La "rentrée littéraire" est ce micro-événement censé consacrer la vitalité économique et artistique du champ littéraire français. Les gros éditeurs et les grosses signatures se partagent en
général, sous l’œil complice des grands médias, le gâteau de la reconnaissance publique, des prix littéraires marchandés secrètement afin de consacrer souvent les auteurs "maison", et du marché
toujours plus saturé de la production romanesque. Au-delà des gesticulations habituelles (citer les noms de Nothomb et Beigbeder suffira) qui n'arrivent pas à faire oublier que le marché
littéraire est victime de processus de concentration éditoriale toujours plus extensifs qui écrasent l'originalité d'éditeurs plus petits du coup souvent menacés de disparaître (ce constat est
bien connu pour les lecteurs d'André Schiffrin, auteur aux éditions La Fabrique de L'Edition sans éditeur en 1999 et du Contrôle de la parole en 2005), il arrive malgré cela que
de bons livres soient édités (même par des éditeurs solidement établis) à ce moment-là, et qu'ils survivent largement à l'effervescence médiatique propre à la "rentrée littéraire". Cet été
fournira l'occasion pour le vérifier !
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Trois ouvrages ont retenu notre attention, et nous les conseillons pour cette période de lecture estivale : Des hommes de Laurent Mauvignier (paru aux prestigieuses éditions de Minuit),
Le Tombeau de Tommy d'Alain Blottière (publié par les éditions Gallimard) et Jan Karski de Yannick Haenel (paru chez Gallimard pour la collection "L'Infini" de Philippe
Sollers). Ces trois romans, tous parus le 03 septembre 2009, disposent respectivement d'une forme esthétique originale (il y a comme du montage à l’œuvre dans ces trois ouvrages) susceptible
d'interroger l'actualité de séquences historiques passées. La guerre d'Algérie pour Mauvignier, la résistance française à l'occupation nazie pour Blottière, la seconde guerre mondiale et
l'extermination des Juifs par les nazis pour Haenel sont ces moments historiques que la forme littéraire à chaque fois privilégiée, loin de les enfermer dans un historicisme rassurant pour lequel
le passé serait bien passé, saisit originalement sous la forme de blocs de temps fissurant notre présent.
L'indicible de la guerre franco-algérienne qui ronge de l'intérieur une existence et qui nécessite le plus petit événement pour que sa mémoire rejaillisse dans une écriture torrentielle comme
chez Laurent Mauvignier ; la figure spectrale de Thomas Elek (compagnon du groupe des FTP-MOI dirigé par Missak Manouchian) qui par-delà la représentation cinématographique sur laquelle travaille
le narrateur va hanter son interprète bien au-delà des intentions du réalisateur dans le dispositif conçu par Alain Blottière ; la figure historique de Jan Karski (cet émissaire de la résistance
polonaise qui a été témoin de l'horreur du ghetto et des camps et dont le témoignage auprès des puissants gouvernants alors en guerre contre Hitler n'a pas suffi à interrompre la politique
antisémite et génocidaire nazie) telle qu'elle est exposée dans Shoah (1985) de Claude Lanzmann, puis décrite dans les ouvrages historiques qui lui ont été consacrés, et telle qu'elle se
raconte enfin dans le récit à la première personne imaginée au terme de ce tryptique littéraire par Yannick Haenel : à chaque fois, c'est la virtualité de ces nappes de temps passés qui forme
ainsi une constellation (comme l'aurait dit Walter Benjamin) ou un cristal (pour parler comme Gilles Deleuze) avec notre actualité. Et c'est par le prisme de cette constellation ou ce cristal que
notre contemporanéité se comprend comme fracturée, dispersée, éclatée : non réconciliée. Car le présent, loin de valoir comme une lumière enfonçant les temps passés dans une nébulosité toujours
plus accusée, doit s'envisager dès lors comme obscur. Et cette obscurité peut seulement être éclairée par la faible lumière du passé.
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Si vous désirez illuminer votre été en prenant le risque de vous enfoncer dans les strates obscures d'un passé que notre présent n'a toujours pas assimilé, eh bien n'hésitez pas ! Une plus grande
sensiblité ainsi qu'une meilleure connaissance des déchirures historiques qui zèbrent notre présent et que n'efface pas l'obscure industrie des médias cosmétiques est au bout de ces trois
aventures littéraires.
15 août 2010
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