Quand la droite maraude sur les terres de l'extrême-droite pour gagner sur le temps court des parts de marché électoral et continuer à consolider sur le temps long son hégémonie culturelle, elle initie des débats préfectoraux sur le thème de l'identité nationale ou bien sous-entend que, toutes les civilisations ne se valant pas, la civilisation chrétienne dont la France serait une expression parmi les plus privilégiées dominerait toutes les autres. La réédition de L'Invention de la France. Atlas anthropologique et politique (éd. Gallimard, coll. « NRF-essais ») écrit par les démographes Hervé Le Bras et Emmanuel Todd en 1981 vient heureusement rappeler que la France éternelle chère aux chantres de l'unité nationale est un mythe sans une once de réalité objective pour en soutenir le fantasme. En effet, la nation française « n'est pas un peuple mais cent, et ils ont décidé de vivre ensemble. Du nord au sud, de l'est à l'ouest de l'Hexagone, les mœurs varient aujourd'hui comme en 1850. Chacun des pays de France a sa façon de naître, de vivre et de mourir » comme l'écrivent les auteurs en quatrième de couverture de leur ouvrage. Il s'agira donc ici de mobiliser les cartes les plus diverses (portant entre autres sur le suicide et la famille, les appartenances religieuses et politiques) afin de justement cartographier une diversité culturelle et sociale dérogeant à une histoire nationale homogénéisée par l'héritage étatique et républicain datant du jacobinisme. « Il ne saurait donc y avoir de retour à une homogénéité perdue, parce que cette homogénéité n'a jamais existé » renchérissent à juste titre les auteurs de L'Invention de la France (idem) qui sont dès lors légitimes à critiquer les thuriféraires de l'identité nationale, ces gens qui en fin de compte « ne comprennent pas l'histoire de leur propre pays » (idem). Ce serait d'ailleurs le double effondrement des deux grands systèmes idéologiques ayant longtemps clivé le paysage français, le catholicisme puis le communisme, qui aurait déterminé un vide symbolique depuis lors comblé par l'apparition d'un étrange mixte idéologique : « l'islamophobie laïco-chrétienne » (idem). Se jouant des anciennes frontières politiques, cette nouvelle idéologie symptomatique d'une époque marquée par la dépolitisation des enjeux économiques et sociaux et la racisation des représentations et des pratiques passe son temps à désigner à la vindicte populaire le nouvel ennemi commun : les étrangers vivant en France et les Français classés comme musulmans, eux qui ne pratiquent pas davantage leur religion que les catholiques, les protestants ou les juifs. L'ouvrage est si riche en matériaux et en analyses sur la longue durée historique que nous avons préféré, période électorale oblige, nous arrêter sur quatre éléments significatifs des idées reçues et autres clichés qui pourrissent la tête de bon nombre de commentateurs politiques et de ceux qui les écoutent : la diversité régionale des votes malgré « l'étatisation de la société française » (Gérard Noiriel), le non-recoupement du vote ouvrier et du vote pour le PCF comme du vote ouvrier et du vote pour le FN, et l'argumentaire réactionnaire cherchant à établir la corrélation entre l'immigration et la délinquance. On verra alors que l'opinion est constamment déçue quand elle est soumise à l'épreuve des faits scientifiquement démontrés.
Hervé Le Bras et Emmanuel Todd, en dressant le constat que « le système politique français n'est que superficiellement national » (p. 321), insistent aussi sur le fait que « la plupart des provinces et des régions sont, en réalité, politiquement homogènes et stables depuis le début du siècle » (idem). En conséquence de quoi, se manifeste sur le plan statistique une grande inégalité de résultats obtenus à la fois en termes de suffrages électoraux comme en fonction des régions par les partis engagés dans les compétitions électorales. Ce qui explique la forte variance (le degré moyen d'inégalité de résultats obtenus par tel parti lors d'une élection particulière) par exemple du PCF, concentré dans ses bastions, alors que le PS a entamé depuis 1978 une pénétration des régions de l'ouest habituellement vouées au vote conservateur. « L'élection de 1978 clôt donc un cycle historique. Elle signifie que la Révolution française, avec ses conflits idéologiques spécifiques, avec ses amours et ses haines, est terminée » (p. 322). Et ce « mouvement national d'homogénéisation » (idem) aura autant profité à cette époque au PS qu'à la droite post-gaulienne et libérale alors incarnée par Valéry Giscard d'Estaing. Implanté dans les régions du nord, du centre et du midi, le PCF qui n'a pas réussi à investir électoralement les régions de l'est et de l'ouest (à la seule exception du sud-ouest) aura également vu ses scores s'effondrer en région parisienne en 1978. Cet écroulement rend d'autant plus manifeste la variance du PCF, autrement dit les disparités régionales des comportements électoraux favorables aux candidatures communistes.
L'analyse des cartes menée par les deux démographes en 1981 faisait rendre gorge à un certain nombre de clichés sociologiques. Le premier d'entre eux affirmait que le PCF fut, ou serait resté, le « parti de la classe ouvrière ». Or, « aucun rapport visible n'existe, en France, entre la répartition géographique de la classe ouvrière et l'implantation régionale du PCF. Le coefficient de corrélation entre 1) l'importance du secteur industriel et 2) le pourcentage de voix obtenues par le parti communiste aux élections législatives est pratiquement nul (...) » (p. 340) affirment, cartes à l'appui, Hervé Le Bras et Emmanuel Todd. Seuls les départements de la région Nord (comme le Pas-de-Calais, l'Aisne et les Ardennes) marquent une forte concentration d'emplois industriels et un net vote communiste, pendant que d'autres bastions électoraux du PCF, tels le Centre-Limousin et la façade méditerranéenne, ne sont pas des régions industrielles. A l'inverse de la Moselle et l'Isère dans l'est du pays, qui sont fortement industrialisés et en même temps peu sensibles au vote communiste. Ce qui peut expliquer la persistance des idées reçues longtemps relayées par la science politique elle-même ? « Dans la conscience collective, la perception économique dérive de la perception politique, et non l'inverse » (p. 342). C'est-à-dire que sont considérées comme devant être normalement sensibles au communisme électoral les régions ouvrières. Ce qui est loin d'être le cas. La réalité à la fois géographique et sociologique des comportements électoraux dément donc profondément le dogme marxiste ayant illusoirement décrété la subordination de la superstructure politique à l'infrastructure économique.
Les auteurs de L'Invention de la France l'avouent aujourd'hui : si leurs analyses du vote communiste demeurent trente ans après fondées, l'apparition du FN constitue le point aveugle de leur travail. La réédition de l'ouvrage tente de rattraper scientifiquement une réalité qui, depuis les années 1980, s'est durablement inscrite dans le paysage électoral français. Les commentateurs politiques et les sondologues auto-institués, les idéologues qui professent la neutralité journalistique et les éditorialistes aux ordres de leur patron de presse, et surtout les politologues qu'il ne faut surtout pas confondre avec les politistes n'ont pas cessé depuis de nous seriner, au nom d'une défiance (pour ne pas dire une hostilité) à l'endroit des classes populaires, la chanson du populisme du FN alimenté aux mêmes sources idéologiques que celui du PCF. Le populisme est en effet ce « dangereux contresens » comme l'a justement montré la politiste Annie Collovald qui peut conforter le pauvre politologue Pascal Perrineau croyant avoir trouvé le nombre d'or dans ce qu'il qualifie sottement de « gaucho-lepénisme ». Il se trouve que ce cliché est également démonté par Hervé Le Bras et Emmanuel Todd dans la réédition de leur étude. Pourtant, existent bien plusieurs homologies : « fixité étrange de la répartition régionale des votes F.N. comme de ceux du P.C. et forts écarts entre les scores départementaux. Durant la dizaine d'années suivantes, la baisse des scores du P.C. a répondu presque exactement à la hausse des scores du F.N. Il était alors tentant de penser que l'un avait pris la place de l'autre et que les électeurs de l'un étaient devenus ceux de l'autre » (p. 381). Sauf que rien n'est plus faux comme le montrent les démographes. D'abord quand on compare la répartition régionale des votes pour le FN et pour le PCF : deux cartes mises côte à côte (VI 1.1 et VI 1.2) prouvent le non-recoupement des suffrages exprimés. Au contraire, sont représentés tous les cas de figure empêchant de tirer des conclusions générales forcément hâtives. « Une corrélation quasiment nulle entre la distribution des votes P.C. et F.N. confirme ce survol » (p. 385) persistent et signent les auteurs de L'Invention de la France, qui montrent dans la foulée, à l'aide supplémentaire de la carte du pourcentage d'ouvriers dans la population active, que l'amalgame entre vote communiste et région ouvrière est tout aussi faux que celui qui tente d'identifier fallacieusement vote frontiste et région industrielle. « Un simple coup d’œil sur les cartes prouve que la répartition géographique du vote F.N. est aussi peu ouvrière que la répartition du vote P.C., F.N. et classe ouvrière : le soleil a toujours rendez-vous avec la lune » (idem). Derrière la diabolisation médiatique du FN qui n'aura fait que le banaliser d'une part et d'autre part l'anticommunisme militant professé par bon nombre de professionnels du journalisme, se cache en fait une réelle volonté de stigmatisation des classes populaires. Et la frange la plus soumise dans les classes populaires à cette entreprise reste la jeunesse et surtout les étrangers censément former les couches des nouvelles classes dangereuses de la France contemporaine.
Encore un autre cliché qui a la vie dure tant ils cimentent les visions idéologiques de partis politiques qui se disent républicains et affirment même sans vergogne, comme l'UMP, vouloir combattre l'extrême-droite : les régions dans lesquelles vivent les étrangers seraient également celles où sévissent aussi la délinquance et la criminalité. Certes, existent à l'endroit où résident majoritairement des émigrés-immigrés (surtout d'origine maghrébine) des « fréquences élevées [en termes de crimes et délits] au nord de la Seine, dans la vallée du Rhône, sur le cours moyen de la Garonne et sur les rivages méditerranéens, scores faibles dans tout l'ouest de la France, dans le Centre-Ouest et le Sud-Ouest » (p. 388). CQFD ? Rien n'est moins sûr, surtout quand on révèle la réalité à la fois historique et sociologique suivante. A savoir que « les régions où la violence est la plus marquée sont les mêmes depuis que l'on récolte dans les statistiques de la justice, depuis près de deux siècles » (idem). Ce qui signifierait plutôt que, loin d'incarner la délinquance et la criminalité à elle seule, l'émigration-immigration (comme l'aurait dit le sociologue Abdelmalek Sayad), massivement concentrée dans les régions où les crimes et délits sont les plus nombreux, en est également massivement victime. On pourra pour notre part conclure que la première victime de la criminalité, c'est donc le peuple émigré-immigré. Une autre évidence est rappelée par Hervé Le Bras et Emmanuel Todd : la géographie de l'implantation des étrangers est marquée dans la longue durée par une grande stabilité. En conséquence de quoi, la présence des personnes d'origine étrangère (et particulièrement d'ascendance migratoire et coloniale ou post-coloniale comme le dirait la sociologue Nacira Guénif-Souilamas) ne peut représenter ni un choc ni une découverte pour les autres populations plus anciennement installées. Au contraire, ce sont les régions qui ont le plus l'habitude d'accueillir des étrangers qui ont, à partir de 1984, voté pour le FN en continuant à le faire jusqu'à aujourd'hui. « L'étrangeté de l'étranger n'est donc pas la racine du vote F.N., mais à l'inverse peut-être, si l'on s'en tient aux faits de longue durée, sa familiarité » (p. 392) affirment avec raisons les démographes qui concluent provisoirement en insistant sur le fait que « ni la géographie des délits ni celle des étrangers, stables depuis plus d'un siècle, ne sauraient expliquer l'apparition du vote F.N. et sa banalisation » (idem).
01 mars 2012
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