L'hirondelle arabe fait le printemps (précoce) des peuples révolutionnaires

 

Par Mouchette et Franz B.

 

Le suicide par le feu de Mohamed Bouazizi le 17 décembre 2010 aura été cette étincelle décisive qui, de Sidi Bouzid à Tunis, a permis la propagation dans la Tunisie puis quasiment tout le monde arabe de l’incendie révolutionnaire. La révolution dite « de jasmin » en Tunisie (mais les acteurs de la révolution tunisienne refusent cette qualification gentiment consensuelle), les révoltes de la place Tahrir au Caire qui ont entraîné la chute de Hosni Moubarak, les mouvements sociaux en Algérie, au Yémen, en Jordanie, au Bahreïn ou encore à Djibouti, mais aussi les journées de la colère en Libye font la une de l’actualité du début de l’année 2011 tant la répression menée par Kadhafi est féroce (on compte, malgré la libération de l’est du pays, plusieurs milliers de morts). L’intensité et la contagion de ces mouvements ont surpris les observateurs les plus avertis, ceux qui n’avaient pas été endormis par la fréquentation des hôtels internationaux et des relations avec les pouvoirs politiques, économiques ou médiatiques en place. Un grand meeting de solidarité avec la révolution Tunisienne et certain-e-s de ses protagonistes présent-e-s en France s’est tenu à la Bourse du Travail de Saint-Denis, mercredi 23 février 2011, entre 19h et 22h. Voici ce que disait le texte de présentation du débat : « A travers son soulèvement historique, le peuple a voulu rompre définitivement avec la corruption et le despotisme. Cependant, un mois après la chute de Ben Ali, force est de constater que la dictature s’acharne à maintenir l’ancien régime. Le gouvernement de Mohamed Ghannouchi établi le 17 janvier prouve de jour en jour qu’il ne laissera pas le peuple tunisien jouir de la liberté pour laquelle il a lutté et donné tant de sacrifices. La répression sanglante du sit-inde la place de la Kasbah, la désignation de gouverneurs RCDistes dans dix-neuf gouvernorats, le maintien du parlement illégitime, le refus de dissoudre le corps de la police politique et la reconduction de la nomination de responsables issus de l’ancien régime à la tête de la majorité des institutions administratives et médiatiques sont autant de messages successifs de Ghannouchi et ses amis qui privent le peuple tunisien d’espérer autre chose que quelques réformes de pure forme. Le démantèlement de la structure dictatoriale n’est pas à l’ordre du jour de ce gouvernement. Dans ce contexte et face à ces tentatives d’avorter la révolution populaire, le Front du 14 Janvier continue à se battre et à mobiliser les masses populaires en vue de réaliser un véritable changement démocratique. Cela passe à travers l’instauration du Congrès national pour protéger la révolution qui préparera les conditions d’élire une assemblée constituante chargée de rédiger une nouvelle constitution et jeter les fondements des lois et des articles régissant les vies politique et citoyenne ».

  . Parmi les intervenant-e-s, nous pouvions compter sur la présence de :

- Fahem BOUKADDOUS (Journaliste)
- Hamma HAMMAMI (Porte parole du PCOT)
- Amor CHAHED (Front du 14 janvier - Tunisie)
- Kamel JANDOUBI (Président CRLDHT)
- Nawel GAFSIA (Avocate)
- Naceur AOUINI (Avocat)
- Gilbert NACCACHE (Ecrivain)
- Omar ELSHAFEI (Comité de solidarité avec la lutte du peuple égyptien)
- Omar BOURABA (Collectif de soutien à la lutte en Algérie pour le changement et la démocratie)

 

. Les thèmes (annoncés : ils n’ont pas tous été traités) étaient les suivants :

 

- Le gouvernement de transition et les résidus persistants de la dictature

- Le Front du 14 janvier à Paris

- L’horizon internationaliste des révolutions

- La révolution Égyptienne

- La cas de l’Algérie (et des autres peuples du monde arabe en soulèvement)

- La cause palestinienne

 

Le meeting regroupait en fin de compte bon nombre de partisans du Front du 14 janvier rassemblant les forces de gauche au sein du Conseil National de la Révolution qui, en Tunisie, s'est institué au cours du soulèvement, et qui promeut la mise en place d'une assemblée constituante pour une transition politique censée assurer la démocratisation du pays. 28 partis participent à ce Conseil, qui a été conçu au départ comme un conseil de sauvegarde et de protection de la Révolution du 14 janvier 2011, sauvegarde contre les diverses mesures prises à l'encontre des insurgés, et contre les tentatives de récupération de la souveraineté par l'ancienne garde politique. Les composantes politiques de ce Conseil sont dominées par les organisations communistes orthodoxes, par des marxistes et des trotskistes, par des “nassériens” nationalistes ou favorables au panarabisme naguère promu par le dirigeant égyptien Nasser (tous agissant au sein du Front du 14 janvier), aussi par des militants du syndicat majoritaire UGTT, mais également par des représentants de la Mouvance de la tendance islamiques (dite "Ennahda").

 

. Voici un extrait de l'appel à la création de ce Conseil :

 

C’est pour toutes ces raisons qu’il est indispensable et urgent d’instaurer un Conseil National pour la sauvegarde et la protection de la Révolution, Conseil qui doit être issu de la base populaire et non du haut de la hierarchie gouvernementale ou des partis politiques, Conseil qui doit être issu à travers une représentation populaire regroupant bien sûr des représentants au niveau de chaque Gouvernorat, des Comités élus et formés de citoyens issus de toutes les catégories sociales à savoir : des intellectuels tels que les Avocats,les Enseignants, les Médecins, mais aussi des Militants du Peuple, des familles des Martyrs, des Syndicalistes de l’U.G.T.T., etc. Au niveau régional des Gouvernorats, ces représentants issus du peuple tunisien et désignés par lui, formeront des Comités pour la sauvegarde de la Révolution qui seront dans leur ensemble coiffés d’un Conseil National de la Révolution dont les Membres sont désignés à travers ces Comités. Cette organisation représentative serait encadrée par un Decret-loi, de manière à contrôler son fonctionnement pour qu’il n’y ait pas des Abus, etc…Ainsi, le fonctionnement du Conseil Nationl pour la sauvegarde et la protection de la Révolution ne prêterait pas à des fantasmes de la peur… Son but unique est de répondre aux revendications du peuple tunisien exprimées a travers la Révolution du 14 janvier 2011…

 

http://thalasolidaire.over-blog.com/article-tunisie-vers-l-instauration-urgente-d-un-conseil-national-de-la-revolution-en-tunisie-issu-du-peuple-16-02-2011-67339532.html

 

 

1/ L’intervention Hamma Hammami, porte parole du Parti Communiste Ouvrier tunisien (PCOT) :

(pour rappel, le PCOT d’obédience marxiste a été fondé en 1986, possède un journal s’appelant Al-Badil ainsi qu’une organisation de jeunesse (l’Union de la jeunesse communiste de Tunisie) : le PCOT a été interdit par le pouvoir, durement réprimé, et n’est sorti de la clandestinité qu’au mois de janvier dernier)

La révolution est un processus loin d’être achevé, puisque le pouvoir reste entre les mains d’une oligarchie proche de l’ancien régime bénaliste. Le gouvernement de Ghannouchi ne cherche qu'à prolonger le régime sans Ben Ali, qu’à “faire du Ben Ali sans Ben Ali” comme il a été dit. L’élargissement de son gouvernement à quelques membres issus de l'opposition syndicale et politique n'est qu'un leurre, et les réformes sont bien tièdes en regard de l’urgence de la situation et des possibilités révolutionnaires qu’elle contient. Les « commissions » constituées de juristes en majorité bénalistes et censées assurer la transition démocratique ne sont légitimées par aucune consultation préalable des représentants du peuple. Les gouverneurs les plus récemment nommés suite au mouvement sont en majorité issus du Rassemblement Constitutionnel Démocratique (R.C.D.) déliquescent, comme le sont aussi les hauts fonctionnaires de la Police et de la Gendarmerie, deux institutions piliers de la dictateur de Ben Ali. C’est en réalité une véritable contre-révolution intérieure qui est en cours et double comme une ombre le mouvement d’émancipation, ceci afin de l’encadrer et de le neutraliser. Les pression financières et politiques de l'Union européenne, d’Israël et des Etats-Unis (via son secrétaire d'état aux affaires étrangères) ne sont ici pas étrangères à la résistance de l'ancienne élite politique qui tente de résister à la lame de fond populaire et révolutionnaire. L'urgence est donc à une accélération du mouvement de reconstruction des forces politiques à gauche longtemps victimes du musellement dictatorial, de manière à revendiquer et reconnaître le plus tôt possible une assemblée constituante, l’institution garante du caractère radicalement démocratique de la révolution. La suite de l'intervention mentionne le nécessaire renforcement des conseils locaux liés au mouvement du Conseil National pour la sauvegarde et la protection de la Révolution. Puis l'intervenant a souligné la faiblesse de la révolution, qui pêche surtout par manque de direction politique, mais que compensent non seulement la conscience même de cette faiblesse, mais plus encore l'ancrage des revendications populaires, qui touchent largement selon lui à la justice sociale et au premier chef à la redistribution des richesses. Cette revendication n'est pas exactement anticapitaliste, elle semble plutôt procéder d'une quête de dignité politique, que d'une volonté de renoncer au libéralisme, voire de rupture avec le capitalisme. Du point de vue de l'intervenant, cette quête de dignité politique est d'ailleurs le point commun de toutes les insurrections qui électrisent et bousculent le monde arabe.

 

 

2/ Fahem BOUKADDOUS (journaliste tunisien) :

L’intervention d'un homme qui a connu les geôles de la dictature aura surtout consisté en la défense de l’activité journalistique comme gage du caractère démocratique du processus révolutionnaire en cours. Alors que les médias nationaux tunisiens ont jusqu’à présent participé à légitimer idéologiquement le pouvoir en place, et que les médias internationaux relayaient servilement l’information propagandaire encadrée par le régime bénaliste, la presse libre représenterait le réel de la révolution du point de vue informationnel et médiatique. C’est pourquoi les journalistes si prompts à valoriser leur corporation au nom de la liberté d’expression doivent se satisfaire d’un mouvement révolutionnaire si puissamment attaché à la démocratisation de la société tunisienne (et cette satisfaction devrait être internationale).

 

 

3/ Amor CHAHED (représentant socialiste du Front du 14 janvier – Tunisie) :

Son intervention très acclamée reposait sur une appréciation classiquement marxiste-léniniste de la situation révolutionnaire. La critique de la bourgeoisie tunisienne, si pauvre en culture politique qu’il la qualifie comiquement de “lumpen-bourgeoisie” (à l’image de ce “prolétariat en hâillons” que stigmatisait naguère Marx) parce qu’elle est impuissante à se saisir du rôle révolutionnaire censée être le sien (comme il l’a été pour la bourgeoisie française en 1789), doit en retour légitimer la prise de pouvoir étatique et la nécessité du parti politique avant-gardiste dont la mission consiste en la surdétermination (autant politique que politicienne) de la révolte sociale dans la perpective de la conquête stratégique de l’Etat. La belle référence à la “lente impatience” révolutionnaire de l’écrivain Dionys Mascolo n’empêche pourtant pas de camoufler le caractère volontariste et autoritaire du socialisme défendu par l’intervenant, même si la référence socialiste a pu également servir à condamner le populisme des islamistes qui sembleraient l’avoir interpelé à cause de son refus d'évoquer leur participation au mouvement révolutionnaire. Plus généralement, l’absence manifeste de référence aux islamistes (par exemple le parti islamiste tunisien Ennahda fondé en 1981 et dirigé par Rached Ghannouchi rentré de son exil politique londonien le 30 janvier dernier, et qui avait participé au mouvement du 18 octobre en 2005 aux côtés du PCOT notamment souhaitant la restauration des libertés civiles) dans les discours des uns et des autres paraissait relever d’une sorte de tâche aveugle selon laquelle ne pas évoquer l’implication (réelle sans être majoritaire) des islamistes participerait de la préservation au nom du peuple tunisien d’un consensus politique national.

 

 

4/ Kamel JANDOUBI (Président CRLDHT) et Tarek Ben Hiba (Président FTCR ) :

Les représentants, respectivement du Comité pour le respect des libertés et des droits de l’homme en Tunisie, et de la Fédération des Tunisiens pour une citoyenneté des deux rives, ont mis l’accent sur l’importance de la société civile dans le mouvement révolutionnaire, de sa quête de libertés civiles et politiques (libertés d’association, de culte et d’expression), et des conséquences qu’une telle situation implique du point de vue de la France. Il est évident que la thématique des libertés formelles imprègne largement le mouvement révolutionnaire, et que cette thématique est aussi importante (peut-être l‘est-elle davantage) que les questions de redistribution des richesses, sans pour autant que l’un des deux ne subordonne à sa logique la seconde. Il est tout aussi évident que les peuples soulevés des pays arabes ne voudront plus jouer le jeu européen de contention des mouvements migratoires. L’inquiétude de l’UE (comme d’Israël, mais surtout pour des raisons géostratégiques relatives à l’occupation coloniale de la Palestine) est sur ce point logiquement très grande.

 

 

5/ Nawel GAFSIA (avocate) :

Cette juriste qui travaille auprès des travailleurs (notamment tunisiens) sans papier vivant sur le sol français a soulevé un point juridique intéressant : le gouvernement Ghannouchi actuel, s’il ne tient pas sa légitimité ni des urnes ni du soutien populaire, ne profite pas non plus du poids institutionnel et symbolique que représente la constitution puisque ce texte n’a jamais prescrit que le premier ministre, contrairement au président de la chambre des députés (selon l’article 57 du texte constitutionnel), occupe la position de chef de l’Etat. En ce sens, le régime est davantage anticonstitutionnel aujourd’hui qu’il ne l’a jamais été à l’époque du règne de Ben Ali. Et comme l’intérim ne doit durer que 60 jours, que va-t-il alors se passer le 15 mars prochain ? Dernière minute : on apprend, dimanche 27 février, que Mohamed Ghannouchi rend son tablier de chef de l'Etat provisoire.

 

 

6/ Omar BOURABA du Collectif de soutien à la lutte en Algérie pour le changement et la démocratie :

 Ce dernier a souligné dans une perspective socialiste assumée le rôle déterminant de la classe ouvrière dans la chute des dictatures, notamment en Egypte : entre le 8 et 10 février ce sont les mouvements de grève qui ont permis que l'auto-organisation de la contestation prenne de la vitesse. Les dynamiques révolutionnaires en Tunisien (avec comme point d’anticipation les luttes du bassin minier de Gafsa en 2008), redoublées par des dynamiques semblables en Lybie et au Bahrein, au Yémen et au Maroc ainsi qu’en Jordanie, peuvent aider les partisans de l’émancipation de la société algérienne hors du joug de l’Etat FLN. Parce que la révolution tunisienne est celle de tous les peuples arabes, en mouvement ou sur le point de l’être.

 

 

7/ Gilbert Naccache (écrivain) :

Une conversation personnelle avec cette figure historique de l’opposition à Ben Ali nous apprend comment la vieille garde gouvernementale et l’élite tunisienne résistent bel et bien, jouant actuellement le jeu de la décrédibilisation de la révolution. Dans le monde du travail, des « cellules professionnelles » qui prolongeaient encore hier l’influence du RCD dans le champ professionnel et syndical, et qui regroupent à la fois des ouvriers, des employés, des cadres et des petits patrons, ont plongé dans le grand bain révolutionnaire, mais pour y pratiquer sur le mode confusionniste de l'appel tous azimuts à la grève, usant là d’un moyen tactique d’accentuer la désorganisation de la société dès lors imputables aux révolutionnaires du coup délégitimés pour leur volontarisme, cela afin de manipuler finalement l'opinion publique. Au cours du meeting, il intervient pour dénoncer d'une part le manque d'anticipation des partis du Conseil National de sauvegarde de la Révolution vis-à-vis des possibilités politiques d'insurrection qui existaient depuis un certain temps en Tunisie, et d'autre part leur tentation d'être eux-mêmes les récupérateurs de la révolution. Il estime que bien des conseils locaux de protection de la révolution n'ont pas voix au chapitre à l'intérieur du Conseil, et pense que la révolution est moins une révolution prolétarienne qu’une révolution bourgeoise (par exemple les chômeurs nombreux dans le mouvement sont souvent diplômés, et du coup frustrés de n’avoir pas pu au sein du régime bénaliste existant profiter du capital scolaire accumulé pour le convertir en stabilisation professionnelle et salariale), révolution censée libérer les moyens de production.

 

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En matière de conclusion (forcément provisoire)

(synthèse de différents éléments d’analyse donnés par les personnes présentes lors du meeting et sur Internet) :

 

1/ La démocratie : elle n’est pas considérée comme un objectif ne venant qu’à la suite de la satisfaction de besoins essentiels, mais apparait à la majorité comme un moyen de lutter contre la captation des richesses. Il faut également souligner l’importance des « émeutes de la faim » qui, depuis 2008, veulent contester les pouvoirs en place dans les pays africains. Les différentes révoltes et révolutions, impulsées au sein de l’Afrique septentrionale, peuvent exercer des effets domino à l’Est, dans le Moyen-Orient arabe, ainsi qu’en Iran ou encore en Afrique subsaharienne, dans un contexte de faible légitimité des pouvoirs, de flambée des prix alimentaires, et de croissance économique génératrice de fortes inégalités et frustrations. Les points communs à ces révolutions sont les immolations par le feu, la volatilisation du sentiment de peur face à la répression, l'importante présence des femmes dans la contestation (ce qui a pu d’ailleurs participer à relativement réfréner les comportements sexistes ces dernières années en explosion dans les pays du Maghreb et qui sont concomitants d’une misère urbaine et sociale que les hommes compensent dans l’espace domestique), ainsi que le rôle des téléphones portables, d’internet et des mass-media(Al-Jazeera notamment), qui ont réellement favorisé la diffusion de l’information (même s’il ne s’agit pas de surenchérir sur un phénomène médiatique qui ne peut pas se substituer sur l’investissement réel et matériel des peuples face aux forces de répression).


 2/ L’économie : Sur le plan politique dominent des régimes rentiers patrimonialistes et clientélistes, liés à des recettes extérieures : hydrocarbure et transferts des migrants pour l’Algérie et la Libye, aide stratégique, tourisme, transferts des migrants pour l’Egypte, tourisme et transferts de migrants pour le Maroc et la Tunisie. Ces richesses sont captées par des classes-Etat et des régimes politiques qui ont su répondre positivement aux injonctions occidentales (lutte contre l’islamisme et libéralisation de l’économie sous pression du FMI), et qui sont caractérisés par une longévité de leurs dirigeants. La légitimité initiale des régimes autoritaires au lendemain des indépendances (lutte anti colonialiste, panarabisme, nationalisme antioccidental et anti-ottoman) s’est progressivement érodée et a fait place à la corruption politique et économique. Les économies des cinq pays d’Afrique méditerranéenne connaissent une croissance économique notable mais génératrice de fortes inégalités. Celle-ci a été forte entre 1975 et 1981 avec un taux de croissance du revenu par tête de 3,2% puis a relativement stagné entre 1987 et 1997 (0,4%) pour connaitre depuis une croissance supérieure à 3%. Les pays ont à faire face à des défis environnementaux proches liés aux ressources naturelles limitées : terres arables, eau, avec une forte concentration de population le long du littoral. L’ajustement structurel a conduit à des réformes au Maroc et en Tunisie dans les années 1980, en Egypte dans les années 90 et plus récemment en Algérie. La privatisation s’est traduite non pas par un jeu concurrentiel accru mais par la constitution de conglomérats en situation de quasi monopole. Les relations personnelles l’ont emporté sur les réformes institutionnelles (autorité de la concurrence, transparence des marchés publics). Les groupes économiques sont pour l’essentiel familiaux, liés au pouvoir politique et rendent difficile l’émergence d’entrepreneurs et de réseaux de PME. L’ouverture économique s’est accompagnée d’une fermeture politique et d’un chevauchement entre les jeux économiques et politiques. Mais le mode de développement de ces cinq économies diffère fortement.

 

3/ Le poids de l’armée : Les Etats égyptien et marocain ont une longue histoire, à la différence de l’Algérie ou de la Libye. La Tunisie et la Libye ont une grande unité ethnolinguistique, à la différence de l’Algérie et du Maroc. L’Egypte a une plus grande hétérogénéité religieuse avec le poids des coptes. Le caractère personnalisé du pouvoir en Tunisie, en Egypte et en Libye diffère du système politique militaro-pétrolier existant en Algérie, ou encore de la légitimité monarchique en Jordanie où le roi représente une figure unificatrice. L’armée qui joue un rôle déterminant en Egypte, en ayant à la fois le pouvoir politique et économique joue un rôle tout aussi essentiel en Algérie, avec cependant une moindre légitimité politique. Elle est plutôt républicaine en Tunisie, légitimiste au Maroc, alors que les tribus en Libye sont fidèles au « roi des rois traditionnels de l’Afrique ». La Tunisie dispose des meilleures conditions objectives pour construire une démocratie moderne avec un Etat de droit, des élections libres, la séparation des pouvoirs et la laïcité de la constitution. Elle dispose d’un poids élevé des syndicats, d’un bon niveau de formation des jeunes, de la montée de classes moyennes, de l’absence de clergé, et d’une armée républicaine.


4/ La religion : Les mouvements islamistes ont investi dans les différents Etats d’Afrique septentrionale les espaces sociaux que les Etats avaient déserté mais selon des modalités variées. L’Afrique du Nord est devenue une terre d’Islam où le profane est peu séparé du sacré et où la vie sociale tend donc à être rythmée par le religieux. Les situations diffèrent, là encore, fortement selon les pays. En Egypte, les Frères musulmans (30% de la population), qui ont progressé face à la misère des faubourgs du Caire, pratiquent le prosélytisme et veulent instaurer l’islamisation de la société par le bas, en contrôlant les organisations caritatives et en ayant un fort pouvoir de séduction auprès des intellectuels. Les mouvements récents leur permettent de rentrer dans le jeu politique. En Algérie, les mouvements radicaux salafistes veulent instaurer un Etat islamiste par la force. Au Maroc, le roi a une légitimité en tant que chef religieux et en Tunisie, la tradition, plus laïque, donne un poids minoritaire aux mouvements islamistes. Enfin, les islamistes de tendance sunnite ont peu à voir avec le rôle des Ayatollah et du clergé chiite pendant la révolution iranienne.


5/ Les questions démographique, sociale et migratoire : Les pays d’Afrique du Nord ont connu une explosion démographique depuis les indépendances des années 1960. La population égyptienne, qui était de 20 millions en 1952, est aujourd’hui de 85 millions et devrait se situer à plus de 110 millions en 2020. En 50 ans, elle est passée (en millions) de 10,8 à 35 pour l’Algérie, de 11,6 à 31,2 pour le Maroc et de 4,2 à 10 pour la Tunisie. La transition démographique (en relation avec la scolarisation notamment des femmes comme l’ont montré Emmanuel Todd et Youssef Courbage dans Le Rendez-vous des civilisations en 2007) a conduit dans les différents pays arabes au dépassement du poids des actifs par rapport aux non actifs, mais ce peut être également une « bombe » liée aux cohortes très nombreuses de jeunes à la recherche d’emplois (le chômage est endémique et touche de plus en plus des diplômés sans perspectives). Les sociétés se sont urbanisées et scolarisées ; elles ont développé des mouvements associatifs (exemples de l’Egypte et du Maroc) et syndicaux (cas de la Tunisie). Mais l’ascenseur social s’est grippé et l’investissement scolaire a plutôt accru les frustrations que formé des compétences utilisées par le système productif. Les classes moyennes libérales jouent un rôle croissant en Tunisie, à la différence des autres pays arabes. Le taux d’accès à l’enseignement supérieur atteint 30 % en Tunisie contre seulement 15% au Maroc. Les cinq Etats sont à la fois des pays de transit migratoire, mais aussi d’émigration, du fait de leur position géographique frontale à l’espace Schengen. L’émigration est un amortisseur social, comme exutoire, mais aussi comme source de transfert. Les émigrés représentaient en 2009 5,3% du PIB en Tunisie, 6,6% au Maroc, 4% en Egypte, contre 1,4% en Algérie.


  6/ La stratégie occidentale : A l’inverse de l’Union européenne, les Etats-Unis ont su anticiper ces mouvements sociaux, révoltes ou encore rebellions : ils ont avalisé les départs de Ben Ali ou de Moubarak. L’Union européenne a été particulièrement silencieuse alors que ces pays, exception faite de la Libye, font partie de l’Union pour la méditerranée (UPM). Elle a longtemps soutenu des régimes peu légitimes dont les rivalités faisaient échouer l’UPM. Les régimes totalitaires, à commencer par la Chine, ont contrôlé les images en provenance des pays en contestation pour éviter une contagion interne. Al-Qaïda a jusqu’à présent été très discrète. L’effet domino était une théorie géopolitique qui permettait aux Etats-Unis d’intervenir dans des pays afin qu’ils ne tombent pas sous la coupe de l’idéologie communiste, dans une stratégie globale de containment contre la Russie. Mais cette théorie a été utilisée par G.W. Bush de façon inverse, afin de justifier des interventions militaires sur des territoires étrangers et provoquer un effet domino bénéfique visant à la diffusion de l’idéologie démocratique libérale. Le projet de Grand Moyen-Orient – dont l’actuelle guerre en Afghanistan constitue un des soubresauts – repose sur un grand mensonge : c’est bien ce que les révolutions arabes, de par leurs conséquences, risquent de faire apparaître au grand jour (d’où les réflexes idéologique de la « contagion » et de l’épouvantail islamiste).

 

27 février 2011


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