Il aura fallu sept années pour que le livre de l’anthropologue et féministe d’origine argentine, Rita Laura Segato, soit traduit et édité en France. Espérons que l’attente sera moins longue pour la publication de ses autres écrits. Cette universitaire qui milite au Brésil pour les droits ethniques propose dans cet ouvrage de démontrer les contradictions de la société sud-américaine, plus particulièrement la société brésilienne.
Pourtant, dans la préface écrite à l’occasion de cette édition, Pascale Molinier explique que le titre original du texte, L’Œdipe brésilien, a été changé en accord avec l’auteure elle-même car certaines idées expliquées dans l’ouvrage sont universelles et concernent aussi bien la mère blanche brésilienne que la bourgeoise blanche parisienne dans ses rapports avec la nourrice noire de son enfant. L’Œdipe noir est ainsi une construction propre aux sociétés coloniales et post-coloniales.
La psychologue rappelle que la notion de maternité est une invention très récente, ce que décrit aussi Élisabeth Badinter dans son ouvrage, L'Amour en plus : histoire de l'amour maternel (XVIIe au XXe siècle), publié pour la première fois en 1980. En effet, le monde de la médecine a poussé les mères à s’occuper davantage de leur progéniture. Les mères deviennent donc des Mères : elles sont considérées comme indispensables au bon développement de l’enfant jusqu’à leur assujettissement. Ce modèle dominant est donc à remettre en cause.
De ce fait, comme les sociétés actuelles poussent les femmes à assumer complètement l’éducation des enfants ainsi qu’un autre travail (extérieur au domicile familial et rémunéré), elles sont dans l’obligation d’embaucher des nourrices (pour la plupart issues des anciennes colonies), mais sans se rendre qu’elles introduisent la politique dans leur foyer ainsi que dans la psyché de leur enfant. Elles se basent sur des critères racistes pour choisir leurs employées (ces qualités ethniques présupposées comme la douceur reconnue des nourrices africaines à partir du stéréotype de la mama du film Autant en emporte le vent). Par extension, les nourrices sont « altérisées » dans le but de ne jamais prendre la place des mères dites biologiques. Cette situation, Pascale Molinier la nomme « capitalisme émotionnel » en conséquence duquel l’enfant oubliera l’existence de sa nounou en grandissant.
Forclusion de la madre negra
Dans son propos, Rita Laura Segato redonne de l’importance à ces femmes oubliées par l’histoire et la société. Non, leurs soins attentionnés envers les enfants n’étaient pas secondaires. Il faut les mettre sur le même plan que les soins dispensés par les mères biologiques. Pourquoi n’est-ce pas déjà le cas ? Parce que des pressions sociales sont exercées pour que les nourrices disparaissent symboliquement au profit des mères biologiques afin de voir leur importance diminuer dans la vie de l’enfant. Les mères (et parfois les grands-mères) ont intériorisé ces contraintes et ce sont ces mêmes personnes qui détruisent le lien entre l’infans et la madre negra.
De plus, il existe d’autres instances instauratrices de normes sociales privilégiant le rôle de la mère biologique au détriment de celui de la mère nourricière : la psychanalyse. C’est bien connu, les femmes n’atteignent un idéal féminin qu’en devenant mère. Sigmund Freud n’a, quant à lui, pas oublié d’étudier le rôle des nourrices mais en tant qu’agent de la castration de l’enfant. Il a notamment psychanalysé Marie Bonaparte, qui à travers de ses carnets écrits pendant son enfance, avait oublié l’existence de sa nourrice noire. L’éviction de cette femme dans la vie de cette dernière prouve bien que, socialement, il n'était pas convenable que Marie Bonaparte soit la fille d’une paysanne. L’Œdipe noir n’est pas basé sur le phallus mais bien sur des questions d’ordre racial et social. A travers la démonstration de la préface, il faut donc bien comprendre que l’oubli de la mère noire inclut un traumatisme, mais aussi un blanchiment de l’enfant (il doit désapprendre la culture de sa nourrice, étant devenu noir à cause du lait) et un retour aux rapports binaires amenés par le racisme : nous contre les autres.
Rita Laura Segato explique qu’il existe une dissymétrie entre les statuts des pères et des mères. Ainsi, trois formes de paternité sont à différencier : le pater (ou père juridique), le concubin de la mère, et le genitor (père biologique). En ce qui concerne les mères, il existerait seulement deux formes : la concubine et la mère (statut qui combine le juridique et le biologique). Face à elles, les nourrices sont apparues dès le début de la colonisation du Brésil mais deviennent progressivement (à partir du XIXème siècle) des « nourrices sèches ». Ce glissement résulte de discours scientifiques (ce qui constitue le pendant de la glorification des mères biologiques) prônant un hygiénisme qui inclurait un allaitement de l’enfant par sa mère biologique (et blanche) et non par sa nourrice (noire) afin d'éviter les contaminations culturelles et épidémiques. Au même moment, des abolitionnistes reprennent ces mêmes arguments pour justifier l’arrêt de l’esclavage afin de conserver la pureté de la race blanche.
Malheureusement, cette transition n’apparaît dans aucun texte académique. L’anthropologue qualifie cet oubli de forclusion. Ce terme utilisé par Jacques Lacan serait la traduction du concept freudien de Verwerfung, reprenant l’idée du rejet d’un signifiant tel le phallus autrement désigné comme le Nom-du-Père. Pourtant, ce n’est pas cette acceptation que retient Segato mais bien le développement qu’en fait Judith Butler qui définit la forclusion comme suit : « Je dis “forclose” pour suggérer qu’il s’agit d’une perte de préemption, du deuil de possibilités non vécues. » (cf. La Vie psychique du pouvoir : l’assujettissement en théories, éd. Léo Scheer, 2002, p. 208). La forclusion ne concerne plus seulement le père.
De plus, ce phénomène de forclusion est accompagné d’une volonté d’invisibilisation du rôle de ces nourrices. En 2000, les femmes travaillent majoritairement dans le domaine des travaux domestiques mais les nourrices sont de plus en plus remplacées par de jeunes filles au pair bénéficiant d'un salaire de misère. Rappelons que le travail féminin, comme le disait Rachel Silvera dans Un quart en moins, ouvrage publié cette année aux éditions de La Découverte, est plus facilement invisible car non palpable (contrairement à celui des hommes). L’autre facteur est d’ordre racial. En 2006, 94,3% des nourrices sont des femmes, 61,8% des Noires ou métisses. Ces chiffres officiels ne démontrent pas la vraie photographie de la situation : le travail de certaines nourrices n’est pas toujours déclaré.
Nounou, Malinche, même combat
Cette forclusion se traduit par une invisibilisation du travail des nourrices dans les livres d’histoires les plus lus. Il existe pourtant des auteurs comme Gilberto Freyre, un auteur emblématique dont les études discutées ont depuis fait autorité, qui aborde la question pour mieux démontrer la sensualité de l’éducation de ces enfants qui amènerait un allégement de la douleur, de l’esclavage, toutes choses que Segato réfute avec force. En effet, l’auteure combat sa vision de la société brésilienne comme celle d’un creuset (comparable au melting pot à l’américaine ? Il faudrait le discuter) ou d’une terre de conciliation culturelle. Elle compare cette maladresse au malinchisme mexicain (pour plus de détails, il est intéressant de se reporter au travail de Anna Lanyon édité chez Payot en 2001 sous le titre Malinche, l’indienne) qui engagerait un travail opposé à la forclusion. En effet, Malinche est la mère indienne de la nation mexicaine. Pourtant, en devenant la maîtresse du conquérant espagnol Cortès en lui traduisant notamment les différents dialectes pour lui faciliter la conquête du territoire, elle serait devenue la traîtresse, la maudite.
Cette invisibilisation dénote une volonté d’éviter à tout prix une contamination de l’enfant avec du « lait mercenaire » d’un sein noir pour lui donner du bon « lait gratuit » provenant d’un sein blanc. Les termes utilisés dans la phrase précédente (même par des universitaires féministes les utilisant sans sourciller) prouvent bien la faible frontière séparant racisme et sexisme analysée par Elsa Dorlin dans son ouvrage, La Matrice de la race, publié en 2006 à La Découverte.
Enfin, cette invisibilisation peut se traduire par un changement symptomatique dans l’étude des portraits photographiques des enfants. Rafaela de Andrade Deiab fait une analyse très minutieuse des attitudes et des positions des nourrices par rapport aux enfants dont elles ont la garde. Pour prendre un cliché, il fallait à l’époque un temps de pose assez important. Les nourrices étaient donc sollicitées pour tenir les enfants : ceux-ci étant plus habitués à leur contact, ils étaient plus calmes dans leurs bras que dans ceux de leur mère biologique. Pourtant, le racisme/sexisme hygiéniste va aussi contaminer ces photographies : à partir de 1880, la nourrice est priée de ne plus apparaître dans le cadre, seule sa main est devinée.
Pour résumer ces analyses passionnantes, la mère dites « civique » (qui concentre en réalité maternité biologique et juridique), la mère bourgeoise et blanche, se fait l’instrument de la loi patriarcale (dont il ne faut pas l’oublier qu’elle en est aussi la victime) en empêchant une forme d’intimité entre la nourrice noire et son enfant. En déniant cette relation, elle transforme cette dernière en objet (et au passage traumatise son propre enfant), ce qui caractérise symptomatiquement la situation sociale du pays qui perdure encore de nos jours, comme en atteste un film récent, l'excellent Bruits de Recife (2012) de Kleber Mendonça Filho. Les controverses sur la négritude avèrent la volonté d’effacer les racines africaines du Brésil, ce qui peut enfin se percevoir dans le tableau évoqué par l’auteure dont le titre (Nhozinho no colo da mucama, date inconnue ?) a connu des changements participant à l'effacement symptomatique de l’identité de la nourrice.
25 août 2014
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