Lire "La Religion des seigneurs" d'Eric Stemmelen

Histoire de l’essor du christianisme entre le Ier et le VIème siècle

 

L’avènement sous l’empereur Constantin du christianisme comme religion d’État au IVème siècle n’est compréhensible qu’à partir des bouleversements socio-économiques traversés par l’empire romain. Eric Stemmelen, docteur en sciences économiques, applique par rapport à son objet une perspective strictement matérialiste pour laquelle compte moins l’autonomie des idées supposément extérieures à toute forme de vie que l’intrication objective (tout à la fois matérielle et idéelle comme l’aurait dit l’anthropologue Maurice Godelier) des rapports sociaux déterminant dans le temps historique des changements structurels profonds. C’est pourquoi la connaissance historique, sociale et économique de l’avènement du christianisme ne dépendra pas des sources chrétiennes elles-mêmes dont la valeur apologétique ne permet pas de constituer le savoir exigé par la perspective matérialiste. Pire, les textes évangéliques ou chrétiens à partir desquels se dégage une « histoire sainte » continuent encore de configurer et d’informer (pour ne pas dire déformer) notre vision actuelle de la christianisation de l’empire romain dont le concept d’occident est issu. C’est pourquoi l’option scientifique de la perspective matérialiste consiste aussi en une problématisation des sources historiques disponibles, y compris de première main s’agissant des témoins de l’époque.

  

Vers 300 après JC, les églises chrétiennes ne représentent à peine que 5 % des habitants de l’empire romain. Il faudra, selon le chercheur, une crise globale du modèle économique dominant l’époque (autrement dit l’esclavagisme) pour ouvrir un espace socialement disponible dont bénéficiera matériellement le christianisme. Ce sont bien des facteurs politiques et économiques qui ont rendu acceptable et légitime aux populations du bassin méditerranéen (en premier lieu originaires d’Asie mineure, de Syrie, d’Égypte et d’Afrique du Nord) une religion pour laquelle ils ressentaient initialement une réserve, pour ne pas dire une hostilité. En 306, l’arrivée au pouvoir de l’empereur Constantin, qui donna son soutien aux dignitaires des églises chrétiennes, induit l’accélération du processus de reconnaissance et d’extension du pouvoir chrétien : un siècle plus tard, le christianisme est devenu la religion d’État. Évidemment, la conversion de l’empereur, si elle est un élément de compréhension significatif et symptomatique des changements alors mis en œuvre, ne saurait suffire à tout expliquer concernant un raz-de-marée qui inclut alors plusieurs dizaines de millions d’habitants de l’empire romain, qui fut certes assez lent puisqu’il dura trois siècles, et qui connut aussi de fortes résistances (l’empire iranien), voire des échecs (la diffusion fulgurante de l’islam dans le bassin méditerranéen à partir du VIIème siècle).

 

Pareillement, la force et l’originalité du message évangélique qui privilégie l’incorporation universelle à l’enracinement dans les particularismes traditionnels et culturels (d’où par exemple l’abandon de la circoncision qui restera pratiquée par les deux autres monothéismes, le judaïsme et l’islam) ne saurait expliquer une dynamique dont les facteurs relèvent de la sphère matérielle et économique. Cette perspective matérialiste, si elle ne reprend pas stricto sensu la vieille dichotomie marxiste de l’« infrastructure » (la primauté accordée à la question économique avec la contradiction entre les rapports de production et le développement des forces productives) à laquelle est subordonnée la « superstructure » (la culture et l’idéologie, les sphères du droit et de la politique), insiste malgré tout sur l’investissement scientifique dans la question (trop souvent mésestimée dans le champ des études universitaires sur le christianisme primitif) de la matérialité des rapports économiques et sociaux comme élément surdéterminant la consécration sociale puis étatique de cette religion. Comme l’avait déjà compris l’historien Thucydide dans La Guerre du Péloponnèse : « Les hommes, en effet, acceptent et se transmettent sans examen les traditions concernant les événements du passé (…) Ainsi, au lieu de se donner la peine de rechercher la vérité, on préfère adopter des idées toutes faites » (cité par l’auteur, p. 15).

1/ Un nouveau mode de production pour une nouvelle noblesse foncière : le colonat et le système latifundiaire

On l’a compris, Eric Stemmelen veut renouer avec une approche scientifique pour laquelle les questions conjointes du mode de production et des classes sociales demeurent pertinentes et déterminantes pour comprendre la christianisation de l’empire romain. Jusqu’alors, l’esclavagisme est le mode de production privilégié dans le « système-monde » (Immanuel Wallerstein) propre à l’empire romain. Et les chrétiens ne le remirent d’abord pas en cause, même si leur messie, parce que crucifié, était mort comme un esclave (plusieurs épîtres de Paul d’ailleurs en témoignent). De fait, l’ordre esclavagiste rend méprisable la notion de travail du point de vue des hommes libres (ni nés esclaves, ni nés de parents esclaves, ils étaient appelés ingenui en latin). En l’absence de machines agricoles, l’esclavagisme requiert alors la force de travail de près d’un tiers de la population des régions de grande richesse agricole. « Le défaut du système est qu’il ne renferme pas en lui-même des capacités de progrès et de croissance » explique le chercheur (ibidem, p. 19) afin de mettre l’accent sur les limites intrinsèques à un modèle économique freiné par ses propres contradictions objectives. Certes la productivité stagne, mais la production sous la forme de surfaces cultivables et du nombre d’esclaves employés malgré tout augmente. Les domaines agricoles connus sous le nom de latifundia s’accroissent et conquièrent de nouveaux territoires. Surtout, un nouveau régime de production se met progressivement en place : le colonat. Le colon (le colonus est un terme qui vient du latin colere, « cultiver » en français), est donc le cultivateur : il « désigne surtout le paysan locataire d’une terre qu’il cultive pour le compte d’un propriétaire foncier, par opposition au rusticus, paysan indépendant » (p. 32-33).

 

C’est que la faiblesse du renouvellement de la population des esclaves et l’extension de la superficie des domaines agricoles vont favoriser, avec le système latifundiaire défendu par les seigneurs de la guerre impériale, le développement du nouveau mode de production que recouvre le terme de colonat, et pour lequel les colons, équivalents des métayers de l’époque moderne, ont le statut formel d’hommes libres. Et même s’ils demeurent attachés à la terre cultivée pendant toute la durée du bail, c’est formellement un attachement de nature contractuelle qui lie le colon au maître (alors appelé dominus). Le système latifundiaire et le colonat que privilégient, contre la vieille garde patricienne dominant l’ordre sénatorial, les nouveaux riches et parvenus issus de l’ordre militaire, se systématise à partir du Ier siècle en Afrique, et se substitue rapidement à l’économie traditionnelle de l’esclavage dans de nombreuses régions agricoles de l’empire. A la fin du IIIème siècle, en Orient et en Afrique surtout, l’esclavage comme rapport de production dominant l’économie agricole (80 à 90 % de l’économie générale en termes d’emplois) disparaît. Ce sont donc tout ensemble la fin du modèle esclavagiste et familial prôné par l'ordre des sénateurs patriciens en voie de déclassement et l’émergence d’une nouvelle classe concurrente de grands seigneurs fonciers défendant les principes du système latifundiaire et du colonat qui détermineront in fine l’avènement du christianisme. Et pour combattre l’oisiveté et la dépravation sexuelle, et inciter les pauvres au travail et au respect de l’autorité (notamment familiale), l’idéologie véhiculée par le christianisme sera, comme on va maintenant le voir, la plus efficace et la plus appropriée.

2/ L’idéologie du colonat : le christianisme

Si la nouvelle classe émergente des seigneurs de la guerre, qui donne son titre à l’ouvrage d’Eric Stemmelen, domine l’économie rurale en Orient et en Afrique, elle ne possède pas encore le pouvoir politique : l’Etat et même les municipalités lui échappent encore, ainsi que manque encore l’effort législatif nécessaire pour avaliser juridiquement et institutionnaliser l’économie du colonat. Vers le milieu du IIIème siècle est alors entreprise la conquête du pouvoir politique, au niveau local comme au plus haut sommet de l’Etat. Et cette conquête va reposer sur la promotion des valeurs chrétiennes qui ont pu s’épancher au sein du colonat : soumission à l’autorité terrestre et servilité, glorification du travail forcé et sexualité strictement discipliné dans le cadre marital - toutes choses prescrites et rappelées dans les textes de Paul d’Ephèse et de ceux de son continuateur, Augustin d’Hippone. « Le seigneur est la griffe et le prêtre est la dent », comme le note l’auteur (p. 56) en citant La Légende des siècles de Victor Hugo (et ce sont d'ailleurs tous les intertitres des chapitres de son livre qui sont tirés du grand poème épique hugolien). L’avènement politique de la classe latifundiaire issue de l’ordre militaire sur la vieille classe oligarchique des patriciens appartenant à l’ordre sénatorial et pratiquant l’économie familial de l’esclavage aura par conséquent été accompli par la défense économique du colonat, modèle économique plus productif que celui proposé par l’esclavage, et qui aura été investi par les partisans de la morale rigoriste propre au christianisme. L’alliance objective des nouveaux seigneurs fonciers et des promoteurs du christianisme (les évêques, autrement dit les « surveillants » pour traduire le terme grec episkopos, incarnent une organisation structurée et hiérarchisée dont l’idéologie rigoriste et travailliste va alors servir les intérêts de la classe latifundiaire émergente) gagne toujours plus de terrain, d’abord économique, puis politique, et d’abord en Asie mineure, Syrie, Egypte, Afrique du nord.

 

En 306, Constantin se fait proclamer Auguste. En 312, il est le maître de Rome. En 326, il fait étrangler son beau-frère Licinius et devient maître de l’Orient. Un an auparavant, en 325, il avait organisé le concile de Nicée, « acte fondateur du dogme catholique » (p. 105). En 337, alors qu’il agonise, il se fait baptiser. Le IVème siècle aura bel et bien été celui de l’avènement d’un empire chrétien dont le régime politique aura été celui de la dictature. A l’encontre des thèses qui veulent faire croire que la conversion de la seule personne de l’empereur aurait mécaniquement entraîné celle de tout l’empire, il faudra bien plutôt considérer que c’est la force sociale concentrée par la nouvelle classe des seigneurs fonciers issus des guerres d’invasion impériales qui, cherchant à consacrer et institutionnaliser le système latifundiaire et le modèle économique du colonat, aura emmené dans son sillon l’avènement du christianisme comme religion d’Etat et d’Empire. Avec la victoire idéologique de cette « révolution culturelle » (p. 203) que fut l’avènement du christianisme servant à établir parmi tous les peuples de l’empire le consensus social, ce sont l’intégrisme religieux, la police des mœurs, la répression de tous les écarts à la norme imposée, ainsi que l’ordre moral de l’hétéro-patriarcat qui désormais triomphent comme structures objectives configurant et déterminant la forme des rapports sociaux. Comme l’écrivait alors Procope de Césarée, historien byzantin du VIème siècle : « En privé et en public, c’était le deuil et la tristesse, et pour tous le rire était absent de la vie » (cité par l’auteur, p. 202).

   

La prise du pouvoir, d’abord économique puis politique, de la nouvelle noblesse foncière se double d’un contrôle idéologique de la pensée qui s’est appelé christianisme, et dont le caractère despotique a causé plusieurs millions de victimes, et entraîné l’appauvrissement de la sphère scientifique et intellectuelle de l’époque (pour mémoire, le meurtre de la mathématicienne Hypatie en 415 à Alexandrie, le cadavre atrocement mutilé – « Avec Hypatie s’éteignit l’école d’Alexandrie où avaient brillé Euclide, Archimède et Ptolémée », p. 214). Mais le prix à payer pour cette domination idéologique devait produire de nouvelles contradictions imprévisibles : l’asservissement, ayant détruit le sens civique développé par l’ancienne Rome héritière des valeurs de la Grèce antique, aura produit des divisions (entre factions chrétiennes), une démotivation générale, une éhontée concentration des richesses, une oisiveté dépravée, ainsi qu’une vulnérabilité militaire qui allaient être fatales à un empire attaqué de toutes parts par les hordes de barbares dont la vitalité guerrière et la soif de conquêtes n’étaient quant à elles pas éteintes par la morale rigoriste chrétien. N’empêche : « la religion des seigneurs continuera d’exercer son pouvoir doctrinal et de fournir ses armes idéologiques aux maîtres du monde économique, en prêchant inlassablement ce qui avait été à l’origine de sa réussite : la soumission aux puissants, l’acceptation du travail contraint et la répression de la sexualité » (p. 275). A l’heure actuelle où sont médiatiquement et mondialement relayées les informations relatives à la béatification du pape anticommuniste Jean-Paul II, ainsi qu’à la domination capitaliste d’une nouvelle classe de loisirs qui abêtit politiquement les peuples et détruit écologiquement la planète, règne à nouveau aujourd’hui comme l’odeur d’une fin de règne impérial.


18 mai 2011


Écrire commentaire

Commentaires: 0