Les trois finalités de l’Education nationale avancées par la loi d’orientation du 10 juillet 1989 sont censément : transmettre des connaissances, préparer à la vie professionnelle et former le citoyen. Le deuxième terme l'aurait-il emporter sur les deux autres ?
En 2009, l’Education nationale employait quasiment la moitié des 2.5 millions d’agents de la fonction publique d’Etat (soit 1.115.242 agents, chiffre qui a dû diminuer ces deux dernières années). La France consacre à l’éducation une part de son PIB supérieure aux 19 pays dont la richesse mesurée par le ratio PIB/habitant est supérieure à la moyenne de l’OCDE : 5.9 % contre 5.7 %. Ce pourcentage a baissé d’un point depuis 1995, retombant en-dessous de ce qu’il était en 1985. Jusqu’alors, l’Education nationale était le premier poste en terme budgétaire (61 milliards d’euros en 2010) : depuis, le remboursement de la dette a pris la première place (93 milliards d’euros).
14.000 emplois appartenant à toutes les fonctions scolaires disparaissent chaque année. Ce vaste de plan social qui ne s’avoue pas comme tel est notamment déterminé par la politique de non-reconduction d’un poste sur deux lors des départs en retraite des fonctionnaires de l’éducation nationale. Le personnel de surveillance (conseillers principaux d’éducation, surveillants d’externat, maîtres d’internat et assistants d’éducation) a pratiquement été divisé par deux, passant de 50.193 à 28.165 agents (Le Monde, 16-02-2010). Autre chiffre évocateur : on comptait 116.000 élèves de plus à la rentrée 2007 qu’à celle de 2002, alors que le nombre d’enseignants avait baissé d’un peu plus de 4.000.
En août 2001, Jospin lance la LOLF (loi organique relative aux lois de finances) qui réforme le dispositif établi en matière budgétaire : elle introduit la performance dans la gestion de l’Etat, développe les outils d’information et d’évaluation, notamment en octroyant aux commissions des Finances du Parlement un droit d’audition et de contrôle sur les finances publiques.
En juillet 2007, Fillon lance la RGPP (révision générale des politiques publiques) comprenant entre autres : la baisse du nombre de fonctionnaires avec le non-remplacement d’un départ à la retraite sur deux (100.000 postes, toutes fonctions publiques, ont été supprimés) ; la restructuration et le regroupement de pans entiers de l’action publique (ANPE et ASSEDIC dans le Pôle Emploi ou le Trésor et les impôts dans les Finances publiques par exemple) ; l’obligation managériale de résultats financiers.
D’abord, ce chiffre. Les enfants d’ouvriers, d’employés et d’inactifs qui représentent la majorité des élèves de sixième (56 %) ne sont plus que 16 % à accéder aux classes préparatoires aux grandes écoles (CPGE). A l’inverse, les élèves dont les parents sont cadres ou exercent des professions libérales sont minoritaires en nombre en sixième (16 %), mais constituent plus de la moitié (55 %) des élèves de CPGE.
Ensuite, la carte scolaire a été ce dispositif, mis en place en 1963 à l’époque d’une forte croissance des effectifs afin de faciliter la planification des besoins en équipement et en emplois, de limiter les transports et de réduire la ségrégation sociale dans les établissements. La libéralisation de ce dispositif acté par Xavier Darcos en 2007 initie une philosophie du libre choix et de la libre entreprise qui fait de l’école un marché et des familles les acteurs économiques aux ressources inégales et en concurrence afin de mettre en valeur leur capital, soit leurs enfants.
Sauf que les établissements (surtout du secondaire, collèges et lycées) vont du coup adopter des stratégies pour se garantir un public et non pas pour conquérir d’hypothétiques parts de marché : ce sont eux qui vont choisir sur dossier leurs élèves, et pas le contraire. La pression démographique, nette depuis la dernière décennie, la stagnation des moyens alloués et la baisse du nombre de personnel ne feront que renforcer cette tendance hyper-sélective, hyper-ségrégative et in fine hyper-inégalitaire.
Il suffit de considérer les pays qui, comme le Royaume-Uni, la Belgique, la Hongrie et la République tchèque, pratiquent la liberté de choix totale. Le résultat logique, c’est la concentration des très bons élèves des quartiers favorisés, pendant que les meilleurs élèves issus des quartiers défavorisés sont recrutés sur dossier. Cette désertion organisée des meilleurs élèves des quartiers populaires participe à détériorer la situation et les résultats de leurs établissements d’origine, ainsi privés de toute émulation scolaire et enfoncés dans un processus de ghettoïsation. Les pays qui refusent de déroger à l’application de leur modèle de carte scolaire, comme la Corée du sud, Hong-Kong et le Japon, réduisent bien mieux la dispersion des résultats des élèves ainsi que les inégalités sociales d’origine.
Deux études sociologiques témoignent aujourd’hui
des problèmes structurels que rencontre l’école française.
1/ L’Elitisme républicain de Christian Baudelot et Roger Establet (connus pour travailler depuis 40 ans à analyser les facteurs déterminant les inégalités sociales que produit et reproduit le système scolaire) repose sur la lecture des résultats offerts par PISA. Le Programme International sur le Suivi des Acquis des élèves est une enquête tri-annuelle commandée par l’OCDE qui montre que la France, si elle fait partie du peloton de tête concernant la justice sociale et l’efficacité économique de son système éducatif, souffre malgré tout de nombreux handicaps qui grèvent ses processus de démocratisation.
L’approche comparative de l’enquête, combinée à une perspective privilégiant à la culture scolaire stricte sa retraduction dans la vie quotidienne et professionnelle, montre l’effet négatif du redoublement et l’importance d’un tronc commun assurant une homogénéité de résultats qui collectivement tirent vers le haut les résultats individuels. Elle montre aussi la non-corrélation statistique du taux d’échec des enfants d’immigrés et de l’origine nationale de leurs parents, comme les excellents résultats des filles qui pourtant n’empêchent pas la domination masculine de s’exercer quant aux choix des filières (scientifiques) les plus légitimes.
Parce que le modèle scolaire français, à l’encontre de ses pieux élans républicains, « favorise les favorisés et défavorise les défavorisés » (Pierre Bourdieu), il se trouve tributaire d’une logique élitaire que l’idéologie républicaine ne masque pas tout à fait. Et c’est cette logique qui nuit à toute politique, non plus seulement de démocratisation (un maximum d’enfants inscrits à l’école), mais surtout de démocratie égalitaire (un maximum d’enfants titulaires d’un diplôme qualifiant et professionnalisant au sortir de l’école).
PISA prouve ainsi que plus une société est juste socialement, meilleurs sont ses résultats scolaires, et plus son modèle scolaire est juste, plus grande est son efficacité sur le plan économique.
2/ L’analyse de Baudelot et Establet rend également compte de la stratégie opérée par les parents les mieux dotés en ressources sociales, économiques et surtout ici culturelles, afin de sélectionner les établissement eux-mêmes les plus richement pourvus pour y inscrire leurs enfants. Ce dont témoigne l’enquête intitulée justement Le Sens du placement, et menée par le sociologue Franck Poupeau et le géographe Jean-Cristophe François dans la région parisienne (et notamment en comparant les communes d’Ivry-sur-Seine et Levallois-Perret). La suppression de la carte scolaire décrétée en 2007 par Xavier Darcos au nom du libre choix des parents accentue en réalité de manière très néolibérale les logiques inégalitaires existantes. En effet la liberté parentale de sélectionner la bonne école (dès le collège) est indexée sur l’inégalité des ressources et des informations dont disposent, dans une société structurée en classes sociales hiérarchisées, des individus forcément inégaux.
Du coup, là où les classes populaires sont contraintes au respect de la carte scolaire existante, les classes bourgeoises y dérogent constamment, et ainsi participent à renforcer l’écart séparant les établissements (privés mais aussi publics) les plus sélectifs et riches, et les autres, moins attractifs, et dans lesquels se concentrent et se renforcent de façon cumulative les difficultés.
En conséquence, se reproduisent et se multiplient les inégalités socio-spatiales de scolarisation qui expliquent les piètres résultats de la France en regard de PISA.
Depuis 2002, s’accumulent les décisions politiques dites « réformes » qui restructurent en profondeur le champ d’action de l’Education nationale : suppression des instituts de formation des maîtres (IUFM) ; suppression des réseaux d’aides spécialisées aux élèves en difficulté (RASED) ; suppression du samedi matin à l’école primaire (soit deux heures auxquelles se sont substituées deux heures de soutien accordées dans la semaine) ; assouplissement de la carte scolaire ; suppression des aides-éducateurs ; réforme des lycées ; renforcement des dispositifs d’accompagnement à la scolarité et d’élargissement de l’accès aux grandes écoles, etc.
On sait que les pratiques pédagogiques dès l’école maternelle ont des effets considérables sur les différences d’acquis qui, dès le cours préparatoire (CP), sont déjà très marquées en termes d’inégalités. La suppression des deux heures du samedi matin, avec pour conséquence un enseignement passé de 936 à 864 heures annuelles, ne participe dés lors pas à empêcher la montée des inégalités dans les carrières scolaires, et les deux heures de soutien n’ont pas de sens si elles viennent supposément compenser deux heures d’enseignement effectif. C’est une même logique qui s’observe partout : la suppression des heures d’enseignement pour tous et la généralisation du soutien scolaire et hors scolaire pour des élèves ciblés. La conséquence, c’est un véritable quadrillage du temps non-scolaire de l’enfant et de l’adolescent soutenu par six circulaires pondues entre 1990 et 2007 et la loi du 18 janvier 2006 sur la cohésion sociale.
Désormais, la mode est à l’« éducation des parents ». C’est que la logique d’externalisation des missions de l’école induit un renvoi des causes de l’échec scolaire vers les familles, toutes inégales en termes d’héritage culturel. Ainsi qu’une médicalisation des troubles de l’apprentissage qui explique l’explosion ces dernières années du nombre d’orthophonistes. C’est aussi la promotion psychologisante du « rythme de l’enfant », alors que la précocité intellectuelle est en premier lieu due à l’origine sociale. A l’œuvre, c’est toute une stigmatisation des classes populaires, enfants et parents, tous victimes d’un discours misérabiliste qui voudrait substituer les questions du contrôle et de la santé à la question sociale dont l’efficacité des pratiques pédagogiques, inséparables des enjeux de démocratisation, est une manière de la résoudre positivement.
Il y a quand même de bonnes décisions qui se prennent : ainsi de la limitation du redoublement pour les élèves à travers l’instauration de cycles, surtout à des niveaux de scolarité comme le CP puisque l’on sait maintenant que le redoublement y est absolument inefficace. La mise en place de cycles à l’école primaire consiste à organiser sur plusieurs années des apprentissages au lieu d’en sanctionner l’acquisition sur une seule année, ce qui permet de les étaler et de tenir compte des différences de développement liées au mois de naissance des enfants qui, s’ils sont nés tantôt en décembre tantôt en janvier, peuvent avoir une année de différence.
Sources bibliographiques :
. Christian Baudelot et Roger Establet, L’Elitisme républicain. L’école française à l’épreuve des comparaisons internationales, éd. Seuil, coll. La République des idées, 2009.
. Sandrine Garcia, « L’"efficacité" de l’Ecole comme enjeu politique et pédagogique » in L’État démantelé. Enquête sur une révolution silencieuse [sous la direction de Laurent Bonelli et Willy Pelletier], éd. La Découverte, coll. « Cahiers libres », 2010, p. 190-199.
. Franck Poupeau et Jean-Christophe François, Le Sens du placement. Ségrégation résidentielle et ségrégation scolaire, éd. Raisons d’agir, coll. Cours et travaux, 2008.
. Axel Trani, « L’Education nationale dans la tourmente des réformes politiques » in L’Etat démantelé. Enquête sur une révolution silencieuse [sous la direction de Laurent Bonelli et Willy Pelletier], éd. La Découverte, coll. « Cahiers libres », 2010, p. 179-189.
04 février 2012
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