En parcourant la bibliographie de l'écrivaine anglaise Virginia Woolf, force est de constater qu'elle a publié non seulement des romans et de nombreux recueils de nouvelles, mais aussi quelques essais critiques de la condition faite aux femmes de son temps. Parfois considérée comme féministe (même si, comme nous le verrons au fil du texte, elle ne donne aucun crédit à ce terme), elle demeure pourtant l'une des plus grandes défenseures des droits des femmes, un combat qui parcourt tous ces livres et particulièrement Trois Guinées, un livre publié quelques années seulement avant sa disparition en 1941.
Cet essai très engagé dans la cause féminine devait au départ n'être que la réponse circonstanciée à une question posée par un ami en ces heures sombres : « Comment empêcher la guerre ? ». Il est vrai que la situation historique s'y prêtait aisément : Adolf Hitler, Benito Mussolini, Staline étaient alors des dictateurs exerçant leurs pressions sur les autres pays européens menacés d'une guerre à la moindre riposte. C'est donc dans ce contexte d'incertitude que naît cet ouvrage dont les échos ne cessent de nous parvenir. Trois ans lui auront été nécessaires pour examiner la question d'une manière détaillée. Et c'est en trois points, précisément en trois guinées symboliques (pièces en or rares à l'époque de l'écriture de l'ouvrage) que s'articule sa réflexion.
Première guinée
(l'éducation des femmes)
Qui est le ou la destinataire de la première guinée ? Dans un premier temps, Virginia Woolf établit un portrait fidèle à vocation sociologique des inégalités entre les femmes et les hommes sur le plan de l'éducation. Le financement ainsi que l’accès diffèrent effectivement pour les unes par rapport aux autres. Si tout le monde, femmes comme hommes, participe au financement de l'éducation par le biais fiscal d'une caisse globale, seuls les garçons en bénéficient pleinement alors que les filles ne peuvent au mieux qu'être initiées à l'allemand. En raison de ce problème, l'auteure souligne que les femmes n'ont pas la même perception des choses que les garçons puisqu'elles sont volontairement laissées dans une relative ignorance. Sans les ressources intellectuelles offertes par la culture livresque, elles ne peuvent pas soutenir une discussion sur des sujets aussi importants que la politique, l'économie ou bien sûr la guerre. De plus, et pour faire taire certaines critiques, Virginia Woolf explique que contrairement même aux femmes des classes populaires, elle appartient à une classe doublement désavantagée, celle des femmes de la classe dominante. Si (et c'est aussi le cas des femmes des classes populaires), elle est soumise à l'autorité patriarcale caractérisant sa propre classe (bourgeoise), elle n'a aucune influence directe sur le pays. Que les hommes de sa classe ou que les ouvrières s'unissent pour revendiquer une mesure ou s'opposer à une loi, ils et elles seraient la plupart du temps entendu-e-s alors que les « filles d'hommes cultivés » (et nous comprenons alors que derrière une femme se tient toujours déjà un homme) ne peuvent ni avoir une influence directe, ni arrêter une quelconque production pour paralyser l'économie du pays et faire entendre d'une manière forte leur voix.
Pour comprendre le contexte social des femmes anglaises, deux dates sont ici à retenir : 1918 comme étant l'année zéro du droit de vote des femmes de plus de trente ans (cette limitation qui ne concerne pas les hommes sera abaissée quelques années plus tard à 21 ans comme pour leurs homologues masculins) et 1919 où les femmes peuvent envisager une carrière professionnelle indépendamment du mariage. Deux avancées importantes pour l'égalité des droits des femmes en théorie, mais difficilement mises en pratique. Quelle est la situation en 1937 ? Même si certaines femmes ont pu avoir accès à un travail rémunéré, l'éducation n'est pas encore à égalité pour toutes et tous. Si des collèges de femmes ont pu voir le jour, ils ne sont pas encore rattachés aux universités (dont l'accès aux femmes restent encore très limité) et ne bénéficient pas des mêmes financements. C'est par exemple un véritable combat pour demander un prêt (et l'auteure parle bien d'emprunt alors que ces mêmes femmes, quand leur travail est reconnu par la norme salariale, cotisent autant que les hommes sans pour autant bénéficier des mêmes effets redistributifs).
Si l'éducation des femmes n'est pas encore optimale, Virginia Woolf dénonce par la même occasion les effets intellectuellement néfastes du mariage (seul statut civil possible pour les femmes avant 1919). En effet, comment penser librement quand celles-ci sont dépendantes économiquement, dans un premier temps de leurs pères, puis de leurs maris ? Et c'est d'ailleurs un argument des partisans contre le vote des femmes que de poser que, ne pensant pas par elles-mêmes les femmes ne connaissent rien à la politique et sont souvent influencées par les hommes de leur famille ou par leur confesseur. Comment penser librement quand les femmes sont très souvent éduquées uniquement dans l'attente d'un mari convenable avec lesquels la descendance et la transmission du patrimoine seront assurées ? Les hommes enferment donc les femmes dans un cercle sans fin car en l'absence d'une solide éducation (à l'instar de celles inculquées aux garçons) triomphe l'impossibilité d'organiser une pensée cohérente, de développer une meilleure compréhension du monde et de pouvoir participer à la vie citoyenne par le droit de vote. Au fond, ces partisans du refus du vote des femmes leur reprochent une situation qu'ils ont eux-mêmes contribué à mettre en place. L'accès à l'emploi promet ainsi une délivrance pour les femmes, les autorisant à sortir du cercle familial et à donner plus librement une opinion d'autant plus facilitée dans le cas d'une éducation adéquate. Il est donc important pour l'auteure de soutenir l'accès à l'éducation comme de défendre le développement du salariat féminin. Car, selon l'auteure, mieux vaut dépendre d'un travail que d'un père. Et ce n'est pas un homme qui la contredirait.
L'auteure a une vision encore plus négative de l'élan patriotique des femmes pendant la Première Guerre mondiale selon laquelle elles auraient profité du conflit en travaillant en raison de la participation aux efforts quotidiens exigés par l’État. Virginia Woolf, pacifiste convaincue, désapprouve ce mouvement et parle de haine inconsciente vis-à-vis de l'éducation (dont le seul aboutissement possible est encore le mariage) reçue par ces femmes qui ont eu la volonté de se libérer par tous les moyens, même les plus vils (par exemple la fabrication de munitions). Virginia Woolf n'accepte pas – et cette vision se retrouve tout au long du livre – que les femmes participent à la guerre de façon directe (une loi anglaise interdit aux femmes toutes participations aux champs de bataille, seule mesure inégalitaire dont se réjouit l'auteure) mais aussi de façon indirecte (soigner les blessés, confectionner des habits pour les soldats, etc...). Il ne faut pas oublier que pour de nombreuses femmes, cet accès à l'extérieur de la sphère domestique et au travail salarié a été un tremplin efficace, une forme de socialisation bénéfique pour les femmes qui, de fait, ne voulaient plus rentrer chez elles comme avant (une réalité incomprise massivement par les hommes à l'occasion de grèves contre le travail féminin dont ils prétendait qu'il servait la cause des patrons). N'est-ce pas plutôt là une forme d'émancipation, un début d'indépendance vis-à-vis de la famille patriarcale ?
Cette critique en elle-même critiquable formulée par Virginia Woolf ne peut-elle pas être considérée comme la faiblesse d'un argumentaire plus idéaliste que matérialiste, comme la preuve d'une forme d'essentialisation des « natures » respectivement masculine et féminine ? Les femmes ne doivent en aucun cas participer à la violence des hommes selon l'auteure. L'écrivaine affirme que les actes de guerre sont souvent accomplis par ces derniers et les exemples donnés par l'Histoire iraient idéalement dans ce sens. Mais cette posture n'impliquerait-elle pas une manière d'occulter la question de la violence des femmes ? Un ouvrage publié aux éditions de La Découverte en 2012, Penser la violence des femmes (sous la direction de Coline Cardi et Geneviève Pruvost), propose un ensemble de textes afin d'interroger justement la place de la violence notamment à l'occasion des nombreux combats de femmes à travers le monde. La violence des femmes aura longtemps été impensée et occultée, voire interdite de discussion et de représentation mais aussi largement délégitimée par les hommes (qui ont écrit l'Histoire dans le sens de l'invisibilité des femmes faisant histoire à l'instar des pétroleuses de la Commune ou dans celui de l'invisibilisation de la violence des mères vis-à-vis de leurs enfants en ce qu'elle contrarie les valeurs maternelles qu'elles sont censées incarner dans l'économie patriarcale).
La première guinée serait donc pour les collèges afin d'améliorer l'éducation des filles, leur permettre de réfléchir et ainsi de pouvoir être, dans la combinaison de la culture scolaire et de la participation citoyenne aux votes, des actrices à part entière, notamment de la prévention contre la guerre.
La deuxième guinée
(le droit au travail)
Concernant la deuxième guinée : si les femmes ont bien accès au monde du travail grâce à la loi de 1919, sont-elles pour autant égales aux hommes ? Après un rapide état des lieux, Virginia Woolf constate que même si les femmes travaillent, elle restent dépendantes d'une aide financière apportée par les hommes. En détaillant les postes de la fonction publique et ceux du gouvernement, elle constate non seulement l'absence des femmes aux plus hautes fonctions mais aussi leur présence dans les postes subalternes rétribués par un bas salaire. Pour expliquer cette situation, trois éléments peuvent être avancés : les concours d'entrées sont créés spécialement pour les hommes détenteurs de diplômes universitaires prestigieux comme Oxford et Cambridge et les rares femmes qui réussissent à passer cet obstacle n'obtiennent jamais un poste à haut salaire ; comme la sphère privée occupe une place plus importante dans le quotidien des femmes que dans celui des hommes, elles écopent forcément des charges familiales qui ne les autorisent évidemment pas à préparer dans les meilleures conditions les concours ; il se trouve enfin que les hommes ont une plus grande expérience des concours que les femmes (l'écart peut être facilement calculé en centaines d'années au détriment des femmes).
Cette inégalité flagrante de position professionnelle et de salaire n'est pas la seule manifestation du sexisme. En épluchant des journaux, l'auteure démontre bien la force du machisme ambiant véhiculé par les articles sur le travail des femmes. Le lectorat est abreuvé de clichés sexistes : si les hommes ont davantage accès au travail au détriment des femmes, celle-ci peuvent être tranquillement entretenues dans un foyer décent ; ou bien alors, en raison du fait que les hommes ne trouvent pas tout le temps du travail, les femmes peuvent se rabattre sur des places inférieures dites de travail domestique (sous-entendu : là où se trouve leur vraie place) afin de permettre à ces derniers une meilleure insertion professionnelle. Selon les journalistes (tous des hommes), le travail salarié des femmes serait responsable de l'échec professionnel des hommes, sinon de leur chômage.
Ces suspicions sournoises participent à ce que Virginia Woolf nomme une atmosphère propice à un sexisme ambiant. Son propos est d'une grande lucidité sur le machisme de son époque et sa perpétuation renouvelée se manifeste sensiblement aujourd'hui dans les médias notamment, ainsi que le prouvent les études récentes sur le sujet (cf. Contre les publicités sexistes, de Sophie Pietrucci, Chris Ventiane et Aude Vincent, éditions de L’Échappée, 2012). C'est alors à ce moment là que l'auteure ose avec courage et justesse proposer un rapprochement entre la société machiste dans laquelle elle vit et les conditions de vie des femmes dans les régimes fascistes européens (notamment italien et allemand). Indépendamment du libéralisme politique de l'une et de l'autoritarisme des autres, un semblable discours y est prononcé par les dirigeants : les femmes doivent rester au foyer, ne pas avoir un travail salarié (et ce sera aussi l'idéologie dominant en France sous le maréchal Pétain pendant le régime de Vichy entre 1940 et 1944). Une vision d'autant plus fallacieuse que, contrairement aux hommes d’Église qui sont payés par l’État alors que leur travail n'est pas indispensable à son bon fonctionnement, la société ne tiendrait matériellement pas si les mères de famille et leurs filles cessaient tout travail domestique reproductif.
Pour légitimer la différence de salaire entre les femmes et les hommes, une raison sociale est donnée : ces derniers sont mieux payés car leur devoir est d'entretenir leur femme et leur foyer. La part en plus serait donc la part virtuellement accordée aux femmes par le biais d'un transfert organisé par les maris (c'est le « salaire masculin » de l'époque fordiste analysé par Nancy Fraser). Dans son livre, Rachel Silvera met également à l'épreuve ce même faux argument (cf. Un quart en moins, éditions La Découverte, 2014). Car s'il peut a minima s'appliquer aux hommes mariés dont les femmes au foyer ne sont pas rémunérées pour le travail fourni, pourquoi devrait-il s'appliquer aussi aux hommes célibataires et non aux femmes partageant la même situation ? Dans tous les cas, les femmes n'ont aucun accès à cette part salariale en plus, même indirectement. L'argent du ménage ne profite qu'aux maris en raison de la domination patriarcale qu'ils exercent et, corrélativement, de la libre décision quant à sa redistribution. Les conjointes ne pouvant jouir qu'au minimum de cette ressource (pour s'habiller et encore, comme le disait Rachel Silvera, les hommes ont longtemps pensé que les femmes pouvaient se contenter du strict minimum) puisque le reste était dépensé par leurs conjoints pour leurs seuls loisirs. Les femmes en sont obligées à devoir mendier afin de financer leurs propres besoins personnels. Malgré cette opinion posant que les femmes sont « rémunérées » par le biais des transferts de revenus organisés par leurs maris, force est de constater qu'elles ne peuvent pas se servir de cette rétribution comme elles l'entendent. Par extension et au vue de la dépendance économique, si le mari est pour la guerre, sa femme l'est donc aussi.
La troisième guinée
(le féminisme et au-delà)
Enfin, la dernière guinée : l'auteure démontre l'échec de l'éducation des hommes et, par extension, de l'effort des femmes pour la pacification de la société. En effet, même si elles ont financé l'éducation de leurs frères avec leurs propres deniers, la guerre est proche. Ce n'est donc pas par ce biais que l'effort doit être poursuivi. Pour que les libertés individuelles ainsi que la culture pour toutes et tous soient défendues, les femmes doivent commencer par revendiquer les leurs (auxquelles elles n'ont accès que très parcimonieusement). Jugées incapables d'enseigner du point de vue masculin, elles doivent non plus seulement se contenter d'être des médiatrices mais vouloir aussi devenir des actrices à part entière en participant activement à la vie citoyenne et intellectuelle, notamment par le biais de la lecture et de l'écriture. Ces deux moyens sont très facilement à la portée des femmes car cela nécessite peu de moyens financiers : le papier se trouve facilement, pour une somme modique et il est difficile d'en empêcher son achat. Les éditeurs peuvent être leurrés quant au sexe de l'auteur-e qui envoie son manuscrit (rappelons-nous des exemples des sœurs Brontë qui ont publié leurs premiers romans sous un pseudonyme masculin ou même de celui utilisé par Aurore Dupin alias George Sand). Et puisque les hommes ne se sont pas totalement appropriés les bibliothèques publiques, les femmes peuvent encore y entrer librement. Mais pour cela, elles doivent être indépendantes économiquement, quitte à posséder une rente (un propos déjà tenu dans Une pièce à soi écrit en 1929 où l'auteure y expliquait la nécessité pour les femmes de pouvoir développer leurs talents littéraires préservés de toute pression économique et familiale). En contre-partie, Virginia Woolf souligne la nécessité de trouver de bons moyens de persuasion afin de convaincre ces femmes indépendantes d’œuvrer pour la paix sans passer par la pression matérielle exercée par l'économie patriarcale ou bien celle exigeant l'effort de guerre national.
Comment œuvrer dans ce sens ? Par le biais d'un dialogue imaginaire avec une fille d'homme cultivé (un procédé utilisé dans tout le livre – Virginia Woolf écrit parfois de fausses lettres pour illustrer son propos). Indépendante financièrement, lectrice et écrivaine, celle-ci met en lumière la situation des journaux édités en Angleterre. Ceux-ci sont possédés par des conseils d'administration qui imposent une ligne éditoriale précise. Pour contrer cette main-mise par des industriels qui imposent des idées au service de leurs propres intérêts particuliers, il est nécessaire de créer selon l'auteure un contre-pouvoir par le biais d'un journal gratuit (et peu coûteux dans sa fabrication) diffusé à très grands tirages pour une meilleure visibilité. C'est uniquement dans ces conditions qu'un écrivain pourrait publier des articles sans contraintes financières ni idéologiques imposées par ces fameux conseils d'administration. Malheureusement, nous voyons qu'actuellement, les journaux dits gratuits diffusés en abondance dans le métro sont possédés par ces fameux groupes industriels pour mieux diffuser l'idéologie correspondant à leurs intérêts, très loin de la préconisation vers une diffusion plus indépendante imaginée par Virginia Woolf.
Si les conditions économiques et sociales proposées par Virginia Woolf étaient respectées, alors, et pour la première fois en Angleterre, les femmes pourraient signer le manifeste proposé par les hommes en faveur de la paix et donneraient ainsi la guinée au profit de l'association fondée par ces derniers. Ce don serait proposé sans contre-don, sans aucune demande de gratification en retour car les femmes n'auraient plus besoin de démarcher auprès des hommes pour revendiquer une quelconque liberté. Ce don serait proposé de la part d'une femme libre et indépendante qui n'aurait plus besoin des hommes pour subvenir à ses besoins quotidiens et défendre ses libertés individuelles.
Selon l'auteure, si ces conditions étaient donc véritablement remplies sans compromission, alors il ne serait plus nécessaire d'utiliser le terme de féminisme : les femmes n'auraient plus besoin de militer pour être les égales des hommes. Si l'écrivaine ne goûte guère le terme de « féminisme », c'est d'abord et surtout parce qu'il n'a pas été inventé par les femmes mais par les hommes. Alain Rey va dans ce sens lorsqu'il définit le mot dans Le Dictionnaire historique de la langue française (éd. Robert, 1993) : « Féminisme : n.m. A été formé sur le radical du latin femina par Fourier (1837), pour désigner une doctrine qui propose d'étendre le rôle des femmes dans la société ». Le terme a donc été employé pour la première fois par Charles Fourier, philosophe et représentant typique de ce que Marx et Engels avaient nommé le « socialisme utopique », dont le courant de pensée reposant sur l'organisation sociale en harmonie des passions et des affinités inclut une participation active des femmes (même si celle-ci ne semble pas très clair). Il est vrai que la définition première du terme féminisme (dont le genre est masculin) n'inclut pas originellement l'idée d'égalité entre les femmes et les hommes. Ce n'est donc pas une surprise si ce terme peut être considéré comme négatif par une femme faisant partie d'un groupe dominé n'ayant pas eu l'occasion de proposer un nom pour qualifier les luttes caractérisant sa classe sociale, celle des femmes. C'est un homme du groupe dominant qui a donc eu le pouvoir de le faire à leur place. Virginia Woolf évoque même la nécessité d'inventer un terme nouveau et cette fois-ci cette invention langagière et conceptuelle serait le fait des femmes elles-mêmes afin de marquer encore une fois leur indépendance vis-à-vis des hommes.
Pourtant, l'Histoire prouve aussi qu'il est possible pour un groupe d'opprimé-e-s de reprendre à son compte des termes choisis par leurs oppresseurs qui devaient au départ servir à le catégoriser pour mieux le stigmatiser. Cela aura été d'ailleurs le cas du mot « négritude » reforgé pendant l'entre-deux guerres par Aimé Césaire. Ce dernier transforme ce mot comme une force pour contrer le racisme colonial français. Et l'Histoire prouve encore de nos jours que les combats féministes sont loin d'être terminés. Le terme est encore nécessaire et a besoin d'être ré-apprécié par les femmes qui, pour beaucoup d'entre elles, veulent l'égalité avec les hommes tout en rejetant un terme souffrant d'avoir été servi la vision des femmes du point de vue de la domination des hommes.
Si Virginia Woolf parie sur une disparition du mot féminisme, elle est moins confiante à propos des mots dictateur et fascisme. La lettre reçue par l'homme lui posant la question de sa voir comment empêcher la guerre prouve que certains hommes ont envie de faire front commun avec les femmes. Les régimes fascistes (et plus particulièrement le nazisme) appliquent des distinctions de races ) qui rappellent les distinctions de sexes appliquées par la société anglaise (sur les rapports de congruence dans la question de hiérarchisations raciales et sexuelles, les analyses de chercheuses comme Elsa Dorlin et de Christine Delphy sont absolument recommandables). Comme l'écrit Virginia Woolf, le destinataire de la lettre doit se sentir au fond dans la même posture d'impuissance que sa mère ou sa propre grand-mère dont la liberté d'agir est diminuée en raison de son sexe par leurs propres maris, frères et fils.
Si la guinée des femmes va bien remplir les caisses de l'association tenue par les hommes, il est hors de question pour elles d'adhérer à celle-ci. Si les hommes peuvent avoir un comportement affectueux envers leurs mères et leurs sœurs, il est difficile pour eux de reproduire ce même comportement dans l'espace public. Comment demander à des hommes de renoncer à des privilèges sociaux, même si ceux-ci se font au détriment de femmes qui leurs sont proches dans l'espace domestique ?
Il est donc nécessaire de fonder en parallèle à cette association
masculine son pendant féminin régi par ses propres règles en vue d'une meilleure collaboration et dont le but politique serait la promotion universelle de la paix. L'idée consiste donc à garder
une indépendance vis-à-vis de l'association masculine. Cette idée traverse toutes les luttes féministes (précisons : non-mixtes) qui suivront, notamment celles relevées par la sociologue
féministe Danièle Kergoat à travers les combats des infirmières pour la revalorisation de leurs droits dans le respect de leurs spécificités.
Dans la société rêvée par Virginia Woolf, les femmes au foyer percevraient un salaire pour le travail domestique effectué à la maison. Les hommes ne seraient pas dans l'obligation de dépendre totalement d'un travail et pourquoi pas ils pourraient aider leurs femmes au foyer dans un équilibre égalitaire du travail domestique. Par extension, la culture serait plus libre et accessible aux femmes comme aux hommes puisque le travail domestique ne serait plus effectué seulement par les femmes. Pourtant, la réalité nous montre que le budget de l’État finance plus volontiers les armées que le travail des femmes. Les filles sont encore et toujours soumises à l'autorité paternelle, situation légitimée par la Loi. Les filles rebelles sont déclarées perdues et ne peuvent en aucun cas subvenir à leurs besoins. Toutes choses témoignant encore une fois de la nécessité de l'indépendance économique des femmes.
Pour pouvoir donc affronter la question de la guerre en sachant quels moyens adéquats mettre en place afin d'en éviter les ravages, Virginia Woolf préconise donc de régler impérativement et dans un premier temps les contradictions qui empoisonnent la société patriarcale (notamment la question de l'inégalité entre les femmes et les hommes sur les plans civil et salarial, éducatif et citoyen). Cela en guise d'ouverture de toutes les perspectives possibles grâce auxquelles les femmes jouiraient d'une meilleure compréhension du monde qui les entoure. Cette plus grande compréhension pouvant aider à ce que ce même monde ne s'abîme pas dans l'immonde. Quelques mois après la disparition de Virginia Woolf, étaient décrétés à Wannsee le renforcement et l'accélération de la « solution finale ». Massives étaient alors les forces obscures mobilisées entre autres à rendre inaudible le message de l'écrivaine.
5 février 2015