littéraire désiré par Arnaud Rykner, le concept même de dispositif.
On pourrait encore s'amuser à décoder l'étrange cryptogramme formé par les trois ouvrages proposés par Arnaud Rykner en guise de lectures fondatrices : Les Illusions perdues (1837-1843) de Honoré de Balzac (une étude de mœurs consacrée à la vie littéraire parisienne à l'époque de la Restauration où se perd un jeune provincial sacrifiant son idéal littéraire pour les promesses faciles du journalisme sous le sobriquet fameux de Lucien de Rubempré) ; L'Espace du dedans (1944) de Henri Michaux (une plongée poétique dans les régions les plus reculées de l'être, ces « lointains intérieurs » d'un inexprimable décrit sous la forme de paysages peuplés de figures bizarres répondant à la hantise persistante pour le poète de la défiguration) ; Savannah Bay (1982) de Marguerite Duras (la possibilité pour deux femmes de partager une histoire d'amour et de mort qui résisterait au paradoxe de sa dissipation dès lors qu'elle s'énonce). La perte des illusions serait alors celle qui aurait été entreprise par des auteurs soucieux, à l'instar de ceux qui auront été identifiés comme Nathalie Sarraute et Marguerite Duras sous l'étiquette du Nouveau Roman théorisé à l'orée des années 1960 par Alain Robbe-Grillet, de rompre avec le réalisme descriptif et la véracité sociale et psychologique formant le socle historique du roman balzacien.
Dans la désarticulation de l'écriture et du réflexe mimétique hérité de la poétique aristotélicienne, serait alors garantie l'autonomisation du geste littéraire. Dans les textes de Marguerite Duras, c'est l'écriture déliée de toute obligation descriptive et réaliste en ce qu'elle touche au noyau obscur et solitaire de la folie, qu'elle soit amoureuse ou littéraire. Dans ceux de Nathalie Sarraute, c'est l'écart entre ce que les mots disent et balisent et ce qu'ils couvrent ou taisent, qu'affleurent d'indicibles vérités enfouies et d'imprononçables affections, dans le témoignage latéral ou indirect du mouvement même de la pensée comme ce qui résiste en elle à demeurer impensé. Dans la poésie de Henri Michaux, c'est dans les marges les plus intérieures et repliées de la conscience qu'émergent des figures peuplant des paysages au principe d'une description ayant valeur de neutralisation de l'angoissante perte de sa propre figure. Une fois les illusions perdues de la littérature classique, serait gagné l'avènement d'un nouvel « espace littéraire » (Maurice Blanchot) homonyme de l'espace du dedans que l'on pourrait encore, et pourquoi pas, désigner sous le nom exotique et durassien de Savannah Bay. Un espace qui serait peuplé d'étranges créatures : on a déjà évoqué les Espernels et on pourrait à présent parler du roi du poème de Henri Michaux issu de La Nuit remue (1935) que le narrateur assiège toutes les nuits alors qu'il n'ignore pas être à son service – un poème dont l'incipit aura été placé en exergue du premier récit d'Arnaud Rykner qui en proposerait comme un développement original et qui s'intitule Mon roi et moi.
4. A chaque nouveau récit,
une même voix se lève sur un fond d'illusions perdues
Les illusions perdues seraient encore celles des lecteurs des propres romans d'Arnaud Rykner, héritier à sa manière de l'« ère du soupçon » théorisée par Nathalie Sarraute et plus généralement du Nouveau Roman (la fiction littéraire est un jeu conscient de lui-même dont les règles à chaque fois réinventées interrogent et brouillent à nouveaux frais les dichotomies métaphysiques croyant catégoriquement distinguer le vrai du faux, le sujet de l'objet, le dedans du dehors, le réel de l'imaginaire). En même temps que l'auteur se refuserait aussi, sous prétexte du débarras des vieilles conventions mimétiques (intrigue, psychologie, réalisme), à tout esprit d'ingénierie ou toute volonté de se poser comme cybernéticien du texte. D'où, chez lui, le recours stratégique à la notion de dispositif ouverte au surgissement aléatoire du réel préférée, comme on l'a compris, à celle de système replié sur sa propre logique. D'où, encore, le privilège stylistique du monologue en forme de voix n'existant qu'avec des mots écrits – une voix impossible dont les flux emportent et déportent la personnalité de l'auteur dans les marges intérieures et extérieures (l'espace du dedans propose un pli du dehors) d'une subjectivité ouverte à des forces impersonnelles inconnues de lui. Ainsi que l'écrivait Maurice Maeterlinck dans sa Confession de poète : « Il y a dans notre âme une mer intérieure, une effrayante et véritable mare tenebrarum où sévissent les étranges tempêtes de l’inarticulé et de l’inexprimable, et ce que nous parvenons à émettre en allume parfois quelque reflet d’étoile dans l’ébullition des vagues sombres. Je me sens avant tout attiré par les gestes inconscients de l’être, qui passent leurs mains lumineuses à travers les créneaux de cette enceinte d’artifice où nous sommes enfermés. Je voudrais étudier tout ce qui est informulé dans une existence, tout ce qui n’a pas d’expression dans la mort ou dans la vie, tout ce qui cherche une voix dans un cœur ».
Les illusions perdues résulteraient de « l'amour de roman » décrit dans Nur en 2008 (le titre lui-même exposant sa puissance disjonctive, Nur signifiant « seulement » en allemand mais aussi « lumière » en arabe), s'essayant à épuiser l'ambiance orientaliste de son récit au nom du saisissement incantatoire du noyau générique de toute alchimie amoureuse, en inspiration de Marguerite Duras. Dans Nur, l'épreuve est celle de la déterritorialisation sur place et d'un langage moins dit qu'habité et partagé au-delà des barrières linguistiques, où le souffle des corps couchés se dit ultimement en mots couchés sur le papier. Les illusions perdues concerneraient encore l'idée têtue et obstinée d'une restitution fidèle de la vérité exactement vécue par le protagoniste du Wagon,puisque cette personne ayant réellement existé, par ailleurs membre de la famille de l'auteur, n'aura strictement raconté à personne son expérience de la déportation dans l'un des derniers convois ayant relié en juillet 1944 Compiègne au camp de concentration de Dachau (pendant les trois jours de trajet, plus de 2000 déportés, la plupart des résistants, auront été entassés dans une vingtaine de wagons et plus 500 d'entre eux périront à l'arrivée alors même que l'Allemagne se savait vécue par les Alliés).
Avec Le Wagon, l'auteur ne se sera pas seulement employé à soutenir son récit de solides travaux historiques (comme Le Train de la mort de Christian Bernadac en 1973) ou bien à ressusciter quelques spectres littéraires (ceux de Jean-François Chaigneau avec Le Dernier train en 1981 et de Georges Simenon avec Le Train en 1961). Ce dernier aura plutôt visé, par une écriture blanche et sèche, à proposer le monologue fictionnel d'une expérience non vécue appartenant à un registre où prime généralement la parole légitime des témoins (on insistera cependant sur ce point décisif voulant ici que, en dépit d'une citation placée en exergue d'un auteur de langue yiddish, le registre soit ici celui de la littérature concentrationnaire distinguée des narrations littéraires du génocide). Mais dans un moment où « l'ère du témoin » (Annette Wieviorka) est historiquement vouée à s'achever précisément avec sa disparition. Dans La Belle image, il s'agira enfin de jouer des lignes de démarcation pour mieux les franchir et l'auteur s'en affranchir entre une histoire personnelle vécue par lui (il a accepté d'être le directeur d'une thèse proposée par un détenu) et les échos fantasmatiques et fictionnels qu'elle aura déterminés chez celui qui aurait reconnu dans l'autre son propre alter ego. Une position exemplairement attestée au début du Wagon lorsque l'auteur prévenait alors qu'il s'agissait pour lui de « donner une voix à l'autre. Prendre la place de l'autre. Faire parler l'autre en moi » (p. 13).
5. L'espace littéraire est un espace intervallaire
L'écriture est alors considérée par Arnaud Rykner comme processus de subjectivation exigeant dans le même mouvement un processus de dépersonnalisation. Et si les figures de son œuvre se livrent à plus d'un assaut (dans Mon roi et moi, face aux anges de Je ne viendrai pas en 2000, entre les enfants d'une colonie de vacances dans Enfants perdus en 2009), c'est aussi que le combat livré contre l'ange est celui du soi contre le moi qui, voulant faire l'ange, fait souvent aussi la bête pour passer des anges aux figures sales de Bernard-Marie Koltès aux pensées pascaliennes. Cesser d'être ce roi haïssable qu'est le moi comme l'aurait dit encore Pascal appelle à devenir soi et à y accueillir ainsi tous les autres, je compris (puisque, depuis Arthur Rimbaud, on n'ignore plus que « Je est un autre »). Ce serait encore l'héroïne de Blanche (2004) qui rumine sa propre renaissance, glaireuse puis placentaire, en décidant d'adopter le nom (Catherine Crachat !) d'une autre femme qu'elle-même. Avec tous ces exemples, le dispositif à chaque fois adopté autorise l'agencement du réel et de la fiction sans pour autant s'abandonner à l'illusion de leur idéale adéquation, absolue et donc sans reste. Le recours répété au motif de l'enfermement (dans la tête de l'insomniaque, dans la colonie de vacances, dans la chambre des amoureux, dans le wagon des déportés, dans la prison) se comprendra dès lors comme repoussoir dialectique aux ouvertures promues par le dispositif d'écriture qui, contre les effets de clôture propres à toute pensée systémique, privilégie avec la figure de l'autre le hasard et son double, à savoir le réel.
L'espace littéraire au sens d'un espace intervallaire (c'est encore la zone crépusculaire, entre chien et loup, décrite par Bernard-Marie Koltès avec Dans la solitude des champs de coton), à la fois dedans et dehors (Dedans Dehors pour reprendre le titre de la seconde pièce d'Arnaud Rykner), se constituerait alors comme narration située entre la vérité de l'expérience véritablement vécue mais qui ne saurait aussi se dire entièrement et la fiction qui exprimerait sa propre vérité en abordant les rives indicibles d'un réel non vécu. Cette dimension intervallaire autoriserait par exemple la succession de ces deux phrases a priori antithétiques et placées au début du Wagon à réfuter le principe aristotélicien de non-contradiction : « Tout ce qui est raconté ici est vrai. Tout ce qui est inventé ici est vrai aussi. Bien au-dessous de la réalité. Ce n'est pas une fiction » (p. 13) ; « Alors tout ce qui est raconté est faux. Ce n'est pas un livre d'Histoire. L'Histoire est bien pire. Irréelle. Ceci est un roman » (p. 14). Et c'est en raison de l'existence même de cet espace aménagé par le dispositif littéraire que toute liberté – dont l'indiscipline serait l'homonyme – serait alors donnée à cet autre – ce « grand Autre » que serait aussi le lecteur – afin que celui-ci puisse à son tour devenir le coauteur du récit qu'il est en train de lire. S'il faut conclure, ce sera comme on a commencé, en recommençant avec Maurice Blanchot : « Écrire, c'est entrer dans l'affirmation de la solitude où menace la fascination. C'est se livrer au risque de l'absence de temps, où règne le recommencement éternel. C'est passer du Je au Il, de sorte que ce qui m'arrive n'arrive à personne, est anonyme par le fait que cela me concerne, se répète dans un éparpillement infini » (in L'Espace littéraire, opus cité, p. 31).
Le 2 avril 2015
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