« (…) jusqu’à atteindre une sorte de lagon au bord duquel péniblement j’ai accouché, les yeux fixés sur une étoile brillante » (Marc Scialom, Invention du réel, p. 67)
Trois contes – comme chez Gustave Flaubert (la synthèse en trois volets d’une écriture proposée en apothéose de l’œuvre) ? Un triptyque évidemment (on y revient). Mais aussi trois occasions de recommencer un geste littéraire marqué, comme son double cinématographique, par de blancs ou noirs silences longs de plusieurs décennies (l’œuvre de Marc Scialom serait à ce titre comme une ellipse à double foyer). Invention du réel, c’est ainsi, un an après Les Autres étoiles (2015) et dans le soutien éditorial continué d’Artdigiland, la poursuite obstinée d’une fantaisie prolixe et d’une prodigalité baroque, la persévérance d’un esprit densément peuplé, couturé d’obsessions et électrisé de hantises – toutes choses à l’épreuve de l’écriture qui leur ferait passer la rampe de la page écrite à celle qui sera lue. « Il était une fois », oui mais trois fois. C’est un même désir réitéré, un même désir reprisé, celui d’un homme de conter sans compter, indifférent au battage médiatique de la fausse monnaie distribuée par les automates de la « rentrée littéraire ». Placé sous la condition d’un exergue ayant valeur de postulat (« Tout ce qui peut être imaginé est réel » dixit Pablo Picasso), le conte devra donc recommencer trois fois de suite afin d’imposer à chaque renouvellement diégétique et narratif l’unique orientation, partagée d’ailleurs par un philosophe comme Cornelius Castoriadis – celle d’un refus catégorique de l’opposition schématique entre imaginaire et réalité dès lors que la seconde se comprend précisément comme un acte de création effectif, personnel (quand il s’agit par exemple d’un texte), collectif (quand il s’agit par exemple d’une politique) et impersonnel (quand il s’agit de l’existence du monde humain comme, plus grand et mystérieux, de l’univers non-humain). Il faudra alors une citation de Nestor Makhno, l’anarchiste ukrainien vainqueur des armées blanches tsaristes et vaincu par l’armée rouge trotskiste, pour comprendre la nature politique et révolutionnaire de tout acte de création à partir du moment où il implique de déplier au dehors, dans le monde objectif, des puissances d’invention et d’utopie, de rêve et d’émancipation jusqu’à présent pliées en dedans des subjectivités : « Prolétaires du monde entier, descendez dans vos propres profondeurs, trouvez-y la vérité, créez-la... » (p. 107). Riches de fabuleuses divagations dont l’imagination n’oublie cependant jamais que leur échevèlement en moult arabesques est branché sur le réel de celui qui en est le sujet traversé et excédé, les trois contes ne pouvaient dès lors se suffire du couché diversement agencé des phrases. Les matières aléatoires, imprévisibles et proliférantes des phrases trouvant effectivement à se redéployer dans la scansion offerte par la vingtaine de planches quasi-manuscrites et « graffitiques » dessinées, entre Jean Dubuffet et Juan Miró, par un vieil ami de Marc Scialom, Mélik Ouzani, complice du temps où ils fourbissaient ensemble quelques films (Exils en 1966 dans l’inspiration de Dante puis La Parole perdue en 1969). Ainsi, le conte par trois fois se lira et se regardera, se répétera dans la polarisation des échanges de la littérature et de la peinture, des prises de forme qui sont autant de lignes de fuite en frisure de l’informe. Comme une conversation amicale retraduisant celles qui structurent les deux premiers contes de Invention du réel entre l’ami Kaddour et Alex-Ilan, doubles littéraires de figures peut-être réelles autant qu’hétéronymes parmi d’autres d’une pensée entre soi et soi-même (Platon nommait cela dianoia) et dont les échanges sont aussi ceux des parts juive et arabe caractérisant la trajectoire biographique de l’auteur.
L’acte de création est ainsi celui, pour user d’un grand mot de Fernando Pessoă, d’une intranquillité : « (…) quand on écrit, il faut toujours accueillir l’inquiétude, c’est comme ça qu’on invente avec justesse » (p. 127). C’est que l’intranquillité est la condition existentielle, l’angoisse essentielle d’une écriture désireuse de tenir, en montages paradoxaux de relations (les appareillages ne le sont que d’éléments dépareillés), le cap sur l’horizon de l’infini et du possible : « Le monde est perpétuelle invitation à vivre l’infini des possibles et à y tisser les liens les plus inattendus » (p. 63).
Pliures, échardes et bigarrures du style
D’un strict point de vue stylistique, on aura déjà relevé l’importance en ce qu’elle est structurante des deux premiers contes de la conversation amicale faite d’interruptions et de reprises entre Kaddour (figure déjà croisée dans Les Autres étoiles) et le narrateur (Alex-Ilan est un hétéronyme, double ou jumeau imaginaire comme le sera le peintre Albert dit Berlu dans le troisième conte), quelquefois semblable à un vieux couple beckettien (mais l'inévitable référence à En attendant Godot ne surviendra que bien après, p. 168). On note aussi cette indécision délibérée offrant çà et là de franches marges de manœuvre et de poursuite dans l’imagination pour le lecteur (« Ça commence plus ou moins comme un polar », p. 13), jouant également sur le principe compossible de l’alternative (« De l’origine douteuse d’une conséquence, ou de la conséquence d’une origine douteuse », p. 43 ; « (ou l’inverse, pourquoi pas ?) », p. 61). En écho aux deux titres ou bien à l’absence de titre pour la grande œuvre peinte de Jérôme Bosch mieux connue cependant sous le titre de Jardin des délices (p. 89) dont on n’a évidemment pas oublié à quel point elle fascine l’auteur des Autres étoiles. On pourrait encore évoquer le recours fréquent à l’italique (la citation participe aussi, elle participe déjà aux plissements et creusements baroques de la narration) dont on n’oublie pas non plus que le substantif nomme originellement les premiers peuples d’Italie, ainsi qu’aux points de suspension (dans l’invitation suggestive faite au spectateur de jouer au relanceur en imagination). On insistera enfin et surtout ici sur le principe narratif de la mise en abyme (les contes se présentent d’emblée comme tels), avec des effets d’emboîtement (que l’on songe ainsi au poème fait d’allitérations sous dominante de la première lettre de l’alphabet qui est la première voyelle, p. 171-175) et des cascades (de références culturelles et de mentions artistiques, en particulier de citations littéraires). D’un côté, il y aurait étagement, plissement et creusement (de strates ou couches de récits dans le récit) ; de l’autre, il y aurait croissance et exubérance (de créatures hybrides et métamorphiques comme de situations toujours susceptibles d’interruptions et de bifurcations). C’est donc une énergie débordante et créatrice que l’on pourrait légitimement qualifier de baroque ou de néo-baroque, exemplifié par le texte-modèle de La Divine comédie de Dante et par la peinture-modèle de Jérôme Bosch. Un néo-baroque orgiaque et vitaliste, organique et protubérant, proliférant et labyrinthique (le motif du labyrinthe est parfaitement notifié, pp. 129 et 165), et qui s’oppose à la séparation abstraite entre le rêve et le réel en privilégiant des immixtions virales, des coulissements tubulaires et des passages membraneux – toute une boyauderie infernale. Ce sont par exemple des inventaires poétiques à la Prévert, des listes de jeux (p. 33) ou bien d’émissions télévisées grotesques et farfelues (p. 91). C’est entre autres un « poème-litanie » dédié à une machine à remonter le temps rappelant entre autres le principe du « Je me souviens » de Georges Perec (p. 178-180). Ce sont encore quelques préciosités (scientifiques et zoologiques) de vocabulaire écloses telles des fleurs sauvages, des orties éparses, des roses rares et piquantes – nous trouverions en magasin ce type de moustique qu’est l’anophèle (p. 58), cet organisme planctonique qu’est la diatomée (p. 59), une sécrétion calcaire produite par des polypes et dite polypier (p. 82), ces animalcules aux cils vibratiles décrits comme des protozoaires ciliés (p. 82), ou encore ces cellules pigmentaires que l’on nomme chromatophores (p. 198) et dont la constellation pleine d’échardes est saturée d’une conscience tragique depuis la lecture des Autres étoiles. Ce sont enfin des moments offerts à une narration moderne sans ponctuation digne des peintures apocalyptiques imaginées par Pierre Guyotat (p. 188-189).
L’écriture néo-baroque, c’est une pluie tropicale, une pulvérulence venteuse, toute une climatologie ressaisie en un rhizome mental : un « mouvement brownien ? (…) brownien heureux. » (p. 97). Le texte néo-baroque selon Marc Scialom, c’est une écriture en pli et dépli (deleuziens), par exemple ceux d’un clown dont le dextérité, arrachée à une vieillesse malhabile (klönne d’où vient l’anglais clown dit exactement cela en vieil allemand ou frison), lui permet cependant de tenir « une feuille de papier blanc qu’il plie en deux, en quatre, en huit, qu’il déplie et replie de manière compliquée, jusqu’à en faire une maisonnette avec sa porte, ses fenêtres, son toit et sa cheminée. Puis il roule en boule la maison de papier (…) jusqu’à en faire cette fois un bateau surmonté de ses mâts, de ses voiles, et suivi de son sillage onduleux. Enfin il lance en l’air le bateau qui retombe en une pluie de confettis » (p. 188).
Fourbi de motifs
(des enfants, des animaux, des monstres)
D’un côté, « des trous partout » (p. 25) ; de l’autre, des « paysages bizarres » (p. 44). Dans l’intervalle (c'est la vie dans les plis de Marc Scialom, en écho à la poétique de Henri Michaux), cette question : « Sommes-nous des animaux inaccomplis ? » (p. 49). La question doublée, redoublée par cette supplique, entre Arthur Rimbaud et Samuel Beckett : « Pas nés, pas à naître » (p. 54) ; « Ne nous méprisez pas parce que nous ne sommes pas nés » (75). Pour naître, c’est-à-dire pour n’être au monde qu’en raison d’une néoténie garantissant phylogénétiquement à tout ce qui est humain de ne jamais trouver d’achèvement apaisant, il faudra alors renaître en littérature dans la traversée racontée encore et encore d’un désert ponctué de quelque oasis, d’une jungle peuplée de quelques tribus hospitalières, d’une nuit intersidérale éclairée de quelques signaux de détresse. Parmi les ponctuations, il y a des écrivains comme Jorge Luis Borges (pp. 13-111), Jules Verne et Ray Bradbury (p. 122), Lewis Carroll cité plusieurs fois (pp. 23-24, 90, 133). Il y a, pour transfigurer la nuit du dedans et du dehors indiscernables, des peintres comme Jérôme Bosch bien sûr, mais aussi Vermeer et sa Jeune fille à la perle (p. 29), Francisco Goya et Pablo Picasso (p. 123), Marc Chagall (p. 171). Il y a pour illuminer l’écran de nos cerveaux des cinéastes tels Alfred Hitchcock avec La Mort aux trousses (p. 30-31), Jean Painlevé avec ses hippocampes (p. 83), des burlesques de notre enfance comme Harold Lloyd (p. 93), Charlot (pp. 106 et 121) et Harpo Marx (pp. 90 et 121). Mais il faut aussi des caméras (p. 38) et des projecteurs (p. 46), des projections de films muets (p. 57) et des écrans de cinéma (p. 114). C’est tout un cinéma dématérialisé, confondu avec le mouvement même du monde : « Il n’y avait pas d’opérateur humain... C’est un film absolu... » (p. 59). C’est un beau fouillis aussi, à la densité organique, davantage animale que végétale. Le bestiaire est riche et azimuté, dépenaillé et dominé par la présence paradigmatique du singe, vivant ou mort, momifié (p. 39), aux mains humaines (p. 45), en situation de chimpanzé allaité (p. 67). Mais on trouvera aussi bien la représentation pariétale d’un bison (p. 33) que des « bêtes fantômes » (40), aussi bien un vaisseau spatial comme une arche du futur (p. 75) qu’une mouche et un chat suspendus (pp. 93 et 100), un taureau dans l’arène (p. 98) autorisant tout un développement autour de la tauromachie (p. 123). Et même une chenille en phase cruciale d’auto-digestion avant sa renaissance papillonnante (p. 96). On conclura provisoirement avec toute une série d’animaux sauvages et improbables dans leur proximité avec les êtres humains (p. 160), à l’instar de ceux peuplant exemplairement Froid équateur (1993), le dernier volet de la Trilogie Nikopol dessinée par Enki Bilal. Aux côtés d’animaux encore identifiables, s’impose également une galerie de monstres, beaucoup de clowns (pp. 14, 93, 129, 171 et 187), des chimères surgies de l’imagination parthénogénétique de l’auteur, des êtres métamorphes et hybrides avec la référence stratégique (déjà à l’œuvre dans Les Autres étoiles) au docteur Frankenstein (p. 22) : ce sont ainsi une sirène (p. 35), un axolotl en hommage à Julio Cortazar l’écrivain argentin ami de Borges (p. 49), une grosse bête bleue à trois cornes (p. 130). Ce sont encore « mille fragments de poulpe esquissés au stylo » (p. 70), évidemment des chrysalides (p. 96), un chat qui parle comme celui du Cheshire (p. 133-134), des monstres qui grouillent dans la cervelle d’un autre double imaginaire de l’auteur, le peintre manchot Albert Lu surnommé Berlu (p. 144). Soit tout un « tohu-bohu de monstres peints » (p.171) faisant ainsi lien entre Lascaux et le cerveau de l'auteur. Mais ce dernier est également le siège d’exodes (p. 13) et d’exils (Exils est déjà le titre du second film co-réalisé avec Mélik Ouzani), de patriotes vietnamiens (p. 50) et de guerres fratricides (p. 169-170). D’un « exil commun d’un peuple unique. Dont un petit groupe ensuite a dominé les autres. Au point de réinventer mensongèrement l’histoire : ’’Depuis toujours, vous êtes les autres... Vous n’êtes pas nous...’’ Négationnisme... » (p. 65). A flot porté sur la mer démontée des désastres réels et imaginés, on note encore l’insistance significative d’une barque en allumette (pp. 24-101) qui, entre-temps devenue baignoire en plastique revenue de l’enfance (p. 148), se synthétise en une « barque-baignoire (…) en allumettes... » (p. 191), frêle embarcation tenant bon le cap et l’horizon, qui flotte entre les possibles mais ne sombre pas dans le règne tyrannique de l’existant. On découvrira aussi dans ce bazar à trois voies ou ce capharnaüm à trois chambres qu’est Invention du réel la répétition d’une loi étrange, consistant en la variabilité des âges en rappel du sort carrollien d’Alice (p. 23-24), avec le cas d’enfants-vieillards (100), un autre fait d’une atrophie du temps tantôt régressant, tantôt imposant un état de mort asymptotique (p. 112), avec la situation d’un homme de 11 ans faisant l’amour avec une femme de 119 ans son aînée (p. 123). Pour en ramasser l’idée : « La trigonométrie et, juste après, les nounours ! » (p. 199).
En somme, il faudrait tenir bon des deux côtés du temps afin de ne pas céder sur notre devenir, ouvert et sans fin. Préhistoire et post-histoire seraient ainsi comme les bornes temporelles d’une hominisation toujours en cours, inachevée et dont l’inachèvement « néoténique » (avec pour mascotte l'axolotl) est la condition phylogénétique ressaisie dans l’écriture fabuleuse, d’avant-avant-hier à après-après-demain. Chaque individualité est alors le site particulier d’un devenir tempéré d’un aval et d’un amont, « avant l’après-Histoire » (p. 101), avec l’exemple éclairant de la grotte de Lascaux où séjournent les êtres humains de l’an 80000 (p. 122). C’est l’importance cruciale et axiale de la figure de l’enfant dont l’émergence ne s’accomplit que depuis un vaste fond matériel et océanique de destruction (on n’oubliera pas la grandeur de l’unique long-métrage Lettre à la prison d’être ruines et survivances d’un film de 1969 s’imposant quatre décennies plus tard comme le plus beau de 2009). S’affirme en conséquence ici l’entrelacs des motifs de la décharge et des rebuts, des ruines et des restes (p. 38), joujoux baudelairiens et cimetières de poupées (p. 39), « gribouillis » entre Jean Fautrier et Cy Twombly (p. 70), ordures et « accumulation de détritus » (p. 74), idée vague d’« ébauche » (p. 89), moignons et caca dignes d’Alejandro Jodorowsky (p. 131). L’écriture se comprend alors aussi comme un art proposant l’accommodement des restes (p. 38). Des restes de la parole depuis un fond de mutisme appartenant à l’enfance – à l’infans soit l'enfant sans voix (p. 121) qui se manifeste sous les auspices de l’ablation des cordes vocales des enfants des Obscurs (p. 22), de l’image de l’« embryon stable » (p. 49), mais aussi du « film muet » (p. 57), d’un accouplements d’enfants (p. 64) ou bien d’un « enfant mort-né » (p. 78), du mutisme de Harpo (p. 90) comme de la poésie aphasique du clochard Miraut revenu de l’enfance de l’écrivain (p. 90) cauchemardant qu’il beugle plutôt qu’il ne parle (p. 98). L’enfant sans parole fonde ainsi la tonalité émotive et native de l’écriture scialomienne. La figure de l’enfant fonde ainsi la recharge de la parole depuis un silence intersidéral et inaugural. Jusqu’à la décharge terminale d’un verbe catastrophiquement anéanti dans les codages binaires de l’informatique (cette tonalité native était déjà marquée par le titre des deux premiers films de Marc Scialom, En silence et La Parole perdue).
Contes à rebours et rebrousse-poil –
à remonter et démonter le temps
Les trois contes maintenant, mais un par un (quand bien même les uns ne cessent de lorgner et de coudoyer les autres). L’eau qui tremble est un conte tragique affichant des références comme autant de pistes valables pour les deux autres contes (Contes de ma mère l’Oye de Charles Perrault, Fictions de Jorge Luis Borges, Les Derniers néandertaliens de Dominique Baffier). On y trouve le montage comparatif d’une historiette relevant de la tradition orale et méditerranéenne appartenant à Ch’hâ, « figure comique protéiforme(...), personnage mi-fou mi-sage » (p. 16) avec deux passages issus du Livre de la Genèse, rapprochant ainsi le clou dans le mur d'une maison au fruit interdit de l’arbre de la connaissance. Et puis c’est un second conte dans le premier conte que se racontent Alex-Ilan et Kaddour et qui accuse le plissement de celui qui l’accueille, avec sa division hiérarchique en trois castes (Puissants, Familiers, Obscurs ou Inachevés). Un mot brille dans toute sa lueur de vérité énigmatique, « Polynésie » (p. 45), qui aura alors été précédé par un fameux « archipel des îles Trouées » appartenant aux Autres étoiles. On y reconnaît une écriture toute en constellation (on retrouvera d’ailleurs quelques étoiles dantesques), mieux en archipel (pour penser encore à Édouard Glissant), désireuse de poudroiements et de nébuleuses, c’est-à-dire en proposant des multiplicités polycentrique ou a-centrées. D’où l’insistance stratégique d’une notion comme celle de multivers (pp. 112 et 202) : « Systoles, diastoles : les univers battent comme des cœurs. Le multivers entier palpite » (p. 112). Un grand désir de dépersonnalisation subjective impose l’idée, réitérée d’un ouvrage l’autre, d’un mésusage dans l’emploi frénétique du je et du nous (« Outrecuidance. Truquage. Usurpation », p. 54). Un désir de dépersonnalisation qu’il faut comprendre et envisager comme un désir de décentrement, d'ouverture et de démultiplication. « Je suis deux... Je suis quatre... Je me démultiplie. Un autre être me parasite. Plusieurs êtres. Mon centre affleure, émigre. Je suis un pullulement. Un polypier. Une colonie de protozoaires ciliés, de vorticelles en nombre X. Un chatoiement vital. Je ne suis plus que mon propre extérieur. (Adieu. Ici je cesse d’articuler.) » (p. 82). Au point d’autoriser que l’imagination prenne le pouvoir dès lors qu’elle impose une autonomie des êtres imaginés : « J’aime que mes créations m’échappent, j’apprécie qu’elles m’étonnent. Mettons que je l’ai prémédité (…) Mes personnages sont en train de devenir autonomes, tu t’en aperçois bien » (p. 79) Le geste artistique est celui d’une identification de l’être et de l’excès – ex-ousia au sens d’autorité et de liberté préciserait Marie-José Mondzain dans son Homo spectator (éd. Bayard, 2007), au sens aussi d’une ex-clamation telle la main négative ou positive de l’art pariétal. « Il y a une force qui dépasse les individus ! » dit l’un quand l’autre lui répond : « Nous sommes des non-individus ! », obligeant le premier à renchérir ainsi : « Et même aux non-individus ! » (p. 80). Le réel advient moins qu’il est donc à réinventer, sans autre nécessité que celle que nous y mettons en délirant tant et tant de fictions projetées : le réel est ici la projection d'une fiction réalisée, une constellation humaine et animale, mythique et fantastique, une multiplicité de fictions pointillées parmi lesquelles nous sommes, scintillant ou sautillant. Des figures rêvées puis conçues par un improbable dieu, ou, plus probablement, involontairement rêvées par ce cousin méditerranéen du chat du Cheshire qu'est le Ch’hâ méditerranéen résistant à toute localisation et identification (à moins que ce ne soit encore un autre hétéronyme pour le moustachu Marc Scialom). « Nous sommes des êtres de fiction. Nous existons d’abord pour rien. Les bêtes sont pleines de rêves. Les enfants imaginent. Les Néandertaliens imaginaient. Le réel commence toujours par le songe. Après seulement, ça se concrétise. » (p. 84).
Ébauche d’une prairie est un conte apocalyptique, le panneau central du triptyque mais le plus court des trois contes, entièrement habité par le rêve d’un film contrarié (le projet cinématographique est tombé à l’eau) et relancé (mort au cinéma, il renaît donc en littérature), consacré au Jardin des délices de Jérôme Bosch, déjà au cœur des Autres étoiles. Le panneau central est celui qui invite le narrateur, l’esprit alors habité par Jabberwocky de Lewis Carroll, Les Illuminations d’Arthur Rimbaud et Union libre d’André Breton, à y voir une égalité consacrée comprenant tous les animaux, et y entendre un mixage babélique de « langues mortes ou futures, voire (…) inexistantes » (p. 90). Non moins rêvant de remplacer les comédiens qu’il n’aura jamais pour son projet de film par des « lunatiques », des « humanoïdes, des « mutants géniaux – comme vous et moi dans nos meilleurs jours... » (p. 90). Le rêve d’un film devient alors un film rêvé par écrit, mais dans une succession jusqu’à l’indistinction du rêve et de la réalité de visions indistinctement oniriques et cauchemardesques : chasse à l’homme, gel du temps et du mouvement (dont le thème est retrouvé d’une nouvelle de Jorge Luis Borges, Le Miracle secret), hantise de l’antisémitisme (le choix du second prénom, Ilan, est un hommage à Ilan Halimi torturé et assassiné en 2006), passage d’un rêve (d’Alex) à un autre (de Kaddour) comme la métaphore possible de tous les échanges judéo-arabes via un voyage à deux à Madrid seulement – mais décisivement – imaginé. La fin du monde semble s’y résorber en myriades de bulles de savon en suspension, provoquée par une jeune fille à la perle vermeerienne. Comme une lointaine réminiscence d’une jeune fille rêvée ou fantasmée ou mythique dénommée « Point Focal » (p. 113), et dont les usages de l’informatique sont, à chaque coup de clic, aussi ludiques que catastrophiques. « L’informatique mène au suicide (…) Au meurtre collectif (…) A l’auto-génocide » (p. 114). Ne resteraient alors plus, au moment où l’écriture narrant le désastre elle-même s’interrompt, que quelques animaux. Des nourrissons aussi. Et puis ce drôle de Yok-Yok qui conclut ce deuxième conte comme il l’aura ouvert, lutin-poète sorti de l’imagination du peintre Étienne Delessert tant estimé par Eugène Ionesco qui le reconnaissait comme qui ? Sinon un Jérôme Bosch de notre temps.
80000 est un conte utopique, habité par l’essentielle présence de Gaspard, fils de Chloé Scialom et petit-fils du narrateur figurant à l’âge de deux mois cet infans que ce dernier, dépassant dorénavant les 80 ans, ne cesse pourtant de vouloir retrouver dans les figures burlesques et muettes de l’enfance – Harpo, Charlot encore et toujours. Le privilège de l’enfant consiste ici en l’indistinction de ses surfaces et de ses profondeurs que le narrateur voudrait faire sienne à l’occasion d’un troisième et dernier conte seulement esquissé, « non encore élaboré, à peine projeté, un conte pour ainsi dire inexistant » (p. 121). Il s’agira, en toute modestie (le narrateur avoue qu’il ne possède le talent ni de Jules Verne ni de Ray Bradbury), de se projeter dans un lointain futur, l’an 80000, tout en ne perdant jamais de vue aucun foyer natif – du nourrisson à Lascaux en passant même, dans l’intervalle entre la préhistoire et la science-fiction, à une référence implicite (puis plus explicite avec le chute d’un « gros aérolithe », p. 203) au fœtus astral de 2001 : A Space Odyssey (1968) de Stanley Kubrick. Avec ce troisième panneau proposant en particulier de tresser un labyrinthe utérin entrelaçant les rêves d’un bébé avec le rêve d’un futur idéal, Marc Scialom saisit avec la plus grande ferveur cette puissance native au principe de tout acte de création en ce qu’il consiste justement à saisir ce qui relève du commencement dans tout recommencement. Autrement dit à saisir l’origine comme « flux dans le tourbillon du devenir » (Walter Benjamin). D’un côté, le rêve de l’enfant gonflé d’une imagination pour laquelle il n’a même pas encore de mots enfle de créatures pour certaines émancipées des toiles d’un peintre manchot à l’opposé de la jeune informaticienne du conte précédent, sinon de « victuailles pantagruéliques » avérant la profuse générosité de l’imaginaire (p. 151). De l’autre, c’est un futur réchappé des millénaires catastrophiques (2000 et 3000 – les nôtres) où aura triomphé la cacophonie meurtrière des « ismes » (p. 178). Jusqu’au sursaut d’un quatrième millénaire avec la création d’un « État judéo-musulman d’Israël-Palestine » puis sa laïcisation, le rêve d’un état binational ou commun ouvrant exemplairement la voie à d’autres utopies concrètes et réalisées, de l’abolition universelle des frontières à la suppression des monnaies et l’adoption corrélative de la gratuité généralisée (p. 180). En 80000, donc, toutes les langues se seront fondues en un seule (mais est-ce vraiment un bien ?), l’argent aura disparu ainsi que les identités administratives (les phéromones pourvoiront à la reconnaissance intersubjective), les rapports entre les humains et tous les animaux se seront apaisés, les âges n’auront plus grande signification générationnelle en même temps que l’on pourra dépasser le siècle et demi, l’intelligence individuelle et collective connaîtra des pointes épi-phylogénétiques irréelles en regard du réel d’aujourd’hui, les vaisseaux spatiaux allant à la découverte d’autres formes de vie extraterrestres tireront tel le « Deuxième voyage d’Ulysse » (p. 182) leur nom de récits dantesques, une « Assemblée Gouvernementale Planétaire » sera cette institution cosmo-politique instituant la paix universelle rêvée par Kant. Et, pourtant, « 80000 n’est presque rien. La vie sur Terre est apparue il y a 4,5 milliards d’années. Nous sommes encore préhistoriques » (p. 141). Cette préhistoire prendra d’ailleurs une nouvelle fois chez Marc Scialom la marque autobiographique d’un événement historique (hantant son premier court roman, Loin de Bizerte en 1967), les massacres à la frontière du colonial et du postcolonial de Bizerte en juillet 1961 (p. 179). Une formule y résonne plus qu’aucune autre, comme manifeste d’un agencement des différences préféré à la dialectique conflictuelle et parfois meurtrière des antagonismes : « Rien contre » (p. 124). Précisée plus loin, la formule semblerait cependant dire autre chose : « Si complexe et foisonnant que m’apparaisse le monde, tout bien pesé je n’y trouve rien. Or ce rien, de toutes mes forces je suis contre » (p. 142). « Rien contre » poserait alors tantôt le refus pacifique et consensuel de la contradiction, tantôt le désir d’un sens, y compris comme non-sens, imposé en dépit d’un être ontologiquement insensé. Le désir du sens et de sa réalisation, littéraire mais aussi politique, se nommera alors ici utopie. Utopie est ce domaine étrange et, en même temps, pas si étrange que cela puisque, après tout, « l’histoire montre que les utopies se réalisent souvent » (p. 196). Avec Invention du réel, le lecteur en aura découvert trois nouvelles, trois contes dont l’utopie consisterait alors à recommencer des commencements utopiques favorables à l’accouchement de nouvelles étoiles plutôt qu’à la répétition compulsive d’anciens désastres.
L’énergie désirante du sens utopique et de ses réalisations pratiques se manifesterait encore dans toutes les parcelles conscientes d’univers, dans un mouvement d’auto-conscience de l’univers étonnamment hégélien. On pourra préférer à cet idéal de réconciliation absolue entre la matière et l’esprit l’image d’un enfant qui pisse (et, pissant, viserait la première étoile brillante, l'étoile du matin – Vénus). Une image aussi conclusive que native (on pense à la statue bruxelloise du Manneken-Pis) qui ramasserait finalement l’élan d’une écriture qui, si jeune et pourtant si âgée, se sait cependant tendue dans son devenir – un devenir qui n’est rien d’autre que celui de l’humanité entière, entre la préhistoire et l’après-Histoire. Entre-temps, il aura fallu nous raconter beaucoup d’histoires, il nous faudra encore fourbir quelques contes ou fables, une fois, deux fois, trois fois, à chaque fois recommençant – tel un enfant urinant – notre humanité qui est notre enfance, déchirée entre le mutisme des astres et de bruyants désastres. Une humanité dont il nous faudra continuer à poursuivre la fable puisque nous n'aurions rien d'autre et qu'elle ne nous demanderait pas davantage, sinon de raconter pourquoi elle mérite justement d'être vécue : « Je n’ai inventé qu’une fable. Quelqu’un en inventera une autre et ainsi de suite. Toutes se concrétiseront mais autrement, et c’est cet autrement qui importe... Il faut tendre à construire l’imprévisible. » (p. 203).
Pourquoi écrire ? Pour quoi, sinon que « Le réel flanche » (p. 94).
11 octobre 2016
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